TOSCANINI (A.)
La direction d’orchestre est entrée dans l’ère moderne grâce à Toscanini: refusant, dans des colères légendaires, les excès du romantisme et les insuffisances des orchestres de la fin du XIXe siècle, il a insufflé une rigueur jusqu’alors inconnue dans le travail d’orchestre, rigueur grâce à laquelle son tempérament survolté n’en était que mieux mis en valeur.
À l’école de l’opéra
Arturo Toscanini voit le jour à Parme le 25 mars 1867, dans un milieu modeste adepte des idéaux républicains de Garibaldi. Au conservatoire de sa ville natale, où il entre en 1876, il étudie le violoncelle avec Leandro Carini et la composition avec Giusto Dacci. Il commence à composer et donne en 1884 son premier concert, au programme duquel figurent quelques-unes de ses œuvres. Pendant un an (1884-1885), il est répétiteur d’harmonie et sort diplômé du conservatoire de Parme en 1885. Il part alors en tournée au Brésil avec une troupe d’opéra dont il est le répétiteur. Le 30 juin 1886, à Rio de Janeiro, il est amené à remplacer en cours de représentation un chef d’orchestre malade et termine de mémoire la représentation d’Aïda . Il remporte un triomphe et dirige les représentations des onze autres opéras programmés dans la tournée. À son retour en Italie, il est engagé au Teatro Cavignano de Turin et dirige l’opéra Edmea de Alfredo Catalani. Au cours de la saison 1886-1887, il obtient une place de deuxième violoncelle à la Scala et participe le 5 février 1887 à la création d’Otello de Verdi. Pendant une dizaine d’années, il dirige des opéras dans différentes villes italiennes; il acquiert alors une expérience et un répertoire irremplaçables. En 1890-1891, il est chef adjoint au Gran Teatro del Liceo de Barcelone. Le 21 mai 1892, il dirige la création mondiale de Paillasse de Leoncavallo au Teatro dal Verme de Milan. En 1895, il donne son premier concert symphonique à Venise. La même année, il est nommé au Teatro Regio de Turin (1895-1898), où il dirige la première représentation italienne du Crépuscule des dieux de Wagner. Le 1er février 1896, il y crée La Bohème de Puccini. Il dirige également la première exécution en Italie de trois des Quatre Pièces sacrées de Verdi; à cette occasion, il se lie avec le compositeur, dont il deviendra l’un des interprètes privilégiés.
L’imprésario Giulio Gatti-Casazza l’engage comme chef permanent à la Scala de Milan (1898-1903); il y révèle au public italien des ouvrages majeurs du répertoire lyrique qui n’avaient encore jamais été représentés dans la péninsule: Les Maîtres chanteurs de Nuremberg (1898) et Siegfried (1899) de Wagner, Eugène Onéguine (1900) de Tchaïkovski, Euryanthe (1902) de Weber, Salomé (1906) de Richard Strauss, Pelléas et Mélisande (1908) de Debussy. Enrico Caruso et Fedor Chaliapine débutent sous sa direction. Mais Toscanini fait preuve d’une rigueur intransigeante qu’acceptent mal les chanteurs et la direction, et il doit quitter son poste, qu’il retrouvera de 1906 à 1908. Entre-temps, il est invité au Teatro Colón de Buenos Aires (1903-1904 puis 1906) et dirige l’orchestre de l’Accademia di Santa Cecilia de Rome (1905-1906) et l’Orchestre municipal de Turin. À Brescia, le 28 mai 1904, il crée la version définitive de Madame Butterfly de Puccini. Il part ensuite pour les États-Unis, où Gatti-Casazza l’invite comme directeur musical au Metropolitan Opera de New York. Il débute dans Aïda , y crée notamment La Fanciulla del West (La Fille du Far West , 10 décembre 1910) de Puccini, Madame Sans-Gêne (25 janv. 1915) de Umberto Giordano, et dirige les premières représentations américaines d’Armide (1910) de Gluck, Ariane et Barbe-Bleue (1911) de Dukas, Boris Godounov (1913) de Moussorgski et L’Amore dei tre re (1914) de Italo Montemezzi. Avec la troupe du Met, il effectue une importante tournée en Europe en 1910, au cours de laquelle il dirige pendant près de deux mois à Paris, au théâtre du Châtelet. En 1915, après divers incidents, il résilie ses fonctions, vexé de ce que Gustav Mahler lui ait été préféré pour diriger Tristan et Isolde . Il rentre en Italie, où il donne des concerts au front. Ayant repris ses fonctions de directeur à la Scala (1920-1929), il réorganise l’orchestre et les chœurs (dont il porte les effectifs à cent et cent vingt participants, respectivement) et crée Debora e Jaele (16 déc. 1922) de Ildebrando Pizzetti, Nerone (1er mai 1924) de Arrigo Boito et, le 25 avril 1926, Turandot , l’ultime opéra – inachevé – de Puccini.
La consécration
Passionné par les progrès de la technique, Toscanini réalise ses premiers enregistrements en 1920, au cours d’une tournée de huit mois aux États-Unis avec l’orchestre de la Scala de Milan (en 1957, l’année de sa mort, il avait dépassé les vingt millions de disques vendus!). Sept ans plus tard, il dirige son premier concert radiodiffusé. Résolu à ne faire aucune concession au fascisme, malgré plusieurs tentatives d’intimidation mussoliniennes, il repart pour les États-Unis, où il avait déjà assuré une partie de la saison 1926-1927 de l’Orchestre philharmonique de New York comme chef invité. L’année suivante, il en avait été nommé chef associé, conjointement avec Willem Mengelberg. Il va en prendre la direction musicale (1928-1936), réorganisant totalement l’orchestre à la suite de sa fusion avec l’Orchestre symphonique de New York. Il est le premier chef non germanique invité à diriger au festival de Bayreuth: en 1930 et en 1931, il y conduit Tannhäuser , Tristan et Isolde et Parsifal . Mais, lorsque Hitler prendra le pouvoir en 1933, il refusera de revenir dans le temple wagnérien. En 1930, une importante tournée avec l’Orchestre philharmonique symphonique de New York le mène dans les grandes capitales européennes: Vienne, Londres, Berlin et Paris, où il revient en 1934 pour diriger les ultimes concerts de l’orchestre de Walther Straram – disparu l’année précédente –, qu’il considérait comme la meilleure formation symphonique française. En 1931, il est attaqué à Bologne par les milices mussoliniennes pour avoir refusé de diriger l’hymne fasciste, Giovinezza . Pendant les années qui précèdent l’Anschluss (de 1934 à 1937), il se produit régulièrement au festival de Salzbourg (Fidelio , Falstaff , Les Maîtres chanteurs de Nuremberg , La Flûte enchantée ). Ce sont les derniers spectacles lyriques qu’il dirigera; il se consacrera désormais au répertoire symphonique, à l’exception de quelques opéras donnés en version de concert à la N.B.C. Puis il refuse tout contact avec l’Autriche après l’interdiction de retransmettre en Allemagne les concerts donnés à Salzbourg par Bruno Walter (qui était juif). Le 26 décembre 1936, il dirige les premiers concerts de l’Orchestre symphonique de Palestine, futur Orchestre philharmonique d’Israël. Il en vient même à se brouiller avec Furtwängler en 1937, lorsque celui-ci est soupçonné d’indulgence envers le pouvoir allemand. En 1938 et 1939, il dirige au festival de Lucerne, terre d’accueil pour les artistes qui ont fui l’Allemagne et l’Autriche nazies.
Alors qu’il songe à se retirer, la radio américaine N.B.C. recrute à New York un orchestre de prestige à son intention, l’Orchestre symphonique de la N.B.C., préparé par Artur Rodzinski et Pierre Monteux; Toscanini en dirige le premier concert le soir de Noël 1937. Pendant dix-sept ans, depuis le fameux Studio 8 H, il va offrir au public américain, à raison d’un concert par semaine (sauf quand il cédera la baguette à des chefs invités, notamment Leopold Stokowski au cours de la saison 1941-1942), une somme inégalée (qui constitue la base de sa discographie): 117 opéras de 53 compositeurs, et 480 partitions symphoniques de 175 compositeurs... En 1940, il effectue une tournée en Amérique du Sud avec cet orchestre. Entre 1941 et 1944, il est invité régulièrement à la tête de l’Orchestre de Philadelphie.
Après la guerre, il revient en Italie où il dirige en 1946 le concert d’inauguration de la Scala, reconstruite après les bombardements. En 1948, il est nommé sénateur à vie de la République italienne mais il décline cet honneur. Un an plus tard, il inaugure le festival de Venise. En 1950, il effectue une tournée dans l’ensemble des États-Unis avec l’Orchestre symphonique de la N.B.C. En 1952, il dirige à Londres le Philharmonia Orchestra. Le 4 avril 1954, victime d’un trou de mémoire dans la «Bacchanale» de Tannhäuser pendant un concert à la N.B.C., il décide de mettre fin à une carrière de soixante-huit ans; il meurt trois ans plus tard, le 16 janvier 1957, à Riverdale (N. Y.).
Un tyran sur le podium
Les colères de Toscanini étaient légendaires: elles traduisaient autant une autorité hors du commun qu’une recherche incessante de l’exactitude et de la perfection à une époque où le chef d’orchestre était, beaucoup plus qu’aujourd’hui, un pédagogue. Il en vint même à injurier et à frapper le violon solo de l’orchestre de la Scala avec un archet qu’il avait lui-même brisé. Ses colères reflétaient aussi un tempérament auquel il était difficile de résister et, malgré tout ce qu’ils subissaient, les musiciens le vénéraient. Paderewski affirmait qu’il s’agissait «d’un génie transcendant [...] dont on ne peut parler en termes ordinaires». Formé à l’école de l’opéra, Toscanini avait souffert pendant toute sa jeunesse des habitudes de médiocrité et de routine engendrées par la tradition, même dans les plus grands théâtres, comme la Scala. Et, durant toute sa carrière, il n’eut de cesse de les combattre, supprimant notamment les bis qui interrompaient la continuité dramatique, les rubatos et points d’orgue traditionnels des chanteurs. Molto preciso était l’une de ses expressions favorites. Mais cette rigueur fait aujourd’hui figure de grande liberté face aux interprétations «musicologiques». Toscanini se souciait peu de ce que cachait un texte ou une partition. Seul son instinct lui dictait le chemin à suivre et son tempérament faisait le reste. Lui-même ne s’embarrassait pas de scrupules pour pratiquer de larges coupures dans les opéras, supprimer une grande partie de l’ornementation vocale ou modifier l’orchestration. Mais force est de reconnaître que le résultat était toujours très convaincant sur le plan dramatique, évitant longueurs et redites. Il avait un sens des couleurs et de la transparence orchestrale encore inconnu de son temps qui a fait disparaître, dans ses interprétations, tout le pathos postromantique.
L’exigence au service de la musique
Venu relativement tard au concert, Toscanini a abordé le répertoire symphonique avec une maturité et un enthousiasme que des années de fosse n’avaient pas entamés, contrairement à ce qui se produisait chez la plupart de ses confrères. Son répertoire couvrait l’ensemble de l’histoire de la musique, même si, dans le domaine de la musique contemporaine, il semblait surtout attiré par les compositeurs de sa génération. Dans la musique classique (notamment Haydn et Mozart), il a été l’un des premiers chefs à rompre avec l’habitude de diriger les seconds thèmes plus lentement pour en souligner les contours mélodiques. Il refusait le port de voix comme les glissades des instruments à cordes et redonnait ainsi au dessin mélodique son véritable profil. Les interprétations de Toscanini sont restées légendaires pour la rapidité de ses tempos, surtout lorsqu’on le comparait à Furtwängler ou à Bruno Walter. Mais c’est oublier que, dans Parsifal , en 1931, il a été l’un des chefs les plus lents de l’histoire de Bayreuth. Cette impression de rapidité reposait surtout sur un sens du rythme inébranlable et une précision des attaques qui lui ont souvent valu d’être taxé de rigidité et de manque de sensibilité. Pourtant, il était incapable de diriger le Boléro sans accélérer et il s’est brouillé avec Ravel pour cette raison.
L’Italie lui doit la définition de nouvelles normes de travail d’orchestre et de répétitions lyriques, notamment pour les chanteurs et les chœurs. Il a accompli un travail analogue avec l’Orchestre philharmonique de New York, mais il a véritablement trouvé un instrument à sa mesure avec l’Orchestre symphonique de la N.B.C. Il possédait une mémoire prodigieuse, mais il semble que l’habitude de diriger par cœur soit venue de sa vue déficiente qui ne lui permettait pas de lire les partitions en dirigeant.
En dehors des créations lyriques déjà mentionnées, on doit à Toscanini la création de nombreuses partitions symphoniques – Les Fêtes romaines (1929) de Respighi, le premier Essay for Orchestra et l’Adagio pour cordes (1938) de Barber... –, la première audition américaine de la Symphonie no 7 (1942) de Chostakovitch. Busoni lui a dédié son opéra Turandot , Kodály a écrit à sa demande la seconde version de Soir d’été (1930) et a composé sa Symphonie (1961) à sa mémoire.
Encyclopédie Universelle. 2012.