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GAULLISME
GAULLISME

Si l’on pouvait considérer le général de Gaulle comme un homme politique, il démentirait l’affirmation de Louis Althusser: «On n’a jamais connu d’homme politique hégélien.» À plusieurs égards, il présente une illustration incomparable des thèmes chers au maître d’Iéna. Il est la figure même du grand homme, considéré non pas comme l’inventeur, mais comme l’agent incarnateur de l’histoire. Il possède le «jugement héroïque», pour lequel nous préférons à toute autre la définition du cardinal de Retz: «Distinguer l’extraordinaire de l’impossible». Il applique à un haut degré la méthode dialectique dans l’action (ainsi de son attitude envers les Alliés après le 18 juin 1940, de son comportement avec les ultras après le 13 mai 1958, etc.), et, de ce point de vue, il peut être comparé aux grands révolutionnaires du XXe siècle. Les marxistes eux-mêmes pourraient apprécier chez lui cette maxime de conduite qui leur est chère: l’analyse concrète d’une situation concrète. Enfin, il existe un thème permanent qui donne une unité et une continuité profonde (pas toujours aperçues au premier regard) à l’action et à l’œuvre du général de Gaulle: ce thème, c’est celui de l’aliénation, c’est-à-dire sa résistance et son hostilité à toute forme d’aliénation, souci qui se traduira sous différentes formes, positives, neutres ou négatives, refus, résignation ou projet.

Ainsi le refus de la défaite en 1940 (le refus de la défaite était aussi et surtout le refus de l’acceptation de la défaite par des autorités non représentatives de la volonté populaire – le vice de consentement – l’usurpation). C’est ici sans doute le cas le plus remarquable où la distinction de l’extraordinaire et de l’impossible est faite avec une grande sûreté et où les conséquences de l’analyse idéaliste, concrète, logique, sont poussées jusqu’à leur point extrême, ce qui est d’ailleurs la condition du succès.

Après 1958: l’acceptation lucide de la décolonisation – la désaliénation des pays et des peuples coloniaux n’ayant pu être obtenue par d’autres moyens qui eussent été préférés, c’est-à-dire la Communauté –, mais toute solution de l’aliénation qui ne procéderait pas de la volonté parfaitement libre des sujets aurait été elle-même aliénante. Cela paraît simple et pourtant des hommes éminents se sont toujours refusés à le comprendre, s’enfermant dans des impasses du type: «l’Algérie fera elle-même son destin, mais elle restera française.»

En politique extérieure, le refus ne peut pas prendre une forme offensive; il est, essentiellement, témoignage. Discours de Phnom Penh, situation des pays satellites de l’U.R.S.S., la coïncidence d’une politique constamment favorable au rapprochement avec l’Est et d’une dénonciation réitérée de l’hégémonie soviétique devrait paraître illogique à tous ceux qui tiennent de Gaulle pour un machiavélien, et qui ne comprennent pas le rôle dominant de l’aliénation dans la formation de son jugement. Autres têtes de chapitres: Québec, le Biafra, la Palestine, la Chine, les pays sous-développés.

Dans le domaine intérieur, dans le secteur institutionnel et dans le secteur économique, le concept de l’aliénation n’est plus seulement refus ou témoignage, il prend l’aspect positif et créateur de la participation.

1. Les partis, l’entropie et l’aliénation

Le général de Gaulle a senti de longue date le double phénomène de l’entropie et de l’aliénation; une certaine désaffection de l’esprit populaire, du sentiment populaire, à l’égard des institutions, des corps intermédiaires, des formes artificielles, des rites et du jeu, en même temps et surtout (et l’un expliquant et entraînant l’autre par enchaînement ininterrompu de causalités) la déformation de la volonté nationale par ceux qui sont chargés de l’exprimer et de la transmettre, la substitution d’une pseudo-volonté à une volonté authentique que l’on feint d’ignorer ou même que l’on ignore vraiment, dont on ne se soucie pas. Ignorance et négation de «l’autre», qui devient ainsi étranger à sa propre vie, puisque l’on en dispose, à sa propre pensée, puisqu’on la suppose et qu’on la substitue (à un autre degré, on pourrait d’ailleurs la lui insuffler, ce qui est le propre du conditionnement; mais nous n’en sommes pas à ce point, dans l’analyse de base, procédant des observations de la IIIe et de la IVe République, qui est celle du général de Gaulle).

Ce type d’aliénation de la politique intérieure est plus marqué que celui que l’on constate en politique extérieure, car l’aliénation y est l’œuvre même de ceux qui devraient l’éviter. L’homme (le groupe) est aliéné par ses mandataires, ses fiduciaires ou se disant tels, s’imposant comme tels. Il y a imposture ou trahison, ou même les deux. Ici s’applique particulièrement la définition de L. Sebag: «L’aliénation surgit et se concrétise lorsque les processus à travers lesquels s’extériorisent les énergies historiques des individus et des groupes sociaux sont destructeurs de cette énergie elle-même.

Du projet d’un non-parti

Après l’expérience de 1940, après celle de son départ du pouvoir en 1946 où il a vu les dirigeants des partis lui proposer la solution de son retrait comme une période de coupure et de trêve, destinée à préparer une nouvelle reprise à prochain terme, et ensuite rompre ce qu’il avait considéré comme un contrat, le général de Gaulle s’est confirmé dans la conviction que les partis sont des interprètes infidèles de la nation, qu’ils aliènent la volonté générale. La Constitution de 1946, qu’il a refusée, le régime d’Assemblée, qu’il réprouve, ne sont que les moyens instrumentaux au service de cette domination aliénante des partis. De cette vision procède l’action politique du général de Gaulle pendant la période dite du désert (1946-1958), et tout particulièrement le lancement du Rassemblement du peuple français (R.P.F.), rassemblement conçu comme un sur-parti, un parti qui jouerait véritablement son rôle, qui établirait les circuits de la base au sommet et «sincériserait» les consultations électorales. Il y a là quelque chose d’analogue à ce que peut être le parti unique dans les pays où le peuple n’est parvenu qu’à une éducation politique assez imparfaite. Le parti n’est pas nécessairement destiné à assurer l’autorité sur et peut-être contre le peuple, car l’armée, la police, les milices pourraient suffire. Il a pour principal objet, au moins en théorie, de former des cadres, de faire surgir, à partir du peuple, une classe politique, coïncidant avec l’élite en formation dans tous les domaines, en somme, de procurer des possibilités de participation autres que celle, assez chétive, que fournit le vote, surtout lorsque le bulletin porte un emblème ou un animal. De la même manière, on peut concevoir, et cette fois pour un pays évolué, un parti, non pas unique (le libéralisme du général de Gaulle lui interdisant d’ailleurs d’envisager quelque chose de tel), mais un parti dominant sans contrainte, dominant parce qu’il correspond aux vœux de la majorité – et qui soit justement une possibilité de participation ouverte à tous, à la fois école, exercice et contrôle de la participation. Cette conception pourrait demeurer valable, dans une situation politique qui comporterait plusieurs partis, en tout cas deux partis, dont aucun même ne pourrait être qualifié de dominant d’une façon permanente. Ce serait même le rôle par excellence des partis, si l’on parvenait à amoindrir l’importance de la «machine», à mettre l’accent, dans chacun d’eux, sur les données à la fois intellectuelles et concrètes de la vie politique, à y installer une discussion très ouverte, à concevoir leur recrutement comme très libre, sans aucune dramatisation du genre sanction, exclusion, etc. Nous avions, à cet égard, envisagé de façon favorable la possibilité de la pluriappartenance. C’est d’ailleurs ce que le général de Gaulle souhaitait à l’égard du R.P.F., où les militants de toute obédience auraient pu se retrouver.

Quoi qu’il en soit, l’expérience du R.P.F. (1945-1953) n’a pas été poursuivie et, ce qui est plus remarquable, elle n’a pas été recommencée, alors qu’elle aurait pu l’être dans la foulée de 1958. Le général de Gaulle a maintenu sa méfiance et sa réserve à l’égard des partis traditionnels sans tenter réellement de susciter un parti nouveau, car ni l’Union pour la nouvelle République (U.N.R.), ni l’Union des démocrates pour la Ve République (U.D.Ve) n’ont mérité véritablement ce titre. Ces formations sont principalement apparues comme des formules d’alliance électorale et de coopération parlementaire. Ayant renoncé au «super-parti», le général, sans doute, a redouté qu’un nouveau parti majoritaire ne subisse la même involution qu’il avait condamnée chez les autres. Selon certains indices, sa position a cependant marqué quelques oscillations au cours des deux dernières années. Cependant, cela n’alla pas loin, et, lors des heures décisives du 30 mai 1968, on remarqua, non pas un appel à la formation de l’U.N.R., qui a cependant le même jour pris l’initiative de la manifestation Concorde-Étoile, mais un recours à des Comités de défense de la République.

De tels organismes (sans méconnaître d’ailleurs leur supériorité d’ordre purement tactique) lui sont sans doute apparus comme cristallisant une «participation», un engagement, plus caractéristique, plus authentique que celui résultant d’une affiliation anodine et souvent provisoire à une formation politique orientée principalement vers les affaires électorales.

Le jugement du général de Gaulle à l’égard des partis politiques traditionnels – sans que nous les exonérions d’ailleurs de leurs responsabilités dans certains malentendus – est sans doute l’une des erreurs que l’on peut discerner aujourd’hui, parmi les causes qui l’ont empêché de poursuivre son expérience jusqu’à son terme. Les choses ne sont pas simples; la désuétude et l’inadaptation que nous avons constatées dans les partis de type classique n’équivalent pas à un effacement total (auquel justement ne se poserait aucun problème d’adaptation), ni à une impuissance risible. Les organismes dont les structures ont vieilli et dont le sort est diffamé deviennent plus redoutables du fait que leur action tend dès lors à ne produire que des résultats négatifs.

La représentation résiduelle des partis

En fait, le général de Gaulle a sous-estimé la résistance et surtout la représentativité résiduelle des partis politiques, cette réflexion ne s’appliquant d’ailleurs en fait qu’aux partis dits de gauche. Les partis de «gauche» ont toujours été plus fortement structurés que les partis de droite et du centre. Ils ont des cadres de militants assidus et dévoués. Leur appareil, dans la mesure même de son importance et de sa stabilité, a sans doute l’inconvénient de ne pas traduire exactement l’opinion des électeurs non militants (beaucoup plus nombreux que les militants). Nous le savons tous par expérience, et la récente pratique des sondages le confirme de façon peu récusable. Mais, en sens contraire, l’appareil traduit bien l’opinion des militants, qui représentent une force non négligeable car ils sont des cadres de la société, des propagandistes. Les militants des partis de gauche, tout comme les militants syndicalistes avec lesquels ils ont des affinités, voire des apparentements, se répandent chaque jour dans des milieux autres que celui du parti, dans le monde de leur activité professionnelle, dans la vie du quartier; ils commentent les événements, ils expriment leurs critiques avec plus de force que les indifférents, et souvent avec un appui documentaire. Leur influence n’est jamais prévalente quand elle s’adresse à une opinion déjà formée ; elle peut porter sur une opinion hésitante; elle peut enfin exercer un effet galvanique et multiplicateur lorsqu’elle rencontre dans le grand public une certaine disposition favorable, souvent floue et mal assurée au départ. Alors la minorité combative fait lever la pâte.

Ces positions des partis politiques dits de gauche et de beaucoup de dirigeants syndicaux ont accrédité auprès de la population l’idée, correspondant d’ailleurs à un présupposé, que la politique gaulliste était une politique de droite et lui ont enlevé beaucoup d’adhésions auxquelles elle devait logiquement prétendre.

2. Une volonté de rénovation politique

La rénovation de la démocratie politique et la désaliénation de la volonté populaire ont paru pouvoir être obtenues par de nouvelles procédures constitutionnelles: le référendum, institué dès 1958, l’élection présidentielle directe consacrée en 1962. Il est certain que ce furent des occasions considérables de participation. Là encore, cependant, une partie de l’opinion a été portée à ne pas reconnaître leur véritable caractère. Ces innovations ont été attribuées, non pas au souhait d’intéresser davantage les citoyens à la démocratie, mais à l’intention du «pouvoir» de se maintenir en place par des combines. On y a vu, non pas la «surrection», la promotion de la volonté populaire, mais au contraire un expédient imaginé pour la berner et pour la tourner. Le Français est historien et juriste. On a évoqué le plébiscite , qui est, initialement, une victoire et une affirmation du peuple mais qui, d’après l’expérience du second Empire, telle qu’elle est décrite dans les manuels, se trouve associé à une impression fâcheuse. Actuellement, personne ne songe à remettre sérieusement en cause l’élection du président de la République au suffrage universel, ce qui prouve que le référendum de 1962, sans doute le plus violemment contesté, apparaît rétrospectivement comme drapé dans la pourpre de la légitimité et comme remarquablement harmonisé à la volonté populaire, pourtant fort peu apparente à l’époque. Fait remarquable: la désignation de Georges Pompidou n’a été nulle part dénoncée comme irrégulière, affectée du vice initial d’un viol constitutionnel; bien au contraire, le nouveau président a été reconnu par tous (adversaires compris) comme réellement investi. Mais la procédure référendaire n’a pas, pour autant, gagné sa part de paradis.

Les mêmes critiques qui avaient fusé contre la réforme de 1962, et dont nul ne se soucie plus, ont resservi contre le projet de 1969; et cette fois elles ont abouti à un résultat négatif, justifiant ainsi, en la condamnant, l’idée même du référendum, puisque l’on voit qu’il n’aboutit pas nécessairement à extorquer un consentement de pacotille.

Le général de Gaulle a cru sincèrement que les institutions de la Ve République assureraient un meilleur circuit dans la démocratie, en même temps que plus de stabilité, et nous pensons qu’il a eu raison. Il n’a cependant pas considéré que l’usage du bulletin de vote, même avec les occasions supplémentaires d’expression et l’emploi plus vigoureux qui résulte du référendum et de l’élection directe, suffirait à assurer à l’homme nouveau, dans la société moderne, la promotion de puissance, de décision, de créativité qu’exigent les grandes mutations du monde, dont le général de Gaulle se fait une représentation infiniment plus claire que tant de ses contemporains d’âge plus jeune et de formation moins conventionnelle. D’où un triple essai: dans le domaine de la formation et de la connaissance, l’autonomie des universités, la participation à tous les degrés, la révolution pédagogique; dans l’ordre institutionnel, les nouvelles perspectives de la région, des ensembles, du Sénat rénové; dans l’ordre économique, la participation ouvrière. Le premier essai réussit, le second échoua, le troisième n’eut pas l’occasion d’être pleinement tenté.

3. Échec et non-échec

L’échec décisif est imputable au fait que la politique gaulliste n’a pas été soutenue, au sein de l’opinion publique, par les catégories et les groupes qui auraient dû justement l’appuyer. On peut observer, en contrepartie, que le général de Gaulle a obtenu constamment, quoique dans des mesures différentes et généralement déclinantes, l’accord d’un certain nombre de personnes qui n’étaient pas normalement portées vers cette politique, qui ne l’ont acceptée de lui que par hero’s worship , par la foi du charbonnier ou par la peur du changement. On pourrait donc supposer qu’un reclassement n’aurait pas changé le résultat final.

Peut-être, mais ce n’est pas sûr. Et le vrai problème n’est pas là. Une confrontation sur des thèmes plus clairement dégagés, entre des camps déterminés par une opinion sincère, aurait eu le mérite de la signification et de l’authenticité. Dès lors, si la victoire n’était pas certaine, la défaite ne pouvait pas être définitive.

L’échec du général de Gaulle est – et n’est pas – celui de la première expérience d’une politique conceptuelle inspirée par un humanisme moderne, cohérent, complet, tourné à la fois vers les problèmes mondiaux offerts à la diplomatie, vers les problèmes de la réanimation de la démocratie et vers ceux de la place des producteurs dans le circuit de la production, considérant sous plusieurs aspects, sinon sous tous les aspects, l’homme lui-même, le considérant non comme objet mais comme sujet, non comme moyen mais comme fin, non comme chose mais comme être.

C’est la lutte contre l’aliénation sur tous les fronts, et selon ses formes. Pour les uns, pour le Biafra par exemple, c’est tout simplement la mort, aliénation suprême. Pour d’autres, pour la multitude des pays sous-développés, c’est l’arriération. Pour le Québec, c’est la langue, c’est le standing dans la société, c’est l’emploi. Pour la Chine, c’est l’existence nationale, l’identité refusée dans les annuaires des chancelleries. Pour le Vietnam, c’est la guerre. Pour l’Europe, c’est le risque de la dépendance. Pour l’ouvrier, c’est, dans le sens même de l’analyse marxiste, mais n’allant pas jusqu’à sa mythologie prolétarienne, le non-prolongement de sa vie dans son travail, la privation de tout intérêt (financier, psychologique) au-delà de cette coupure, marquée par le salaire, et qui retranche de lui ce qui était une partie de lui-même.

C’est l’échec de cette politique, car en vérité elle était tout cela, et elle aurait dû rassembler autour d’elle tous ceux qui ressentent profondément les exigences de l’humanisme et les malaises de l’aliénation (nous parlons ici du point de vue des principes et des tendances, non point cependant de toutes les applications et de toutes les méthodes, car le choix des moyens et du style peut faire douter du but). Et cependant, ce n’est pas non plus l’échec , parce que justement le rassemblement ne s’est pas produit, parce que les troupes n’étaient pas disposées autour de leurs emblèmes, parce que l’enjeu de l’affrontement n’était pas clairement défini.

En regardant vers le passé, on cherche à comprendre comment le général de Gaulle n’a pu attirer ou garder, pour employer le langage convenu, un nombre plus élevé de voix de gauche (on lui en compta encore beaucoup, mais pas assez pour la logique ), quitte à perdre encore un certain nombre de voix sur sa droite: il en avait déjà perdu pas mal, et, de toute manière, un grand nombre lui serait resté, car il n’y a pas tellement de véritables réactionnaires parmi ceux que l’on catalogue, ou qui se classent d’eux-mêmes, à droite.

Ce qui a manqué au général de Gaulle, à sa politique de l’humanisme moderne, c’est surtout la crédibilité, dont nous avons déjà noté l’importance essentielle.

À cela, plusieurs raisons: un certain préjugé, dû (si absurde que cela puisse paraître) à son titre de général, à sa formation tenue pour conservatrice, à la hauteur de son maintien, à son souci de la forme; l’hostilité des corps intermédiaires, dont il tenait l’influence pour aisément déformante, celle des notables, des élus locaux (inquiétés, à tort, par les réformes de la région et du Sénat), et surtout celle des partis et des syndicats; enfin, il faut bien le dire, certains «creux» dans la gestion, plus particulièrement en matière économique et financière.

4. Les finances, pierre d’achoppement

Absorbé jusqu’en 1963 par le douloureux et difficile règlement de la guerre d’Algérie, très pris dans la période suivante par les affaires extérieures, le chef de l’État, au surplus non spécialiste des finances, où l’initiative et l’idéal ne peuvent tenir lieu de Sésame, devait être porté par un mouvement naturel à s’en remettre aux conceptions des techniciens supérieurs et des ministres attachés au classicisme. Le schéma orthodoxe, légèrement rajeuni par une mince couche de peinture keynésienne, fixant toujours des repères sur les cadrans comptables et numériques enrichis de quelques raffinements instrumentaires, répondait assez bien à son goût de l’ordre et de l’équilibre en toutes choses, à son attachement aux valeurs bienséantes de l’épargne et de la confiance. Son observation lucide lui faisait d’ailleurs constater que les ressorts psychologiques traditionnels n’étaient pas brisés, que les ménagères se souciaient avant tout de la stabilité des prix, que l’or-refuge n’avait rien perdu de son prestige.

Tout cela, cependant, n’aurait sans doute pas suffi à apaiser son inquiétude toujours vive à l’égard de l’aspect social des problèmes, s’il n’y avait eu, en même temps, ses projets audacieux d’intéressement et de participation. La conviction où il se trouvait, à juste titre, de pouvoir entrouvrir à la classe ouvrière l’au-delà du capitalisme lui permettait d’accepter sans trouble les recettes éprouvées du capitalisme pour assurer, dans l’immédiat, la solidité d’une économie qui devrait, bientôt, supporter le choc des innovations structurelles.

Si le général de Gaulle a considéré la dévaluation de 1959 comme un grand succès, il ne fut pas le seul. Elle fut, techniquement, assez bien réalisée pour assurer le retour ou la venue des capitaux, et pour ne pas laisser persister l’inquiétude monétaire. C’est déjà, paraît-il, un résultat point si fréquent. Mais c’était une opération, et non pas une politique. On pouvait dire qu’on faisait une opération, et non pas croire qu’on faisait une politique. À défaut de toute action résolue, profonde et persévérante, sur les facteurs essentiels de l’économie, il était certain que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, nous nous acheminerions, à une vitesse de croisière, vers une situation qui exigerait, à plus ou moins long terme, une solution non moins expédiente.

Il était facile de prévoir à l’époque que la prime de 17 p. 100 assurée d’un coup serait, dans des conditions normales, délicatement consommée à un rythme de l’ordre de 2 à 3 p. 100 par an.

Les premiers indices de trouble furent ponctuels à leur échéance prévisible. La crise latente, commencée à l’automne 1963, inspira aux deux ministres très compétents qui se succédèrent rue de Rivoli des procédures alternées, mais curieusement frappées des mêmes défauts: d’une part, un certain excès d’économisme, une appréciation insuffisante des réalités sociales sous-jacentes aux indices numérés, d’autre part, la lenteur.

Le plan de stabilisation de Valéry Giscard d’Estaing, composé de mesures techniquement très bien étudiées, équilibrées et pondérées, se traîna à une vitesse hippomobile, et parut échouer au moment même où il était sur le point de réussir. Michel Debré s’engagea sur la voie de la relance, avec des mesures non moins judicieuses, mais il hésita, freina, repartit, et les événements de Mai coupèrent son élan au moment où l’on pouvait apercevoir la fin du tunnel.

Ce parallélisme digne de Plutarque peut trouver une explication dans le fait même de la stabilité politique, qui incite à faire prédominer la prudence sur l’audace et à prendre son temps. Il est agréable et réconfortant, pour des hommes qui ont fait l’expérience de régimes orageux, de se laisser porter à une navigation minutieuse. Mais l’expérience démontre ainsi que la mesure du temps n’est pas seulement affaire de Constitution, et que les risques du gouvernement ne sont pas seulement ni principalement parlementaires.

Les plus graves écueils avaient été évités et les choses n’allaient pas si mal, à condition que tout le monde voulût bien prendre patience. Cependant, les politiques comptables ont un double inconvénient: techniquement, le ralentissement et l’incertitude des affaires entraînent certaines difficultés d’embauche; et, plus redoutable souvent qu’un chômage total qui fut toujours peu important, un chômage partiel plus diffus, enfin cette sorte de chômage limité et déguisé qui est la disparition des heures supplémentaires, mieux payées et sur lesquelles la femme du salarié compte pour payer les traites. En même temps, le piétinement des plus bas niveaux devient moins tolérable et crée des ondes d’irritation. Ces aspects numérables d’une situation détériorée, quoique non dramatique, étaient fortement amplifiés par le coefficient de la crainte (on voit d’avance le chômage croître et les prix augmenter, dès que l’on perçoit le plus léger indice de ces mouvements) et surtout par le coefficient de l’interprétation. On attribuait d’autant plus aisément au gouvernement un esprit antisocial que ni lui ni la majorité n’étaient appuyés sur les éléments politiques ou syndicaux considérés comme les plus représentatifs de la classe ouvrière, et qui le sont en effet, moins qu’ils le disent, mais substantiellement. Ces sentiments furent particulièrement sensibles lors des élections de 1967 et pendant la période suivante jusqu’à l’explosion de Mai.

Le coup fatal fut porté par l’erreur colossale (nous l’avions personnellement sous-estimée et nous voyons maintenant que les alarmes d’Edgard Pisani n’étaient pas si excessives) que fut l’initiative des ordonnances réformant la Sécurité sociale. C’était clouer au sol la participation; et d’abord la participation parlementaire, donc la participation politique. La participation fait un tout. Comment promettre aux ouvriers qui ne l’ont pas et ne la réclament guère, en la refusant aux députés, dont elle constitue la raison d’être? Toute politique sociale d’envergure était marquée désormais, non pas seulement d’une faible crédibilité, mais du sceau de l’incrédibilité absolue, puisque – l’aspect des abus réels étant relégué au second plan par le choix malheureux de la procédure – le réformisme commençait sa carrière en deçà des acquis sociaux précédents, au lieu de se porter au-delà, dans un esprit de conquête.

Le gouvernement de Maurice Couve de Murville fit l’inverse de ce qu’avaient fait les gouvernements précédents, ce qui paraissait logique. Ils avaient été lents, il fut rapide. Ils avaient éludé les réformes, il les fit ou les proposa. Il joua l’expansion au lieu de la contraindre ou de la freiner. Nous avons pensé, et pensons, qu’il avait entièrement raison, à ceci près qu’au départ la barrière monétaire était un peu trop haute. Ce qui résultait, non pas seulement, comme on le dit, des troubles estudiantins et des augmentations de salaires, mais de l’ensemble de la conjoncture et de l’épuisement total de l’avance prise lors de la dévaluation de 1959, avance qui, comme nous l’avons noté, n’avait pas été consolidée dans les structures de l’économie. Dès lors, la gestion était à la merci de quelques maladresses – elles furent minimes – et de la malchance: elle fut plus grave, liée au désordre financier international et à la sous-cotation du Deutsch Mark.

Il semble qu’une chance se présentait en novembre 1968 de retrouver un certain consensus social et de réanimer la crédibilité. Le général de Gaulle n’eut garde de la laisser passer: son génie lui indiqua de la saisir en refusant une opération monétaire pratiquée à chaud, et que la spéculation attendait. Le résultat ne fut pas à la mesure de la promptitude et du courage. Il n’était pas possible de susciter la confiance des possédants, qui sont informés du dessous des cartes et lisent les chroniques financières de l’étranger; ni davantage, à défaut de mesures spectaculaires contre la spéculation (peu efficaces bien sûr et fort dangereuses mais symboliques et totémiques), de galvaniser le sentiment populaire.

Le référendum sur la participation se présentait ainsi dans les conditions les plus détestables; il ne pouvait ranimer la crédibilité, puisqu’il portait la marque d’une certaine incrédulité; il ne pouvait engendrer la confiance, car il était visible que ses auteurs la lui avaient mesurée. Les dispositions proposées étaient, dans l’ensemble, justes et répondaient à une demande ancienne et sérieuse. Mais puisqu’un si grand thème était placé dans une telle lumière, et clamé à tant d’échos, il eût été préférable de le présenter dans une dimension plus vaste. Or, cela n’était pas pratiquement concevable. La participation ouvrière, qui est la plus importante, la plus décisive étape d’une politique qui porte ce nom, ne pouvait être abordée en dehors de l’appui et de la compréhension d’une partie au moins de la «gauche» et du syndicalisme. Non point seulement à cause de la force que représentent ces facteurs, mais parce que les capitalistes, qui ne sont d’ailleurs plus tellement des capitalistes, ne peuvent jouer ce jeu – et ils n’y sont pas aussi irréductiblement hostiles qu’on le pense – que s’ils ont la conviction de pouvoir, dans ce nouveau style et dans ces nouvelles structures, organiser une coopération effective avec les éléments pilotes de la classe ouvrière. Ils pourraient alors compenser, par une sécurité nouvelle, par un climat jusqu’alors inconnu et dont les bénéfices pourraient être immenses, ce qu’ils auraient à comptabiliser en moindres avantages financiers (et qui n’est point si considérable) et le risque qu’ils auraient à prendre (là est le fond du problème) en acceptant un certain accès à l’élaboration de la décision.

Une tentative de cette envergure, si évidemment présente dans l’âme de la doctrine gaulliste, ne pouvait, dans l’état des frontières de l’opinion, être ni lancée ni conçue. On connaît la suite.

On serait tenté de s’écrier, dans le langage dévitalisé des républiques défuntes: «Voilà qui prouve, tout simplement, qu’on ne peut pas indéfiniment gouverner à gauche en s’appuyant sur la droite». André Malraux a montré, dans un raccourci percutant, que les notions de droite, de gauche et de centre, n’avaient plus aujourd’hui aucune signification recevable. Détachées de leurs orbites: entités devenues folles.

La société politique, qui remodèle sa pensée, doit, de ce fait, repenser sa distribution.

L’humanisme nouveau implique un nouveau schéma d’objectifs et, par conséquent, un nouveau tracé de ses frontières.

gaullisme [ golism ] n. m.
• 1941; de de Gaulle
Attitude politique des gaullistes (1o et 2o). Se réclamer du gaullisme.

gaullisme nom masculin Courant politique se réclamant de l'action et de la pensée du général de Gaulle.

gaullisme
n. m. Ensemble des conceptions et des attitudes politiques des gaullistes (sens 2).

⇒GAULLISME, subst. masc.
A. — Attitude politique de ceux qui ont été partisans du général de Gaulle à l'époque de la Résistance et de la Libération. Son gaullisme s'exprimait surtout dans cette impatience exaspérée qui la prenait de temps en temps : que cela cessât! (TRIOLET, Prem. accroc, 1945, p. 163). Il [P. Brossolette] était comme Jean Moulin détaché de tous les partis politiques et n'attendait rien d'efficace, aujourd'hui dans la guerre et demain dans la paix, que du « gaullisme » érigé en doctrine sociale, morale et nationale (DE GAULLE, Mém. guerre, 1956, p. 165).
B. — Ensemble des institutions politiques, des idées politiques et sociales préconisées par le général de Gaulle en tant qu'homme politique et président de la République. Que de Gaulle ait l'unique ambition, aujourd'hui (le gaullisme dût-il en pâtir et même en mourir), d'aider la France une fois de plus à sortir fortifiée et grandie des décombres de son Empire, et de tous les Empires, une cervelle de droite (...) est bien incapable de le concevoir (MAURIAC, Nouv. Bloc-notes, 1961, p. 346) :
« Il n'y a pas d'après-gaullisme contre le général de Gaulle », s'écrie Malraux au Palais des Sports. Et il se fait plus pressant encore, plus précis : « On peut fonder un après-gaullisme sur la victoire du gaullisme. On ne pourrait en fonder aucun sur la défaite du gaullisme. »
P. VIANSSON-PONTÉ, Hist. de la République gaullienne, Paris, Fayard, t. 2, 1971, p. 623.
Prononc. : []. Cf. -isme. Étymol. et Hist. 1941, 2 mars (L'Œuvre). Dér. du nom du général de Gaulle (1890-1970), homme d'État français, qui a pris la tête de la résistance française à l'Allemagne, lors de la Seconde Guerre mondiale; suff. -isme. Fréq. abs. littér. : 16. Bbg. DUB. Dér. 1962, p. 35. - FABRE-LUCE (A.). Les Mots qui bougent. Paris, 1970, p. 99. - QUEM. DDL. t. 12.

gaullisme [golism] n. m.
ÉTYM. 1941; de de Gaulle, homme politique français, et -isme.
Attitude politique des gaullistes.
COMP. Antigaullisme, après-gaullisme.

Encyclopédie Universelle. 2012.