ÉTHOLOGIE
L’éthologie comparative est la science objective du comportement. Cette définition, donnée en 1951 par Tinbergen, un des fondateurs de cette discipline, semble suggérer qu’avant l’apparition de l’éthologie, l’étude du comportement était inexistante ou, en tout cas, n’était pas scientifique. Or, cette définition pourrait fort bien s’appliquer à d’autres secteurs de la connaissance dont l’objet explicite est, de longue date, le comportement sous ses multiples aspects. On songe en particulier à la psychologie expérimentale, spécialement sous sa forme behavioriste, née des recherches sur l’apprentissage animal et humain, dont les pionniers furent Thorndike (1898), Pavlov (1904) et Watson (1913). On doit aussi évoquer les travaux très nombreux qui ont abordé les mécanismes physiologiques des comportements et qui se rattachent également, de loin ou de près, à l’école pavlovienne. Les recherches sur les fonctions sensorielles, la mémoire, la motricité, de même que l’étude neurologique des troubles sensorimoteurs, y compris la pathologie du langage et de la représentation, témoignent abondamment des contributions qu’ont fourni depuis près d’un siècle à l’étude scientifique du comportement des animaux et de l’homme la physiologie, la médecine expérimentale et clinique, la psychiatrie, ainsi que plusieurs secteurs de la psychologie animale et humaine. Il faut aussi rappeler que la physiologie comparée, qui s’est principalement développée à partir des travaux de von Frisch (1914), a élucidé avec une rare élégance expérimentale les relations entre les comportements et les mécanismes physiologiques de nombreuses espèces d’invertébrés et de vertébrés. Les traités fondamentaux de von Buddenbrock (Vergleichende Physiologie ) et plus récemment de Dijkgraaf et Vonk (Vergelijkende Dierfysiologie ) démontrent à suffisance l’ampleur et la rigueur de ces études. Ce bref tour d’horizon, si schématique et incomplet soit-il, montre que l’étude objective du comportement n’est pas le fief exclusif de l’éthologie. Nous devons donc nous demander quels sont les traits particuliers de cette discipline qui sont susceptibles de justifier la définition ci-dessus et tenter de dégager les raisons de l’extension considérable qu’elle connaît encore. Comme celle-ci inclut désormais le comportement de l’homme et celui des animaux domestiques, nous devrons analyser les conséquences de ce développement nouveau en relation avec la psychologie et examiner dans quelle mesure l’application des méthodes éthologiques peut contribuer à la résolution de certains problèmes actuels de la société humaine.
1. Caractéristiques essentielles de l’éthologie comparative
L’éthologie comparative est née des observations de terrain menées par des zoologistes, qui ont abordé l’étude des structures manifestes des comportements dans la perspective de la systématique. Whitman («Animal Behaviour», in Biological Lectures of Marine Biological Laboratory of Wood’s Hole ) et Heinroth («Beiträge zur Biologie, nämentlich Ethologie und Psychologie der Anatiden», in International ornithologen Kongress Berlin , in 1910) ont ainsi établi de façon indépendante que les attitudes et les mouvements que l’on peut observer chez les vertébrés sont différents d’une espèce à l’autre et constituent des caractères discriminatifs qui permettent une détermination spécifique aussi discriminative que les caractères morphologiques, tels que la forme, la coloration et les indices biométriques obtenus par la mesure relative de certains segments du corps. En d’autres termes, l’organisation sensori-motrice des actes fait partie intégrante du phénotype (caractères exprimés par l’individu) et constitue donc une expression macroscopique des potentialités génotypiques (relatives aux gènes transmis) propres à l’espèce. Ce type d’analyse, fondé sur la structure des conduites, constitue l’éthosystématique (A. Heymer, Vocabulaire éthologique ). Son application peut être poussée au-delà de l’espèce et permettre une détermination des sous-familles, des familles et des ordres, biologiquement plus fondée que le repérage de détails de coloration ou de forme généralement pratiqué dans le classement taxinomique ordinaire. Le schéma de l’illustration 1 fournit un exemple de l’utilisation conjointe des critères morphologiques et éthologiques dans l’établissement des relations de parenté des différentes espèces d’Anatidés (oies et canards). L’examen de cette figure met en évidence deux faits essentiels: tout d’abord, les modes spécifiques de comportement interviennent au même titre que les structures morphologiques dans la détermination des relations phylogéniques (relatives à l’évolution) entre les espèces; ensuite, et en conséquence, les modes spécifiques de comportement constituent des indices de l’évolution des formes zoologiques aussi fondamentaux que les caractères quantitatifs du squelette ou que les caractères qualitatifs du phénotype.
Les espèces difficiles à distinguer sur la seule base de la morphologie, mais auxquelles les critères comportementaux assignent sans peine une place dans la systématique, sont des espèces éthologiques selon A. E. Emerson («Ethospecies, Ethotypes and the Evolution of Apicotermes and Altognathotermes (Isoptera: Termitidae )», in Am. Mus. Nov. ). Les actes à structure spécifique invariante relèvent du programme génétique de l’espèce et doivent donc être considérés comme innés. Les éthologistes les ont qualifiés d’instincts depuis les travaux de Craig («Appetites and Aversions as Constituents of Instincts», in Biological Bulletin ), dénomination reprise et généralisée par Lorenz («Der Kumpan in der Umwelt des Vogels», in J. Ornith. et «Ueber die Bildung des Instinktbegriffs», in Naturwissenschaften ) et ultérieurement par Tinbergen (The Study of Instinct ). Le terme «instinct» avait dans la philosophie, la psychologie et l’histoire naturelle antérieures la signification d’une impulsion interne, en sorte que ce concept ne se prêtait pas à l’investigation expérimentale. En outre, le vitalisme (représenté surtout par Driesch, McDougall et Bergson) y avait vu l’expression d’une force vitale transcendant les mécanismes biologiques. Les mécanistes (Loeb, Pavlov, Watson, pour ne citer que les principaux), de leur côté, ne reconnaissaient pas son existence, étant donné qu’ils réduisaient tous les comportements à des actions automatiques dont les causes étaient extérieures. Il appartenait à l’éthologie de réhabiliter le concept d’instinct en montrant qu’il pouvait servir à décrire des actes observables propres aux espèces animales dans le contexte de l’évolution biologique. Certains auteurs estiment que la notion d’instinct n’a plus sa place dans la science du comportement (Barlow, 1974, par exemple). Mais nous pensons qu’en dépit des transformations de l’éthologie, ce concept conserve son utilité, au moins sur le plan descriptif. Craig avait mis en évidence le fait, capital pour le développement ultérieur de la théorie éthologique, que tout acte spécifique (instinct ou «mouvement endogène», selon la terminologie de l’auteur) n’était exécuté par l’animal qu’au terme d’une période préparatoire d’exploration. Ce comportement d’appétence a pour but de découvrir certains stimuli spécifiques (stimuli-signes, déclencheurs), lesquels déterminent la réponse instinctive proprement dite ou acte consommatoire . Les concepts que nous avons utilisés jusqu’à présent se réfèrent tous à des aspects descriptibles du comportement. La théorie éthologique tente de les réunir en un système fonctionnel d’ensemble en supposant l’existence dans l’organisme, d’un mécanisme inné de déclenchement (M.I.D.) qui ne peut être activé que par un ou plusieurs stimuli-signes adéquats. La correspondance entre ces derniers et les mécanismes propres aux diverses espèces résulte de l’évolution phylogénique des diverses formes zoologiques. La signification du stimulus-signe dépend toutefois d’apprentissages critiques liés à l’empreinte , c’est-à-dire à la fixation de l’expérience sensori-motrice qui suit immédiatement la naissance. C’est à ce moment que se forme de façon irréversible l’image parentale, du fait que, dans le milieu naturel, les parents sont les êtres vivants que les jeunes percevront avec la plus haute probabilité.
L’expérimentation montre que l’empreinte peut se réaliser à l’égard d’objets animés ou inanimés étrangers à l’espèce, pour autant qu’ils apparaissent dans un délai minimal après la naissance et qu’ils possèdent certains caractères perceptifs essentiels. La fixation précoce de l’image parentale exerce une influence déterminante sur l’empreinte sexuelle, laquelle détermine la possibilité ultérieure de reconnaître les signaux spécifiques du partenaire sexuel potentiel. Ce mécanisme définit donc l’insertion ontogénétique (liée au développement) individuelle dans le cadre phylogénétiquement fixé de l’espèce. Un autre concept de base de l’éthologie est celui de ritualisation . Il désigne le processus évolutif qui a amené des modes de comportement à acquérir une valeur de communication de plus en plus marquée, jusqu’à devenir finalement des déclencheurs. Ce processus d’accentuation signalisatrice des actes, particulièrement important dans le comportement sexuel et dans les comportements agressifs, explique le développement très élaboré des parades sexuelles ainsi que des structures typiques des gestes de menace, d’apaisement, etc. Il est fondamentalement lié à l’établissement des relations d’approche et d’évitement entre congénères et règle donc leurs relations spatio-temporelles dans le contexte des actes indispensables à la survie de l’espèce. On pourrait caractériser sommairement la nature de la ritualisation en reconnaissant en celle-ci le phénomène évolutif par lequel l’acte signalisateur atteint à l’univocité spécifique par l’intensification de ses composantes. Ce processus, dont la fonction est de garantir des conditions optimales de communication interindividuelle (intra- et interspécifique), est qualifié de sémantisation . La théorie éthologique a formulé très tôt (N. Tinbergen, The Study of Instinct ) le principe de la hiérarchie des actes spécifiques. Celui-ci constituait une élaboration abstraite selon laquelle les séquences observables des actes impliquaient l’existence d’une organisation anatomo-physiologique régissant leur ordre d’apparition, lui-même lié à la réactivité momentanée de l’animal aux différents stimuli-signes figurant dans son registre génétique. Ce principe continue à figurer dans la théorie actuelle, mais le groupement temporel des actes n’est plus considéré comme l’indice suffisant d’une éventuelle hiérarchie. Cette dernière est plutôt abordée dans le contexte de la linguistique et de la théorie de la décision (Dawkins, «Hierarchical Organization: a Candidate Principle for Ethology»). L’adéquation de ce modèle d’analyse aux processus neurophysiologiques régissant les modèles fixes d’action (ou les «structures modales d’action», selon la terminologie qui tente d’éliminer le terme d’«instinct») exigera un travail expérimental étendu.
2. Situation de l’éthologie
Jusqu’aux environs des années 1960, les recherches éthologiques, qui ont été menées dans le cadre théorique rappelé plus haut, ont porté sur la description des actions spécifiques. Au cours de cette période, l’éthologie reste foncièrement naturaliste, en ce sens qu’elle amasse un nombre considérable d’observations sur les conduites patentes, sans pousser l’élaboration conceptuelle au-delà de la théorie des déclencheurs sociaux émise par Lorenz en 1935 et en se référant de façon constante au modèle hiérarchique formulé par Tinbergen en 1951. Les seules critiques fondamentales dirigées à cette époque contre la conception reçue des actions instinctives sont celles de Kortlandt («Aspects and Prospects of the Concept of Instinct. Vicissitudes of the Hierarchy Theory») in Archives néerlandaises de zoologie ). Outre la discussion approfondie à laquelle il soumet le principe de hiérarchie, l’auteur note également dans cette étude la tendance caractéristique de la première éthologie à minimiser, voire à ignorer l’apport d’autres disciplines à l’analyse scientifique du comportement. Il semble bien que cette attitude résulte d’une conviction profonde, maintes fois exprimée par Lorenz lui-même: celle d’avoir découvert la seule voie d’accès adéquate au comportement constitutionnel des espèces et d’avoir fait justice des interprétations mécanistes et vitalistes antérieures, en particulier de la théorie behavioriste. Cette volonté de revenir à l’authenticité du comportement spécifique spontané, si nécessaire qu’elle fût, a toutefois entraîné chez les éthologistes une méfiance à l’égard non seulement de la psychologie de laboratoire de type behavioriste, mais de toute psychologie, qu’elle qu’en fût l’appartenance théorique. C’est pourquoi, malgré l’apport évident de la psychologie à l’étude objective des structures et des mécanismes du comportement, les critiques que lui a adressées l’éthologie ont rarement dépassé l’ancienne accusation de subjectivisme telle qu’elle figure encore dans certains écrits de Lorenz («Haben die Tiere ein subjektives Erleben?», in Ueber tierischen und menschlichen Verhalten ) et de Baerends («Le Rôle de l’éthologie dans l’étude causale du comportement») entre autres. Néanmoins, dès 1954, Lorenz a précisé son point de vue en centrant ses critiques sur l’extension indue de la valeur explicative du réflexe conditionné et sur le refus d’aborder la dimension phylogénétique des conduites. «Il restera paradoxal pour l’histoire des sciences de l’esprit, écrit-il, que la recherche dans le domaine qui nous occupe ait été introduite non pas par des psychologues désireux d’éclaircir le problème de la genèse des qualités psychiques animales et humaines, mais par des zoologistes qui, au départ, n’envisageaient nullement de faire des recherches de psychologie animale, mais s’intéressaient avant tout à des problèmes de phylogenèse («Psychologie et Phylogenèse», in Essais sur le comportement animal et humain , p. 411). La définition de l’éthologie comme biologie du comportement se fonde donc avant tout sur la dimension évolutive des actes spécifiques, ainsi que nous l’avons déjà signalé à propos de l’éthosystématique. On comprend que, dans ce contexte phylogénétique, le développement ontogénétique des espèces ait été abordé avant tout sous l’angle de la maturation génétique et que les effets de l’apprentissage intervenant au cours de celle-ci n’aient pas constitué un thème majeur pour les éthologistes. Dès 1956, toutefois, Thorpe attira l’attention de ces derniers sur la question fondamentale des relations entre instinct et apprentissage dans un ouvrage désormais classique (W. H. Thorpe, Learning and Instinct in Animals ). L’intérêt presque exclusif des psychologues behavioristes pour l’apprentissage et leur négligence corrélative des facteurs innés de la conduite expliquent aussi à leur façon l’opposition marquée que les premiers représentants de l’éthologie manifestèrent à leur égard. Quant à la théorie gestaltiste, qui occupait à l’époque une place dominante dans la psychologie expérimentale, Lorenz («The Comparative Method in Studying Innate Behaviour Patterns», in Symp. IV Soc. Exp. Biol ) en retint la notion descriptive de forme perceptive et reconnut l’utilité de ce concept dans l’analyse structurale des déclencheurs, tout en lui déniant toute valeur explicative et en rejetant l’isomorphisme généralisé par lequel Köhler (Die physischen Gestalten in Ruhe und im stationärem Zustand ) avait tenté d’établir les lois de transposition fonctionnelle entre les phénomènes physiques, les phénomènes physiologiques et les structures de la perception. De l’aveu même de Lorenz (1966) il existe plus d’un point commun entre la théorie psychanalytique et la théorie éthologique. Cependant, tout en reconnaissant que Freud fut le premier à souligner la spontanéité des instincts et à analyser les motifs subjectifs du comportement social de l’homme en adoptant le point de vue des sciences naturelles, Lorenz n’a relevé que des analogies partielles entre les vues freudiennes et les siennes propres, foncièrement enracinées dans le néo-darwinisme. Les deux études de Gervet et Armand («Éthologie et psychanalyse. Les déterminants internes du comportement et le problème des pulsions, 1. Les modèles explicatifs proposés, 2. Les voix de la connaissance», in Rev. Questions scientifiques ) ont soumis les deux systèmes à une analyse comparative qui met bien en évidence leurs similitudes et leurs différences. D’autres courants contemporains de la psychologie devraient être examinés dans leurs rapports avec l’éthologie, en particulier la psychologie génétique d’inspiration piagétienne. Dans Biologie et connaissance Piaget a procédé à une analyse détaillée du problème en soulignant le parallélisme qui existe entre la hiérarchie des conduites et la hiérarchie des opérations qui caractérisent tous les systèmes adaptatifs. Nous avons traité ailleurs (Thinès, Phenomenology and the Science of Behaviour ) de l’évolution parallèle de la biologie du comportement et des diverses ramifications de la psychologie phénoménologique. Ces questions sont d’autant plus cruciales qu’au sein même de la psychologie anglo-saxonne plusieurs théoriciens et expérimentateurs soulèvent de plus en plus fréquemment des questions épistémologiques qui mettent en cause le modèle empiriste traditionnel de la psychologie expérimentale, à la lumière des développements, tant de l’éthologie que de la psychologie phénoménologique (Philosophy of Psychology , ainsi que de nombreux articles parus dans le Journal of Phenomenological Psychology ). Ce mouvement est analysé du point de vue historique par H. Misiak et V. S. Sexton (Phenomenological, Existential and Humanistic Psychologies ). Il ne fait aucun doute que l’analyse causale des comportements innés, telle qu’elle a été définie et pratiquée en éthologie depuis ses débuts naturalistes, fait problème sur le plan conceptuel et sur le plan des méthodes ainsi qu’en témoignent certains ouvrages d’ensemble parus au cours des années soixante-dix (Lorenz, L’Envers du miroir ; Hinde, Biological Bases of Human Social Behaviour ; Bateson et Hinde, Growing Points in Ethology ).
Cependant, l’évolution de l’éthologie, sur le plan des thèmes d’investigation eux-mêmes, a connu des développements nouveaux qui, tant par leur contenu que par les hypothèses de base qui les sous-tendent, restent largement indépendants des questions épistémologiques qui viennent d’être évoquées. Ces secteurs de recherche relativement récents sont ceux de l’éthologie humaine et de l’éthologie appliquée. Dans ceux-ci, comme on va le voir, le point de vue naturaliste originel conserve une importance non négligeable et Lorenz (L’Envers du miroir ) lui-même a tenté d’en fournir une justification renouvelée.
3. L’éthologie humaine
L’ouvrage de Lorenz sur l’agression, paru en 1963, constitue la première tentative d’envergure d’appliquer les principes de l’analyse éthologique au comportement de l’homme, encore que, dès 1950, son auteur ait entrevu ce développement de façon explicite lorsqu’il écrit: «il est plus que temps que l’intellect humain collectif exerce un contrôle sur les décharges inéluctables de certaines tendances endogènes, par exemple de l’«agression», et acquière une meilleure connaissance des mécanismes innés de déclenchement de l’homme, en particulier de ceux qui activent l’agression. Jusqu’ici, seuls les démagogues semblent posséder une connaissance pratique de ces problèmes et sont capables, en fabriquant des «leurres» étonnamment simples, de déclencher chez l’homme des combats presque aussi sûrement que Tinbergen le fait chez ses épinoches» («The Comparative Method in Studying Innate Behaviour Patterns», in Symp. IV Soc. Exp. Biol. ). Depuis lors, l’intérêt d’une étude éthologique de l’homme s’est affermi parce que, outre l’agression, l’ensemble des interactions sociales humaines s’est révélé passible d’une analyse comparable, tant au niveau des relations familiales qu’à celui des relations de travail, de liens politiques, et, d’une façon générale, des contextes sociologiques les plus divers. À cela s’ajoute le fait que la situation politico-sociale actuelle requiert de façon urgente une solution aux problèmes du déséquilibre écologique consécutif à la maximalisation des performances humaines, ainsi que le souligne Tinbergen («On War and Peace in Animals and Man», in G. Altner, The Nature of Human Behaviour ) à propos de la surpopulation et de la pollution. L’aspect biologique de l’éthologie semble donc, même du point de vue de l’opinion – et la popularisation récente de l’éthologie descriptive y a sans doute contribué – propre à ouvrir des perspectives nouvelles dans l’examen des conditions de survie de l’Homo sapiens à un moment où les solutions institutionnelles se révèlent peu capables d’introduire dans ses conditions de vie des règles de régulation efficaces sur la base de représentations et de langages déconnectés des contraintes biologiques. On comprend dès lors que, face à ces questions vitales, l’étude de l’homme comme espèce biologique tende à se substituer à l’analyse de l’homme instaurateur des images qu’il s’est formées de lui-même par l’évolution anthropologique de sa parole fondatrice. Plusieurs ouvrages, tels ceux de Morris (The Human Zoo ), d’Eibl-Eibesfeldt (Éthologie-Biologie du comportement ), d’Illies (Zoologie des Menschen ), d’Altner (The Nature of Human Behaviour ) et d’autres, soulignent fortement cette nouvelle dimension. On a reproché à ces auteurs d’avoir simplifié les problèmes de l’origine et de l’évolution des comportements de l’homme; ce sont néanmoins les premiers qui, à partir des principes énoncés par Lorenz, ont mis en lumière certains invariants des expressions et des mouvements humains et qui ont souligné le caractère inné transculturel de ces comportements.
Il importe de noter que la transposition des modes d’analyse de l’éthologie comparative aux conduites humaines et aux formes culturelles qu’elles ont engendrées ne peut être effectuée avec succès que si l’on tient compte des faits suivants:
– L’homme est le seul primate qui a développé par son évolution même un langage symbolique qui est à l’origine de sa pensée et de son autoreprésentation et qui, pour cette raison, est institutionnel en vertu de sa nature biologique même. Il diffère donc fondamentalement des autres primates, même si certains d’entre eux, comme les chimpanzés, sont capables d’apprendre un langage symbolique distinct de leurs modes d’expression génétique (R. A. Gardner et T. Gardner, «Teaching Sign Language to a Chimpanzee», in Science ; Premack, «Language in Chimpanzee», in Science ).
– Toutes les interactions sociales humaines sont intraspécifiques, car elles se déroulent toutes entre membres d’une seule et même espèce. L’Homo sapiens est une réalité unitaire du point de vue biologique. Toute la question est de savoir si l’éthologie humaine parviendra à fonder une science du comportement de l’homme plus fondamentale que celles qui ont dérivé des sciences humaines, qu’il s’agisse de celles qui traitent de l’Homo oeconomicus , de l’Homo psychologicus ou de toute autre pseudo-espèce forgée à partir des divers discours sur l’homme qui ont vu le jour au cours de l’histoire.
– L’évolution scientifique des comportements de l’homme exige une analyse susceptible d’établir un lien entre les contraintes de la phylogénie et les contraintes de l’histoire. L’animal a une descendance, tandis que l’homme vit dans l’histoire, c’est-à-dire que, contrairement à l’animal, il dit et vit un passé qui commande un avenir qu’il dit en vue de le vivre. La légitimité d’un abord éthologique de l’homme suppose donc qu’il puisse inclure l’idée de sa descendance dans l’idée de sa propre histoire.
– Dans l’étude éthologique de l’homme, celui-ci est à la fois le créateur et l’objet de la science qu’il instaure. L’éthologie humaine est confrontée à ce niveau avec l’ancien problème de la conscience, tel que l’a formulé de longue date la psychologie, sans parvenir à échapper, on le sait, aux apories de tous les dualismes. Il est toutefois prématuré de supposer que le problème de la conscience réflexive pourrait être utilement formulé dans le seul contexte de la biologie du comportement humain. Il importerait, dans ce rapport, d’étudier dans quelle mesure la propriété de réflexivité du langage symbolique (capacité du langage humain de se prendre lui-même comme objet du discours) a été à l’origine du concept de conscience psychologique.
– Enfin, l’homme est un être éthique, capable de décisions dans lesquelles l’intention biologique et l’intention vécue à partir du langage instaurateur peuvent être dissociées. L’étude des interactions humaines et des règles autocontraignantes que l’homme formule sur le plan individuel et social a donc une incidence directe sur le sens – biologique et vécu – des systèmes de second ordre qu’il établit dans ses propres groupes sociaux. Les relations entre ces derniers et les systèmes biologiques de premier ordre qui définissent ses potentialités innées constituent donc un des thèmes de base de l’éthologie humaine.
Ces quelques remarques suggèrent que la nouvelle science biologique du comportement humain sera progressivement amenée à aborder les problèmes fondamentaux qui définissent les objectifs de la plupart des sciences humaines actuelles. L’éthologie humaine est donc confrontée avec un programme d’une ampleur considérable et l’on peut supposer qu’elle s’affirmera de plus en plus comme une éthologie culturelle plutôt que comme une zoologie spéciale de l’Homo sapiens visant à dégager ses systèmes d’action génétiques sur la base des seules homologies que l’on peut relever en principe chez les mammifères et en particulier chez les primates. La légitimité de la transposition animal-homme est analysée de façon approfondie dans l’ouvrage publié sous la direction de von Cranach (Méthods of Inference from Animal to Human Behaviour ).
4. Les deux sens de l’éthologie appliquée
Dans L’Envers du miroir , Lorenz fait le procès de la pensée idéaliste et tente d’instaurer un «réalisme hypothétique» permettant, selon lui, d’analyser en termes de systèmes, l’évolution biologique de l’homme et son évolution cognitive et culturelle selon des principes identiques. L’ouvrage constitue une synthèse digne d’attention parce qu’elle précise les conditions auxquelles les enseignements de l’éthologie seraient susceptibles d’éliminer les faux problèmes qui menacent l’avenir de l’homme en rendant possible «une auto-analyse de l’homme civilisé fondée sur des connaissances biologiques» (p. 326). La lecture de ce livre permet de mesurer le chemin parcouru par l’éthologie au cours des quelque cinquante ans qui se sont écoulés depuis son apparition. Le réalisme prôné par Lorenz part de l’idée que l’homme étant un produit de l’évolution, ni ses systèmes perceptifs ni ses systèmes cognitifs ne sauraient être étrangers, par leur nature même, au monde naturel auquel ils le relient. Au naturalisme descriptif de la première heure s’est donc substitué un naturalisme épistémologique qui entend concilier les contraintes biologiques et l’arbitraire conceptuel en montrant que ce dernier se heurte nécessairement aux exigences de la survie, celle-ci s’imposant à l’homme comme à l’animal, mais se réalisant chez l’homme à travers une complexité infiniment plus grande et empruntant le «détour» de la civilisation et de l’histoire. Il s’agit donc d’appliquer à l’homme les enseignements de l’éthologie dans une perspective qui admet au départ que celui-ci n’est pas réductible à l’animal, mais en soulignant aussi que la connaissance de la vie animale peut jouer un rôle déterminant dans les choix que l’homme actuel est appelé à faire s’il entend se maintenir dans un monde viable. Envisagées dans ce contexte, les tentatives historiques de l’homme pour comprendre sa condition apparaissent, en raison de leur diversité même, comme autant d’indices d’une liberté qui se voit actuellement contrainte d’évaluer le fait même de son existence. Si, outre les effets pragmatiques qu’une telle entreprise pourrait entraîner – effets que Lorenz espère positifs – on s’interroge sur le sens même de cette démarche, on doit se demander si la forme future de la philosophie sera nécessairement celle d’une philosophie naturelle . Et si l’on devait répondre par l’affirmative, on se devrait en outre de confronter cette éventualité avec les développements contemporains de l’épistémologie, de la physique et des disciplines connexes qui n’ont pas l’homme pour objet. Le réalisme hypothétique en question traite d’un objet – le comportement de l’homme – qui, contrairement à celui des sciences physiques, reste et restera toujours directement accessible au théoricien, même si ce dernier décide de n’aborder que les modèles du comportement. En d’autres termes, le théoricien est aussi toujours l’acteur, et la sanction de son acte intellectuel ne peut lui être indifférente, parce qu’elle atteindra forcément l’homme comme organisme et non la simple cohérence de son système cognitif.
L’éthologie humaine tend donc, par son mouvement même, vers une éthologie appliquée, et les décisions qu’elle pourrait entraîner sur le plan institutionnel et social auraient un effet immédiat sur l’image que l’homme se forme de sa situation et de son monde vital. Ici comme ailleurs, toutefois, les décisions ne viennent pas de la science elle-même et il serait naïf d’imaginer qu’une meilleure connaissance biologique des comportements de l’homme suffirait à instaurer une politique sociale plus conforme à ses potentialités effectives. L’essentiel, à notre avis, est que la question ait été posée et qu’il soit désormais évident qu’aucune solution institutionnelle des problèmes actuels de la société ne saurait aboutir à long terme si elle néglige les composantes biologiques de la conduite humaine.
L’éthologie appliquée a toutefois, dans l’immédiat, un sens plus restreint, puisqu’elle concerne exclusivement l’étude biologique du comportement des animaux domestiques. Celle-ci est essentiellement issue des recherches conjointes d’éthologistes et de vétérinaires soucieux d’améliorer la production et le bien-être des animaux élevés dans un but économique. Nombre d’études sont consacrées actuellement au comportement des bovins, des ovins, des porcins et des gallinacés, par exemple, dans le but de mieux utiliser ces espèces en appliquant des procédés d’élevage plus conformes à leurs potentialités comportementales génétiques. L’animal domestique naît et vit en lien direct avec l’homme, en sorte que les problèmes éthologiques qu’il soulève sont différents de ceux qui concernent l’animal sauvage (Hafez, The Behaviour of Domestic Animals ; Fraser, Farm Animal Behaviour ; Kiley-Worthington, Behavioural Problems of Farm Animals ). Il est important d’établir les effets que peuvent exercer sur la santé et sur la production des animaux domestiques, non seulement les conditions d’hébergement et les régimes alimentaires, mais aussi les interactions interindividuelles à l’intérieur des groupes, les taux d’agression, la reconnaissance individuelle des congénères, les effets de l’isolement, ainsi que les types de manipulation auxquels l’homme soumet les espèces qu’il utilise. En bref, la médecine vétérinaire trouve dans l’éthologie appliquée un complément indispensable au traitement physiologique de l’animal domestique et peut espérer aborder plus adéquatement de cette façon certains problèmes spécifiques liés à l’apparition de troubles comportementaux et de maladies psychosomatiques. L’éleveur, de son côté, peut compléter et éventuellement réformer certaines pratiques empiriques en vue d’améliorer les rendements de ses animaux.
L’éthologie appliquée a donc deux sens distincts: elle s’oriente vers l’étude du comportement de l’homme et vers l’étude de celui des animaux qui ont évolué en contact avec l’homme depuis que l’élevage s’est substitué à la chasse, à la suite de l’agriculture et de la sédentarité. Dans l’usage actuel, la notion d’éthologie appliquée n’est guère utilisée dans le cas du comportement humain, mais il est évident que si l’éthologie doit exercer quelque influence sur l’avenir de la société humaine, elle aura donné lieu aux applications les plus urgentes que réclame la situation historique de l’homme contemporain. Il est caractéristique sous ce rapport que les premières tentatives d’application de l’éthologie se soient orientées vers l’animal considéré dans le contexte utilitaire de l’activité humaine et non vers l’homme lui-même. L’homme civilisateur est pourtant aussi son propre éleveur, celui dont les enfants deviennent nécessairement les élèves de ses écoles institutionnelles. Cette remarque nous amène, semble-t-il, à la question cruciale: la psychologie et les systèmes d’éducation que l’homme a créés pour lui-même subiront-ils la seule réforme nécessaire, celle qui consisterait à axer le contrôle de l’ontogenèse humaine sur l’éthologie humaine, c’est-à-dire sur la biologie des conduites? Tant sur le plan théorique que sur le plan pratique, les développements actuels de l’éthologie obligent donc à une réflexion sur l’avenir des sciences humaines. Or, après avoir été une zoologie des conduites animales, l’éthologie devient une science humaine dont l’enracinement biologique amènera probablement certains secteurs de la psychologie et de la sociobiologie à redéfinir leurs objectifs au-delà des catégorisations purement méthodologiques. L’application de la linguistique à l’analyse de la communication animale montre, à sa façon, qu’il existe indubitablement entre les sciences de l’homme et les sciences biologiques d’étroites affinités. L’étude éthologique des rites et des folklores (Günter Altner, The Nature of Human Behaviour ) témoigne de son côté des liens qui unissent dès maintenant l’éthologie et l’anthropologie: l’abord biologique des comportements de l’homme ne peut que contribuer, croyons-nous, à affermir les sciences humaines en éliminant progressivement de celles-ci les non-savoirs qui masquent la réalité de l’organisme actif et la signification adaptative des actes symboliques de l’homme.
Enfin, la sociologie (E. Wilson, Sociobiologie , 1987), qui tente d’analyser les comportements de l’Homo sapiens à partir de modèles inspirés par la génétique des populations et l’étude des sociétés d’invertébrés (insectes sociaux) doit être analysée, sous l’angle épistémologique, dans des relations théoriques avec l’éthologie humaine. Le problème central est ici d’établir, autant que faire se peut, les limites de la programmation définies par l’action des gènes dans le déroulement des décisions macroscopiques observables au niveau des conduits. Le réductionnisme biologique caractéristique de la sociobiologie exige en outre une analyse adéquate du langage humain, seule capable de la soustraire à l’optimisme naïf des modèles guidés par des analogies souvent illégitimes tant au niveau biologique qu’au niveau sociologique.
éthologie [ etɔlɔʒi ] n. f.
• 1849; gr. ethos « mœurs, caractère » et -logie
♦ Didact. Science des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel. « Même en psychologie animale ou éthologie, la tendance générale actuelle est de traiter l'être vivant en sujet » (Piaget).
● éthologie nom féminin Étude du comportement des espèces animales. ● éthologie (difficultés) nom féminin Sens Ne pas confondre ces deux mots. 1. Ethnologie = étude des peuples et de leur organisation, de leurs coutumes (du grec ethnos, peuple). 2. Éthologie = étude des comportements des animaux (du grec ethos, manière d'être).
éthologie
n. f. BIOL Science des moeurs et du comportement des animaux dans leur milieu naturel.
⇒ÉTHOLOGIE, subst. fém.
A.— Science qui a pour objet l'étude des mœurs humaines en tant que faits sociaux :
• Tandis que la psychologie proprement dite énonce les principes de la nature humaine, l'éthologie applique ces principes universels aux cas particuliers pour en déduire les différents caractères.
J. VUILLEMIN, Être et trav., 1949, p. 98.
B.— ,,Étude des mœurs et du comportement individuel et social des animaux domestiques et sauvages`` (VILLEMIN 1975).
Rem. On rencontre ds la docum. Éthologique, adj. Qui a rapport à l'éthologie. La puissance exemplaire des mœurs gouvernementales sur les mœurs privées. Encore est-il à savoir si les structures ne sont pas elles-mêmes le produit de la « densité éthologique » et du type moyen qui sert dans un territoire donné de centre de diffusion éthologique (MOUNIER, Traité caract., 1946, p. 109).
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1762-1878. Étymol. et Hist. 1611 « morale; traité sur les mœurs » (COTGR.). Composé du gr. « mœurs » et de -logie; le lat. impérial ethologia () est synon. de éthopée (au sens de science des caractères est empr. à l'angl. ethlogy 1843, S. Mill ds NED). Fréq. abs. littér. :25.
éthologie [etɔlɔʒi] n. f.
ÉTYM. 1611; du grec ethos « mœurs, caractère », et -logie.
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1 L'éthologie pourrait être définie la science historique des mœurs, dont l'éthographie est la description.
Lalande, Voc. de la philosophie, art. Éthologie.
2 (Angl. ethology, 1843, A. Stuart Mill). Vx. Science des caractères et de leur formation. ⇒ Caractérologie.
3 (1849, Geoffroy Saint-Hilaire, cit. 2). Mod. Science des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel. ⇒ aussi Écologie; éco-éthologie. (On dit aussi zoopsychologie). || Éthologie de la communication ⇒ Zoosémiotique.
2 C'est à l'éthologie (…) qu'appartient l'étude des relations des êtres organisés (…) dans l'agrégat et dans la communauté.
I. Geoffroy Saint-Hilaire, Hist. nat. générale des règnes organiques, t. II, p. 285 (1849).
3 Même en psychologie animale ou éthologie, la tendance générale actuelle est de traiter l'être vivant en sujet et K. Lorenz, un des fondateurs de l'« objectivisme » en éthologie (c'est-à-dire de la méthode d'étude objective de l'animal en son milieu même et pas seulement en laboratoire) vient d'écrire une étude très suggestive sur les analogies entre ses conceptions de la connaissance instinctive ou acquise et le point de vue kantien en épistémologie.
J. Piaget, Épistémologie des sciences de l'homme, p. 138 (1970).
➪ tableau Noms de sciences et d'activités à caractère scientifique.
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COMP. Éco-éthologie.
Encyclopédie Universelle. 2012.