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TINTORET
TINTORET

Tintoret est un peintre vénitien par sa naissance mais aussi parce qu’il a exalté dans son œuvre les forces qui constituaient le fondement de la puissance de sa cité: un solide pouvoir civil et une religiosité ardente qui favorisaient les arts. Cette identification du peintre avec sa ville, avec une société qui, pendant la seconde moitié du XVIe siècle, sut conserver un profond sentiment de la liberté civile et religieuse, ne conduit pas à une limitation, mais à un approfondissement et à une caractérisation de son art.

La critique moderne a restitué à l’artiste son visage et sa grandeur, après l’incompréhension du XVIIIe siècle et les incertitudes du siècle suivant. La sensibilité qui a créé la poétique expressionniste nous a aidés à comprendre le langage de Tintoret. Ce langage se forme au moment le plus dynamique de la culture maniériste et, bien que sensible aux voix des grands contemporains vénitiens – Titien et Véronèse –, élabore une forme d’expression très personnelle. L’artiste fait éclater l’espace, la structure plastique, et fait appel surtout à la lumière pour traduire ses visions dramatiques.

Le séquestré de Venise

La famille de Jacopo Robusti, dit le Tintoret, était originaire de Lucques en Toscane, mais le destin du peintre apparaît étroitement lié à la cité de la lagune. Dans les églises et les Scuole il prodigue ses peintures, enrichit de fresques joyeuses les façades des palais qui se reflètent dans les canaux, offre des dessins aux mosaïstes qui achevaient les voûtes dorées de la basilique Saint-Marc. Aucun document ne permet de préciser l’année de la naissance du peintre, mais d’après son acte de décès (31 mai 1594), qui le déclare âgé de soixante-quinze ans, on peut en déduire qu’il naquit en 1519. Cette date convient en effet, car elle concorde avec le déroulement de son activité. En 1539, dans un acte public, le peintre signait: «Mistro Giacomo depentor». Il est certain que Tintoret fut un artiste précoce; son père qui était teinturier (tintore ) dut l’envoyer très tôt chez quelque modeste artisan. Sa petite taille lui valut le diminutif affectueux de «Tintoretto» (petit teinturier), qu’il accepta et transmit à ses héritiers. On ne possède pas de documents relatifs à la période où il fut l’élève de Titien, interrompue, si l’on se réfère aux sources, par la jalousie de son maître. L’enseigne que, selon la tradition, le peintre plaça dans son atelier, «Il disegno di Michelangelo, il colorito di Titiano» peut être considérée comme une allusion à la diversité d’intérêts culturels et figuratifs qui le stimulèrent certainement dès sa bouillante jeunesse: la culture vénitienne – éclairée vers les années trente et quarante par l’art de Titien – et la culture maniériste composite de l’Italie centrale.

Tintoret commence à produire intensément au cours de la décennie 1540-1550, et pas seulement pour des particuliers; en effet, en 1548, il obtient la commande d’un vaste tableau pour la Scuola di San Marco, œuvre qui, du fait de la nouveauté de son style, fut considérée comme provocatrice par le milieu conservateur des religieux qui la lui commandèrent, mais comme neuve et intéressante par des lettrés sensibles et dénués de préjugés comme l’Arétin. Doué d’une grande force de travail et impatient de réaliser les ardentes visions que lui suggère son imagination, Tintoret s’assure une grande quantité de commandes, certaines officielles, faisant toujours preuve d’un remarquable manque d’intérêt pour le gain. En 1550, il épouse Faustina Episcopi, dont il eut huit enfants. Trois d’entre eux apprirent le métier de leur père. Tintoret habitait avec sa famille au bord de la lagune, près de l’église de la Madonna dell’Orto, pour laquelle il créa des œuvres célèbres et où il fut enterré. Aucune source ancienne ne parle d’un voyage qu’il aurait fait à Rome; c’est seulement en 1580 qu’il se rend à Mantoue, pour porter au duc la série des Fastes des Gonzague. Au cours des quinze dernières années de sa vie, il possède encore une vitalité physique et intellectuelle hors du commun et, même si ce fut avec l’aide de ses enfants et de nombreux élèves, il mena à bon terme de vastes cycles à sujets historiques et religieux. Après la disparition des autres grands protagonistes, les nouvelles générations de peintres vénitiens furent essentiellement dominées par les modes figuratifs de Tintoret, souvent réduits à de simples schémas dépouillés de la profonde imagination du maître et, surtout, ne correspondant pas à sa spiritualité complexe et anticonformiste. De cette indépendance d’esprit, d’un Tintoret batailleur et agressif font foi quantité d’épisodes rapportés par les historiographes du XVIIe siècle, Boschini et Ridolfi. Mais c’est surtout devant le problème religieux que la personnalité de Tintoret apparaît intéressante et originale. Il est profondément croyant; ancrée dans la réalité quotidienne des couches sociales les plus modestes, sa foi est enrichie par la méditation des textes religieux. Il prend certainement part au mouvement spirituel de la Réforme catholique qui, à Venise, est marquée par la personnalité du cardinal Gaspare Contarini (1483-1542). Il manifeste aussi cette indépendance que Venise sut toujours garder à l’égard des plus hautes autorités ecclésiastiques; cette attitude se révèle chez l’artiste dans des iconographies insolites, où il ne tient pas compte des préceptes de la politique culturelle de la Contre-Réforme.

Un peintre maniériste

Le caractère essentiellement vénitien du peintre («le séquestré de Venise», comme l’appela Sartre) n’empêche cependant pas Tintoret de suivre les développements de la peinture italienne: celle-ci, à partir des centres de Florence et de Rome, exporte la nouvelle culture maniériste, aux manifestations multiformes, mais qui est marquée par une problématique spirituelle commune et par des modes figuratifs capables d’en exprimer la nature complexe et tourmentée. Si l’influence du maniérisme se fait déjà sentir à Venise avec la génération de Lotto, de Pordenone, Pâris Bordone et Schiavone, si elle constitue un épisode dans l’évolution de Titien et de Véronèse, on peut affirmer qu’elle prédomine dans la constitution du langage de Tintoret. Ce n’est pas seulement l’échange intense d’artistes entre la Vénétie et l’Italie centrale qui favorise la diffusion des idées nouvelles, mais aussi le fait que Pietro Aretino (l’Arétin) se fixe à Venise à partir de 1527. Le dialogue de Dolce sur la peinture, intitulé L’Aretino , consacre l’importance du Toscan, «Vénitien d’élection», dans le climat agité de la culture artistique de la ville. Alors que l’historiographie ancienne situait les débuts de l’activité officielle de Tintoret en 1547-1548, les études modernes donnent cette date comme étant la fin de sa période de formation. Dans la production de Madone et de Sacre Conversazioni des débuts, on note déjà combien l’artiste élabore avec une sensibilité plastique rigoureuse et un goût luministe neuf les thèmes empruntés de façon éclectique à Pordenone, Bonifacio et Schiavone. Un plafond en quatorze caissons, conservé à la Galleria Estense de Modène, constitue un jaillissement soudain, où les structures plastiques sont violentées par des mouvements et des raccourcis sur lesquels jouent des lumières crues. L’adhésion enthousiaste à une syntaxe maniériste – que Tintoret connaissait par des dessins et des gravures – confère à ces œuvres une couleur particulière: les exemples de Jules Romain à Mantoue constituèrent pour les peintres et les architectes vénitiens une source très importante d’inspiration. La construction formelle si riche, le goût des raccourcis et des perspectives, qui implique une vive sensibilité de l’espace, offrent au jeune Tintoret les moyens de réaliser un style narratif vivant, violent, qui, dans le climat vénitien de la première moitié du XVIe siècle, n’avait de précédents que chez Pordenone. C’est en ce sens que doivent être appréciées les diverses peintures de caissons illustrant des épisodes de la Bible (celles du Kunsthistorisches Museum de Vienne, que l’on peut dater de 1544-1545), l’œuvre singulière Jésus au milieu des docteurs (Museo del Duomo, Milan), lourde de significations culturelles, ou la Conversion de Saul (National Gallery of Art, Washington), où des éléments formels empruntés à Pordenone et à Schiavone, ainsi que le souvenir de la Bataille de Titien du palais ducal, sont exaspérés par une vague de mouvements qui se propagent dans l’espace. Mais des œuvres plus décoratives ne manquent pas, où les corps sont rendus avec une élégance raffinée, comme dans le plafond pour l’Arétin représentant Apollon et Marsyas (1545), ou les essais de composition de groupes échelonnés dans des salles aux architectures compliquées (différentes versions de La Femme adultère : Galleria nazionale de Rome, château de Prague, Rijksmuseum d’Amsterdam). Deux tableaux datés de 1547, destinés à l’abside de l’église San Marcuola à Venise, sont déjà un exemple, pour ce qui est de la maturité du style, de l’univers formel et expressif de l’artiste: dans La Cène (in situ ), la traditionnelle iconographie horizontale s’articule en un dramatique contraste de lumières et d’ombres, que souligne le rythme mouvementé des Apôtres se pressant autour du Christ; dans Le Lavement des pieds (à présent au Prado, une autre version signée se trouvant à la cathédrale de Newcastle-upon-Tyne), les épisodes se déroulent dans une spatialité dilatée, créée par l’architecture monumentale de Serlio. Dans ces deux tableaux, l’évocation du milieu est vigoureusement soutenue par une étude précise des personnages, humbles gens du peuple. De tels essais préparent et annoncent le chef-d’œuvre qui fit tant de bruit, Le Miracle de saint Marc libérant l’esclave (Galleria dell’Accademia, Venise). Cette toile se caractérise par la richesse des situations formelles des figures, la disposition théâtrale féconde en trouvailles, la puissance unificatrice de la lumière sur les zones de couleur qui maintiennent les tons particulièrement marqués, presque contrastants, selon un goût maniériste qui se différencie nettement de la tradition tonale inaugurée par Giorgione et renforcée par Titien. Le Saint Roch guérissant les pestiférés (église San Rocco, Venise), de 1549, présente des valeurs stylistiques analogues; son «pendant» de 1567, Saint Roch en prison , encore plus dramatique dans ses effets de clair-obscur, suscita intérêt et admiration, même de la part de Vasari. En effet, le peintre-écrivain toscan ne pouvait manquer d’apprécier la disposition formelle dynamique, typiquement maniériste de Tintoret, dessinateur enragé de moulages de Michel-Ange et qui avait étudié les gravures de l’Italie centrale. Mais Vasari était troublé par la nouveauté de la technique de Tintoret, visant à suggérer la forme par une rapidité d’exécution qui était la négation même de la traditionnelle «application». En fait, la prise de position de Vasari a continué de peser sur les appréciations que reçut l’œuvre de Tintoret. La critique du XVIIe siècle reprend l’éloge qu’il fait des structures du dessin qui mettent en valeur l’apport nouveau de la sensibilité luministe (M. Boschini, La Carta del navegar pitoresco , 1660). Au lendemain de l’expressionnisme, la sensibilité moderne a tiré profit de toute la puissance suggestive de l’art de Tintoret, et aussi de ses gammes de couleurs particulières, retrouvées au cours de l’œuvre de restauration. De la vaste production de Tintoret, qui n’est pas exempte de répétitions et de reprises de schémas et d’idées de composition, on n’évoquera ici que quelques œuvres très importantes qui marquent l’évolution de son style.

Entre 1550 et 1555, on remarque une accentuation du «titianisme», c’est-à-dire de la tendance à emprisonner la lumière dans la couleur afin de rendre sensible le paysage (Histoires de la Genèse pour la Scuola della Trinità, à présent à la Galleria dell’Accademia); en résultera la Suzanne de Vienne, admirable d’équilibre entre ligne et couleur, entre couleur et lumière. Mais, déjà, dans les transparences cristallines du corps de Suzanne, on observe un rapprochement avec Caliari, un jeune peintre ayant bien plus d’affinités avec Tintoret que Titien, du fait de son expérience maniériste fondamentale, et qui, à partir de 1553, travaille au palais ducal. L’admiration de Tintoret pour la poétique de Véronèse, pour le goût des liaisons décoratives entre les figures où il se complaît à de hardis raccourcis, s’exprime dans les amples scènes aux nombreux personnages et aux foules évanescentes, telles que Moïse faisant jaillir l’eau du rocher (Städelsches Kunstinstitut, Francfort-sur-le-Main), dans des compositions lyriques, où l’arabesque des figures s’insère dans l’espace construit par graduation de couleur et de lumière, comme La Délivrance d’Arsinoé (musée de Dresde) ou Saint Georges et le dragon (National Gallery, Londres). En 1562, après plus de vingt ans, Tintoret reprend le cycle des histoires de saint Marc, réalisant avec l’épisode de l’Invention du corps de saint Marc (Brera, Milan) une page magnifique, surtout par sa spatialité et sa dialectique luministe rigoureuse et structurée.

La maturité

Désormais, Tintoret, dans la plénitude de sa maturité, a atteint à une telle maîtrise de ses moyens d’expression qu’il peut affronter l’exécution des deux immenses toiles du chœur de la Madonna dell’Orto: Moïse recevant les tables de la Loi (dans la partie inférieure l’artiste a représenté l’adoration du Veau d’or) et Le Jugement dernier. Ces deux œuvres révèlent une conception originale; elles se rattachent à des motifs thématiques que le peintre rencontra au cours de ses méditations sur les textes sacrés. Une comparaison avec le Jugement que Michel-Ange composa antérieurement apparaît inévitable, mais, si l’on peut affirmer que Tintoret a bien emprunté certains motifs comme la figure «serpentinata», en revanche, l’intuition de la puissance du geste retenu, la spatialité multiple, qui attire le spectateur comme dans un tourbillon, sont fondamentalement différentes.

Au cours de ces années débute l’entreprise extraordinaire de la décoration de la Scuola di San Rocco. Cette association laïque charitable avait été fondée pour l’assistance des malades durant les épidémies de peste; elle devint un institut de charité au sens large, acquérant une importance sociale, et donc politique, surtout dans les moments de crises provoqués par les guerres ou les famines. Tintoret ne laissa pas échapper l’occasion d’une œuvre qui convenait si bien à son esprit religieux et à sa dévotion au saint. S’étant assuré, en offrant un Saint Roch en gloire , la réalisation du premier groupe de décoration (salle de l’Albergo, 1564-1567) représentant des scènes de la Passion dominées par la dramatique Crucifixion , il poursuivra l’exécution de cet immense ex-voto en plusieurs étapes: décoration de la salle du premier étage (1575-1581), avec des scènes de l’Ancien Testament sur le plafond et des épisodes de la vie du Christ sur les murs; décoration, toujours sur de vastes toiles, du rez-de-chaussée, où les épisodes du Nouveau Testament se rattachent surtout à une exaltation de la Vierge (1582-1587). Le caractère essentiellement autographe de presque toute l’œuvre permet de suivre l’évolution de la fin de la maturité et de la féconde vieillesse de Jacopo. Un programme réalisé au cours des ans fait de cet ensemble un document exceptionnel sur la conception religieuse du maître, qui exalte le rôle charitable de la Scuola et la consolation qu’apporte la foi aux misères physiques et morales. Suivant les lignes directrices de la biblia pauperum , le poème biblique est narré avec une grande richesse de motifs stylistiques: les foules tumultueuses, saisies dans des attitudes désordonnées, modelées par des lumières rasantes, alternent avec des scènes solennelles de méditation; les grands panneaux, où la foule anonyme est guidée par le sentiment de l’ensemble – que la musique contemporaine est en train de découvrir (Zarlino, Gabrieli) –, contrastent avec les petits compartiments représentant quelques figures liées par une tension structurale; la prédominance des scènes se déroulant en plein air, dans de vastes espaces, finit par dissoudre la présence humaine, comme dans les deux petites figures de saintes méditant, où la conception luministe et la réduction chromatique aboutissent à de mystérieuses vibrations qui incitent à évoquer Rembrandt. Alors que l’atelier réalise les grands cycles célébrant les gloires de Venise au palais ducal (1577-1590) et les Fastes des Gonzague pour le duc de Mantoue (1578-1580) sous le contrôle constant du maître, l’imagination créatrice de Tintoret se déplace plus librement dans des œuvres comme La Cène de l’église San Giorgio à Venise.

Il faut évoquer, enfin, l’abondante galerie de portraits que Tintoret a laissée et que la critique moderne a reconstituée dans son ampleur. Ce sont des visages d’hommes, de la bourgeoisie et de la noblesse vénitiennes, pour la plupart inconnus, souvent rassemblés en groupes. L’enquête psychologique du peintre est pénétrante, et parfois impitoyable; les portraits de vieillards surtout sont admirables, où Tintoret exalte la puissance d’une force intérieure en soulignant la fragilité de l’être physique. Sa chaleur humaine, sa confiance en la capacité créatrice de l’artiste et de l’homme soutenu par la foi sont les composantes du contenu de son œuvre.

Tintoret
(Iacopo Robusti, dit il Tintoretto, en fr. le) (1518 - 1594) peintre vénitien, fils d'un teinturier, d'où son surnom. Il ne quitta presque jamais Venise où, très vite, il eut des commandes officielles. De 1562 à 1566, il exécuta pour la confrérie de San Marco trois grandes toiles. En 1564, il entreprit un cycle à sujets religieux pour la Scuola di San Rocco (Venise), achevé en 1587: la Crucifixion, le Baptême du Christ, etc. De 1575 à 1590, il décora, avec l'aide de ses élèves, le palais des Doges.

Encyclopédie Universelle. 2012.