BAMBARA
Bambara est certainement l’un des ethnonymes les plus célèbres d’Afrique de l’Ouest, sans qu’il ait jamais pour autant désigné une population strictement identifiable et aisément délimitable sur le terrain. Sa notoriété, au contraire, est à la mesure de la grande diversité de ses usages. Il y a toujours eu bien des manières d’être bambara ou d’être réputé tel par ses voisins.
Tout au long du XVIIe siècle, des bandes guerrières sans doute fort disparates mais connues et redoutées sous ce nom de Bambara depuis Tombouctou et Djenné jusqu’aux comptoirs de traite européens du haut Sénégal, profitant du vide politique et peut-être démographique laissé par l’effondrement progressif des empires du Mali et du Songhay, imposent de part et d’autre du cours moyen du Niger un vaste réseau de chefferies pillardes et résolument païennes dont émergent, au début du XVIIIe siècle, les deux États rivaux de Segu (autour de la ville actuelle de Ségou) et, plus à l’ouest, du Kaarta. Jusque dans les années 1850, l’histoire de l’Afrique occidentale intérieure est dominée par ces «royaumes bambara» – appareils surtout militaires qui contrôlent par la force et s’assimilent partiellement des populations locales très diverses. Puis ces États s’effondrent sous les coups de la guerre sainte (jihad ) menée par El Hadj Omar.
Constitués ensuite, dans le cadre de la colonie du Soudan français, en ethnie recensable, cartographiable et présumée homogène, par l’effet conjugué des exigences du classement administratif et des présupposés de l’ethnologie coloniale, les Bambara retrouvent, à partir des années 1930, une autre forme de célébrité: ils deviennent, en effet, avec les Dogon, l’un des objets privilégiés des recherches ethnographiques menées par Marcel Griaule et ses disciples (Germaine Dieterlen, Solange de Ganay, Dominique Zahan), de leur goût passionné, voire exclusif, pour la reconstitution et l’exégèse des symbolismes rituels et mythiques. Ce savoir supposé initiatique est sans doute surtout le produit des informateurs souvent talentueux dont ce genre d’enquête suscite l’apparition providentielle; mais les Bambara y gagnent de figurer parmi les premiers peuples africains colonisés à se voir reconnaître le mérite d’une métaphysique et d’une cosmogonie qu’on se plaît à trouver aussi riches et subtiles que celles des Grecs anciens.
Une identité sociale relative
Aujourd’hui, Bambara est l’une des grandes catégories ethniques grâce auxquelles les habitants de la république du Mali s’identifient mutuellement. Les Bambara sont majoritaires dans la moitié occidentale du territoire, approximativement de Bamako à Djenné. On nomme aussi couramment bambara la forme véhiculaire moderne, utilisée par un nombre croissant de Maliens, de la langue mandingue, c’est-à-dire celle des Mandenka, des «gens du Mandé», du nom de la province centrale (au sud-ouest de Bamako) de l’ancien empire du Mali (XIIIe-XVIe s.).
Mais, en dehors de ce contexte politique national, la signification du terme continue d’être fluctuante et complexe, en particulier dans les zones rurales. Il semble que, depuis des siècles, les commerçants musulmans, Maraka et Juula («Dioula»), aient désigné globalement sous ce nom les populations, à leurs yeux avant tout paysannes et païennes, qu’ils rencontraient sur leurs parcours entre les cités marchandes des bords du Niger et les régions productrices d’or et de kola en bordure de la zone forestière. Il est possible aussi que guerriers et dirigeants de l’ancien Mali aient appelé ainsi certaines des populations autochtones soumises à leur domination et plus ou moins assimilées. Jusqu’au XIXe siècle, en tout cas, comme en témoigne le récit de René Caillié, se trouvent confondus sous ce nom, dans ses diverses variantes (banbara , banmana , bamana ), des groupes mandingophones et d’autres relevant de l’ensemble sénoufo (sud du Mali et nord de la Côte-d’Ivoire). C’est seulement l’application, souvent arbitraire compte tenu du fréquent bilinguisme, des critères définis par la taxinomie coloniale (à la suite des travaux de Maurice Delafosse) qui a conduit à réserver l’étiquette bambara à des populations de langue mandingue. Aujourd’hui encore, en dépit de l’usage devenu dominant, ceux que leurs voisins appellent minianka, dans la région de Koutiala, continuent de se nommer eux-mêmes bamana.
En fait, se reconnaître ou être reconnu par les autres comme bambara ou banmana indique, plus qu’une appartenance linguistique ou culturelle précise, une identité sociale relative au sein d’un système de rôles contrastés et stéréotypés par lequel se distinguent et se perçoivent les diverses communautés cohabitant et coopérant dans un même espace historique. Un Bambara, avant tout, tire sa subsistance du travail de la terre plutôt que du commerce (comme les Juula), de la production marchande esclavagiste (telle que la pratiquaient les Maraka des bords du Niger), de la pêche et de la batellerie (spécialité des Somono), de l’élevage (comme les Fula ou «Peuls») ou des métiers artisanaux qui sont le monopole de groupes castés endogames (forgerons, cordonniers, «griots», etc.).
Certes, aujourd’hui, l’agriculture n’est plus exclusivement centrée sur les mils, base de l’alimentation quotidienne; les cultures marchandes – arachide et coton surtout, source principale (avec l’émigration) des revenus monétaires – tiennent une place de plus en plus décisive. Cependant, selon le mode de vie idéal du «vrai» Banmana, la relation entretenue avec la terre ne vise pas tant le gain individuel que la perpétuation et, si possible, la croissance du groupe familial: la maisonnée ou «cour» (du ), le «foyer» (gwa ), unités à la fois de production et de consommation. À cet effet, sous l’autorité de l’aîné ou du «vieux» (fa , le «père»), on cultive en commun un «grand champ» (foroba ), souvent situé dans les meilleures terres, celles qui entourent le village et où la culture est permanente grâce à l’apport des déchets animaux et humains (à la différence des «champs de brousse» laissés en jachère après quelques années). En principe, le travail sur les «champs privés» (jonforo ), par lequel les individus et les ménages cherchent à satisfaire leurs besoins propres, se fait après et en sus. En pratique, un compromis variable est trouvé, mais l’abandon du champ familial commun est perçu comme une rupture de genre de vie.
Plusieurs de ces unités familiales apparentées constituent un segment de patrilignage localisé, ensemble d’hommes descendant d’un même ancêtre et formant l’armature sociale d’un quartier du village. Cette entité patrilinéaire et exogame joue le rôle d’unité de gestion des affaires matrimoniales et donc aussi de contrôle de la richesse commune, puisque chaque mariage suppose le versement d’une compensation (pour une large part, monétaire) à la famille de la fiancée. Par ce double rapport au terroir et aux épouses, chacun reçoit son identité et son statut d’une référence aux ancêtres régulièrement renouvelée par une libation rituelle versée sur la porte du vestibule d’entrée (blon ) de la plus ancienne des «cours».
Le «village» (dugu ), qu’il soit d’un seul bloc ou éparpillé en des quartiers séparés par des champs, regroupe plusieurs patrilignages entre lesquels s’instaure une hiérarchie en fonction de l’ancienneté d’installation. L’aîné du lignage fondateur a la responsabilité des cultes annuels qui, en répétant symboliquement l’alliance avec le sol – souvent par un sacrifice dans un «bosquet sacré» (dasiri tu ) proche du village –, assurent la prospérité générale; c’est lui aussi qui peut accorder des terres à un étranger nouveau venu. Quelle que soit l’autorité morale de ce personnage, il arrive fréquemment que la chefferie politique du village soit passée à un autre lignage devenu numériquement plus important ou bénéficiant d’appuis extérieurs: il est significatif, cependant, que le quartier des maîtres du sol, même si n’en subsistent plus que quelques éléments noyés dans le flot des immigrants plus récents, soit fréquemment appelé banmana, comme si l’on était d’autant plus évidemment bambara qu’on est enraciné dans un terroir.
Paysage politique, rites et croyances
On peut trouver paradoxal que ce même nom évoque aussi le souvenir, parfois conservé par des récits épiques que chantent les bardes ou griots, de farouches guerriers des temps précoloniaux. Mais la culture des mils sur terre sèche, jadis prédominante, n’occupe les hommes qu’un tiers de l’année. La longue saison sèche était le temps des aventures, des rapts de femmes ou des chasses à l’esclave. L’ordre patriarcal sécrète ses révoltés et ses exclus, prêts à suivre un leader local entreprenant. Les jeunes hommes, encore libres de responsabilités familiales, se constituent en bandes ou «associations» (ton ), aujourd’hui simples sociétés d’entraide villageoise pour le travail des champs, mais jadis redoutables instruments pour quelque ambitieux des environs en quête de mercenaires. Qui plus est, de tout temps, les appareils étatiques centrés sur la vallée du Niger ont tiré des populations paysannes directement sujettes ou provisoirement aux marges de leur territoire de quoi alimenter leurs armées en matériel humain. Et, quand la guerre s’éteint, chacun retourne à la terre, parfois bien loin du pays d’origine.
De ce mélange complexe de dominations étatiques durables et d’initiatives locales souvent éphémères est issu le paysage politique très contrasté qu’offrent les populations dites bambara au moment où l’administration coloniale redécoupe le territoire. Parfois, comme dans la région montagneuse du Bélédougou, au nord de Bamako, les communautés villageoises sont indépendantes ou regroupées en fédérations aux contours flous et à but souvent strictement défensif. Dans d’autres zones, comme au sud du fleuve vers Bougouni, le pouvoir local d’un faama – littéralement «l’homme fort» –, appuyé sur son lignage, ses captifs guerriers et un réseau de lignages alliés, tend à déterminer un territoire plus ou moins fluctuant (kafo ). Enfin, dans la région de Ségou en particulier, l’espace humain s’est profondément étatisé: la population, soumise à l’impôt et au travail pour le «roi» (faama ) et les princes, répartie entre les différents régiments pour le recrutement saisonnier des hommes, est en large part composée de descendants de guerriers captifs ou clients du lignage dynastique, souvent installés par les rois aux dépens de la paysannerie antérieure, et de représentants des différents corps de métier indispensables au succès des armées en campagne (forgerons et armuriers, main-d’œuvre pour le transport fluvial et terrestre, etc.).
Enfin, guerrier errant ou paysan intimement uni à son sol, le Bambara est aussi, dans cet univers soudanais depuis longtemps imprégné d’islam, l’infidèle par excellence ou même le «fétichiste» expert et redouté. Sur le marché des services surnaturels, le client a le choix entre les pratiques souvent peu orthodoxes proposées par les «marabouts» et cet ensemble hétéroclite de rites et de croyances qu’on appelle encore couramment banmanaya . Il ne s’agit pas tant de s’adresser à des dieux formant un quelconque panthéon que de manipuler les forces cachées dont sont investis des objets singuliers appelés boli , de composition et de statut extrêmement divers; certains sont familiaux ou même personnels; d’autres, les plus puissants, sont sous le contrôle de confréries cultuelles: Komo, Nama, Korè, Dyo, Wara, Nya...
Ces confréries initiatiques tenaient, jusqu’à l’extension récente et rapide de l’islam dans les zones rurales, une place importante dans la vie publique villageoise: règlement des conflits, répression des délits, traitement des accusations de sorcellerie. C’est de ces sociétés religieuses que proviennent les masques à figuration animale plus ou moins fantastique qui, avec les statuettes utilisées dans certaines régions pour le culte des ancêtres, constituent la plus grande part des objets classés sous la rubrique «art bambara»: masques hyènes du Korè, masques presque humains mais cornus du Ntomo, masques à cimier en forme d’antilope hippotrague du Tyiwara, etc. Ces masques sont généralement fabriqués par les Numu ou forgerons, groupe casté auquel est reconnu un pouvoir de médiation avec le sacré et qui est chargé aussi de la circoncision et de l’excision, du traitement des cadavres, des purifications nécessaires à la suite de ruptures d’interdits. Le masque est porté, durant la partie publique des cérémonies, par un danseur qui dans certaines confréries est en état de transe divinatoire; ou bien il sert directement de support aux sacrifices sanglants.
Il est difficile de voir dans ce monde religieux complexe l’expression d’une culture ethnique particulière: l’aire d’extension des confréries, variable selon les modes et les époques, transcende les frontières linguistiques; les boli circulent sur un marché largement interrégional et, inversement, tel d’entre eux peut par sa célébrité attirer en un lieu donné des fidèles venus d’horizons divers. Certes, avec ces recettes et ces formules, transitent aussi des représentations, des symboles, des récits d’origine sans qu’on puisse aisément distinguer pour autant une «religion bambara». Il est frappant que le rôle important joué, dans la présentation qu’en donne Germaine Dieterlen, par Faro, le génie des eaux (le Nommo des Dogon), semble relever d’une vaste civilisation du Fleuve, qui s’étend de Gao au Mandé, plus que d’une vision du monde proprement «bambara». Les cosmogonies recueillies, si elles mettent bien en acte des conceptions implicites largement répandues (représentations de la personne, par exemple), n’en sont pas moins des élaborations individuelles qui ne sont devenues bien commun que par l’écrit ethnographique lui-même. La description très précise que fournit Dominique Zahan des cérémonies de certaines sociétés cultuelles (Koré, Ntomo), indépendamment de l’interprétation mystique à connotation monothéiste qu’il en propose, permet d’y voir à l’œuvre, beaucoup plus qu’un corps de doctrines ou de croyances, une «pensée sauvage» aussi foisonnante que rigoureuse, travaillant à organiser en systèmes de signes les données de l’environnement (flore, faune), les gestes et la physiologie du corps humain, les analogies inscrites dans le langage, les événements tant naturels que sociaux.
● bambara ou bamanankan nom masculin Langue nigéro-congolaise du groupe mandé, parlée par les Bamanans.
bambara
groupe ethnique d'Afrique occid., vivant princ. au Mali (plus de 3 000 000 personnes). Ils parlent des langues nigéro-congolaises du groupe mandé. Original et divers, l'art bambara est caractérisé surtout par la sculpture sur bois: statuettes, masques, marionnettes, etc. Citons: les n'domo (masques à faces humaines surmontés de cornes), les masques komo (la plupart à figures animales, encroûtés de sang sacrificiel et réservés aux sociétés d'adultes) et les tyi-wara, coiffures représentant une antilope, qu'on utilise lors des rites agraires.
————————
bambara
adj. inv. et n. m.
d1./d adj. De l'ethnie des Bambara.
d2./d n. m. Langue du groupe mandé, principale langue du Mali, parlée aussi au Burkina Faso, en Côte d'Ivoire, en Gambie et au Sénégal.
⇒BAMBARA, subst. masc. et adj.
I.— ETHNOLOGIE
A.— Subst. Noir de l'Afrique occidentale qui appartient au groupe mandé surtout représenté au Mali et au Sénégal.
— Plus rarement. Chapeau porté par les Bambaras (d'apr. LELOIR 1961).
B.— Adjectif
1. [En parlant d'une pers.] Qui appartient à la peuplade des Bambaras. Nègre bambara; cuisinier bambara.
2. [En parlant de choses] Qui est propre aux Bambaras. Religion, parler bambara :
• 1. On entendait le bruit du tam-tam comme assourdi par une atmosphère trop épaisse; ces coups voilés accompagnaient la mélodie triste des flûtes bambaras...
LOTI, Journal intime, t. 1, 1878-81, p. 49.
II.— LING., subst. et adj. (Qui est relatif à la) langue des Bambaras.
A.— Emploi subst. Le bambara :
• 2. Le bambara est une langue éminemment économique (...). Sa morphématique grammaticale est très restreinte (...), d'autre part le mot, c'est-à-dire l'unité lexicale telle qu'elle est formalisée pour assumer une fonction syntaxique, peut-être le lexème lui-même.
M. HOUIS, Problème de lexicographie en bambara, B. Soc. Ling., t. 65, 1970, p. 216.
B.— Emploi adj. Relatif au bambara, langue des Bambaras :
• 3. La caractéristique principale d'un dictionnaire bambara sera d'être un dictionnaire de lexèmes.
M. HOUIS, Problème de lexicographie en bambara, B. Soc. Ling., t. 65, 1970, p. 216.
Étymol. et Hist. I. Adj. 1878-81, supra ex. 1. II. Subst. 1892 (GUÉRIN); 1952 ling. dialecte bambara « dialecte du groupe Nigero-Sénégalais » (M. COHEN, A. MEILLET, Les Lang. du monde, Paris, C.N.R.S., 1952, p. 825). Nom d'un peuple noir de l'Afrique occidentale. Fréq. abs. littér. :3.
Encyclopédie Universelle. 2012.