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MASQUES
MASQUES

DEPUIS les théologiens jusqu’aux encyclopédistes à la recherche de catégories universelles, qui n’a pas écrit sur le masque? Quelle galerie n’a pas rêvé d’entreprendre et quel musée a négligé d’organiser une exposition sur ce thème?

Les auteurs romantiques ont aimé les loups de velours ou les figures grimaçantes, et l’on pourrait montrer qu’il s’agissait là d’éléments annonciateurs d’une forme de représentation sexuelle. Il se trouve que le masque ne correspond pas toujours à une aventure amoureuse. Il n’est pas non plus toujours diabolique et l’Inquisition ne s’est pas préoccupée des porteurs de masques.

Nature et signification du masque

Si l’on raisonne à partir du masque en général, on est tenté de lui accorder une qualité universelle, alors qu’il y a des cultures où il n’existe pas. Certes, elles sont peu nombreuses et l’on pourrait dire que les tatouages et les peintures faciales font alors office de masques. Mais est-ce tout à fait vrai? Il conviendrait d’abord de définir ce qui est masque et ce qui ne l’est pas. Bien des pièces ethnographiques célèbres (Vanuatu central, île de Banks) sont plus des couvre-chefs que des masques, même si les meilleurs auteurs n’ont pas hésité à les assimiler. Certains masques sont fixés sur un manteau, une cape, une cagoule souple ou rigide, qui enveloppe peu ou prou le corps. D’autres sont seulement plaqués sur le visage et laissent voir tout le corps. Dans l’un ou l’autre cas, peut-on dire que le masque assure la même fonction?

Un autre problème se pose: celui de la représentation du masque. Peut-on toujours en décrypter le symbole ? Certains sont des œuvres non figuratives avant la lettre. Parfois on peut se demander si l’on est en présence d’un porteur de masque ou du présentateur mobile d’un objet symbolique. D’autres masques portent un nom qui ne veut rien dire, un nom neutre, à partir duquel il est impossible de reconstituer un symbole. Il convient alors d’observer le comportement précis du porteur de masque: le moment de son entrée devant le public, le profit matériel ou le prestige qu’il en tire, les raisons de son choix, ses gestes, la composition du public, etc. Il y a des masques sur lesquels on disserte depuis un siècle, sans savoir réellement ce qu’ils impliquent, tels les masques malanggan de Nouvelle-Irlande.

L’ambiguïté du vocabulaire descriptif complique fortement le problème des masques. On parle en effet, pour la Nouvelle-Guinée, la vallée du Sépik en particulier, de masques de pignons à propos d’énormes représentations du visage humain, en bois, plates et accrochées juste en dessous du faîte du toit, ou en vannerie, intégrées au travail même de la paroi. Aucun de ces prétendus masques ne saurait être porté par un homme, car ils ont fréquemment une hauteur de deux mètres. Mais le langage occidental ne comporte aucun terme s’appliquant aisément à ces pièces.

Un masque est fait pour être porté. Qu’on le compare avec d’autres effigies humaines dans le cadre d’une étude stylistique n’autorise pas pour autant à établir des liens de parenté entre ces dernières et les masques. Le masque se porte soit appuyé sur le sommet de la tête – il est alors de structure souple ou rigide, mais enveloppant complètement la tête –, soit tenu entre les dents par une barre convenablement disposée, s’il est en matériaux légers, soit, s’il est rigide, supporté par les épaules; s’il est à tenon, le porteur le tient à la main devant son visage; le passage d’une cordelette plus ou moins élastique derrière la nuque est une habitude moderne et plutôt occidentale. La plus grande partie des masques destinés à être portés par un homme vivant et qui danse sont en bois ou en matériaux végétaux. Les masques en terre, ou en matériaux précieux, fragiles ou trop lourds, sont souvent des masques funéraires, découverts lors de fouilles archéologiques.

D’une certaine façon, qu’il soit grec, romain ou japonais, le masque théâtral ne pose de problème qu’à l’intérieur d’une étude portant sur le théâtre. Il représente un personnage précis et son esthétique relève de normes connues. Ce sont les masques découverts dans le cadre de recherches ethnologiques, ceux qui n’appartiennent pas aux civilisations anciennes ou encore vivantes du monde méditerranéen, du Proche-Orient, ou enfin de l’Extrême-Orient, qui ont servi de point de départ à toutes les hypothèses universalistes de l’anthropologie de cabinet. Il existerait des masques présentant la particularité d’être «ethnographiables», de même qu’il existerait des «totems» ou des «fétiches» que les ethnologues pouvaient découvrir dans des populations considérées comme vivant une situation d’archaïsme. Mais toutes ces idées, qui relevaient de simplifications abusives et d’une certaine incompréhension vis-à-vis de cultures à technologie en réalité raffinée, sont aujourd’hui abandonnées.

Secrets et initiations

Le masque peut être délibérément terrifiant, dans le but d’effrayer les femmes et les enfants. Dans un village tropical où, après la récolte, le rythme apaisé de la vie permet l’observation du moindre détail quotidien, où les enfants apprennent à lire les empreintes des pieds de chacun sur le sol, il est douteux que des orteils sortant d’un long manteau végétal ne soient pas immédiatement identifiés. Que l’on fuie en poussant des cris suraigus n’implique pas obligatoirement que l’on aie peur, mais peut-être que l’on joue à avoir peur.

Malgré les réticences de certains auteurs, on sait que le principe suivant lequel, dans les sociétés traditionnelles, la connaissance serait le fait des seuls hommes, qui la transmettraient aux plus jeunes par le biais d’une initiation, est faux. Les femmes, en tout cas les femmes adultes, sont au courant de l’essentiel et savent que le jeu consiste pour elles à faire semblant de croire à la mise en scène masculine, de croire qu’un génie à forme de porc ou de crocodile est venu, en Nouvelle-Guinée, avaler leurs enfants pour les régurgiter, quelques jours plus tard, parés comme des hommes faits et frottés d’huile parfumée. Ce qui est enseigné en quelques jours aux adolescents dont on vient d’inciser le prépuce consiste en un certain nombre de préceptes de morale sociale, sexuelle, entre autres, en des tours de main techniques pour la fabrication de certains objets rituels, dont éventuellement le masque, en certains chants et danses, et en quelques grands traits d’un système symbolique global que les femmes connaissent très bien. En public, elles joueront le jeu, faisant semblant de croire, de redouter, de se cacher, entraînant les enfants des deux sexes dans un comportement formalisé dont les adultes connaissent la nature. La règle est qu’il ne faut pas que les hommes perdent la face.

La valeur initiatique du masque reste souvent obscure. On sait qu’il peut représenter les morts. Mais si le peuple d’outre-tombe vit une existence souvent inversée par rapport à celle des vivants, existant et dansant la nuit, tas d’ossements le jour, mangeant des nourritures innommables, il est cependant à l’image des vivants. Ainsi le masque ne représente-t-il jamais que l’homme, par son visage et par sa danse, c’est-à-dire la communauté de ceux qui le possèdent et dont il est l’image paradant devant les autres, même s’il revêt l’apparence d’un animal symbole de puissance ou symbole du clan, aigle pêcheur comme crocodile. On comprend que l’initiation au masque ne soit pas directement porteuse d’une philosophie ou d’une mystique secrète. Le masque lui-même n’est qu’un objet, une œuvre plastique portée qui vaut autant par la démarche de son support humain que par sa forme. Il n’y a rien d’autre à apprendre que la façon de le fabriquer et les rites qui accompagnent les étapes techniques successives, la façon de le porter et de danser avec lui. Il n’est même pas nécessaire qu’il représente un personnage particulier, puisqu’il est le symbole animé d’un groupe. En revanche, il fait partie d’un ensemble rituel qui le dépasse très largement, et il est alors prétexte à transmettre aux adolescents comme aux hommes faits un certain nombre de vérités premières, de préceptes de comportements individuels ou sociaux. On prend les postulants pour en faire des citoyens, des adultes responsables. Ce sont les règles de vie de microcosmes humains qui sont ainsi inculquées, en même temps que des brimades soulignent l’importance de cet apprentissage. Il ne s’agit en rien de révélations.

Sociétés et familles de masques

Les auteurs allemands, prêtres catholiques, pasteurs luthériens, administrateurs coloniaux en Nouvelle-Guinée, scientifiques en mission de collecte ethnographique, ou le révérend anglican Codrington, qui nous a laissé la première description cohérente des sociétés mélanésiennes, ont introduit l’expression «sociétés de masques» reprise ces dernières décennies par les spécialistes de l’Afrique. On ajoutait même qu’il s’agissait de sociétés secrètes, dont le masque était la manifestation publique. Ces études ont permis d’ailleurs d’apprendre qu’il y avait des «familles de masques».

On a parlé aussi de sociétés à masques pour le nord de la Nouvelle-Bretagne, à propos du masque dukduk en particulier. Il y a là un aspect spécifique des choses, dû à ce que les membres des sociétés à masques de la région Tolai ont su garder le secret, non pas tant entre eux que vis-à-vis des Blancs, des Allemands d’abord, puis des Australiens; en outre leur société dite Iniet , dont l’existence apparaît aujourd’hui très ancienne, a servi de cadre à des formes de résistance culturelles, souvent même politiques, à la domination européenne, et a joué un rôle aussi important que clandestin dans les événements qui ont conduit à l’indépendance de la Nouvelle-Guinée. De ce fait, aucun chercheur européen n’a pu réaliser une étude bien informée sur le masque dukduk . Les Tolai ont admirablement su se défendre contre la curiosité des spécialistes.

Dans un petit nombre de cas, on peut mettre en liaison des familles de masques, un symbolisme complexe ainsi qu’une littérature orale réservée à un groupe restreint d’initiés. Ces traditions sont mal connues, et constituent souvent le vrai mystère du masque, surtout en Afrique. Dès lors qu’il n’y a pas qu’un seul masque, on peut supposer qu’existent différents niveaux d’initiation, où varie à chaque fois la signification des symboles révélés. Grâce aux travaux de Marcel Griaule et de ses successeurs, consacrés aux Dogon de la falaise de Bandiagara au Mali, on a pu reconstituer différents enchaînements de symboles.

Nous avons montré que, dans le nord de la Nouvelle-Calédonie, le masque n’avait pas besoin d’être porté pour revêtir une fonction sociale. Conserver dans une maison particulière, sous la garde de deux hommes délégués par chaque camp, deux masques de style et de construction différents, dont l’un représente les clans du bord de mer et l’autre ceux de la vallée et de la montagne, constitue, à Gomen et à Koumac, la marque visible d’une construction sociale et politique ambiguë, que nous désignons par commodité sous le nom de chefferie. Un jour, à une certaine date, des clans ont décidé en commun d’utiliser les masques comme des symboles passifs, dont la manifestation publique avait pour sens d’affirmer l’hétérogénéité et la permanence de l’existence des uns et des autres, l’alliance entre les groupes n’étant nullement en danger du fait de la répétition de ce message.

Les «faux» masques

D’autres séries de masques donnent l’impression d’avoir peu à peu perdu leur sens: on les trouve en effet reproduites à des milliers d’exemplaires et vendues aux touristes. Mais cela vaudrait d’être regardé de plus près. En effet, l’art dit d’aéroport comporte un grand nombre de faux masques, c’est-à-dire de représentations – sous forme de masques en réduction – de traits n’offrant que l’apparence de la tradition. On a utilisé un objet différent, par exemple les petits visages sculptés sur des plaquettes de bois incurvées et creuses accrochées à une ficelle et servant de tour de tête dans la vallée du Yuat; on en a repris le dessin et on l’a présenté sous forme d’un masque pour touristes. En outre, le masque authentique, celui qu’il ne faut pas livrer dans ses détails constitutifs à la curiosité du peuple féminin, est une totalité. Si on lui retire un certain nombre d’attributs végétaux colorés, si on en change les peintures faciales ou la place des ornements de coquillages, si manque le petit détail qui est la signature du sculpteur de masque initiatoire, ce n’est plus un masque authentique mais un autre objet, et il y a moins d’inconvénient à céder à un étranger une pièce mutilée dont l’apparence ne peut plus rien révéler. Quand est-on passé de l’objet authentique, rituellement intronisé, à l’objet fabriqué pour la vente ou pour s’assurer les bonnes grâces d’un fonctionnaire européen? Les ethnologues le savent parfois, mais pas toujours. Certains collectionneurs pourraient avoir un jour une surprise désagréable quant à l’authenticité de leurs trésors.

Comme bien d’autres institutions, à tort proclamées comme universelles à force de simplifications, le masque ne devient une catégorie générale que du fait de notre propre décision. Il y a de par le monde des milliers de masques dont aucun n’a exactement la même fonction. En étudiant ces masques qui sont tous différents, on s’aperçoit qu’il faut, si l’on veut les comprendre, les réintégrer dans la culture et la société qui les ont produits et les ont portés. L’étude des masques issus de cultures différentes – africaine, américaine, océanienne – ne fera que confirmer cette spécificité d’aspect, de signification et de portée symbolique, qui est la nature même du masque.

Encyclopédie Universelle. 2012.