MÉTAPHYSIQUE
À la physique, qui étudie la nature, on oppose souvent la métaphysique. Celle-ci est définie soit comme la science des réalités qui ne tombent pas sous le sens, des êtres immatériels et invisibles (ainsi l’âme et Dieu), soit comme la connaissance de ce que les choses sont en elles-mêmes, par opposition aux apparences qu’elles présentent. Dans les deux cas, la métaphysique porte sur ce qui est au-delà de la nature, de la 﨏羽靖晴﨟, ou, si l’on préfère, du monde tel qu’il nous est donné, et tel que les sciences positives le conçoivent et l’étudient.
Mais, précisément, ce qui est au-delà de la nature n’est-il pas inconnaissable? L’ambition de fonder une métaphysique passe donc, aux yeux de beaucoup, pour chimérique, et le mot de métaphysique qui, selon certains philosophes, tel Descartes, désigne la connaissance à la fois fondamentale et suprême, est pris, par d’autres, en un sens dépréciatif. Dire qu’une question est métaphysique, n’est-ce pas avouer qu’elle est insoluble, et que ceux qui se consacrent à son étude ne pourront jamais nous offrir que verbiage et divagations?
Il est donc d’abord nécessaire de considérer historiquement ce qu’a été la métaphysique, de préciser les sens divers que le terme a reçus, d’examiner les attitudes que les différents penseurs ont adoptées en ce qui concerne cette connaissance, effective ou prétendue. On pourra alors se demander si la métaphysique peut garder, à l’heure actuelle, un sens et une valeur.
1. L’Antiquité
Platon et l’au-delà des apparences
La notion de métaphysique, comme science de l’au-delà de la nature, résulte, à l’origine, d’une sorte de contresens sur le mot grec 猪﨎精見. L’ouvrage d’Aristote que nous appelons La Métaphysique a été nommé ainsi parce que, dans l’édition qu’en donna Andronicos de Rhodes, il faisait suite à la physique. Les livres qui le constituaient furent donc désignés par les mots: 精見 猪﨎精見 精見 﨏羽靖晴見. Plus tard, l’expression «métaphysique» signifia ce qui se trouve au-delà de la nature, bien que 猪﨎精見, qui veut dire après, ne puisse correctement recevoir le sens de: au-delà.
Mais si le terme «métaphysique» est relativement récent (métaphysique, en un seul mot, ne se rencontre pas avant le Moyen Âge), la notion qu’il désigne est fort ancienne. Dès l’Antiquité, vouloir atteindre ce qui est au-delà de la nature est, en effet, un des soucis majeurs des philosophes. Cela se voit déjà clairement chez Platon. Et sans doute la théorie platonicienne des Idées, sources et modèles de toutes choses, ne doit-elle pas être interprétée de façon naïvement réaliste, et comme si les Idées formaient une sorte de monde séparé. Platon, cependant, ne craint pas de parler du ciel des Idées et, par exemple dans le Phèdre, d’expliquer l’amour en disant que les âmes, ayant quelque souvenir des «choses du ciel», où jadis elles ont suivi le cortège des dieux, sont saisies d’enthousiasme et d’une sorte de délire dès que, sur cette terre, une beauté rencontrée les leur rappelle. La beauté est donc bien le signe d’un autre monde, situé «par-delà» le monde physique. Et le désir de retrouver cet autre monde sera, sous des formes diverses, le moteur de toute réflexion métaphysique. En son mouvement essentiel, la démarche de Descartes, s’élevant à Dieu, ne différera pas de celle de Platon.
D’autre part, Platon tend sans cesse à dépasser la connaissance scientifique (telle du moins qu’elle existe en son temps) vers la recherche des premiers principes. Il rêve d’une science absolue, totalement rationnelle, et sans mélange de sensible. Un tel projet est bien métaphysique: il se retrouvera chez tous les philosophes voulant découvrir les fondements derniers de la connaissance, ou désirant s’élever, comme Hegel, au savoir absolu.
Recherche d’un être se situant au-delà des apparences, recherche des premiers principes, tout ce que l’on appellera plus tard métaphysique est donc, dès le platonisme, nettement indiqué. Il apparaît ainsi que la métaphysique répond à la question la plus essentielle que puisse formuler un esprit humain: celle du fondement et de l’origine de sa propre pensée et, par là, celle de son rapport avec les choses. Chez Descartes, chez Kant, ce problème ne cessera d’être posé, en sorte que la métaphysique constituera, à travers les systèmes, une sorte de philosophie éternelle.
La métaphysique d’Aristote
Comme le remarque Heidegger, la métaphysique d’Aristote répond à deux soucis, par elle confondus et cependant distincts: celui de l’être, celui de la découverte des premiers principes, soucis qu’on vient de rencontrer chez Platon, mais qui prennent ici une forme nouvelle.
Toutes les sciences portent sur un genre déterminé d’être, sur des objets spécifiés et considérés en leur particularité propre. Mais tous les objets étudiés par les sciences (y compris, aux yeux d’Aristote, les objets mathématiques) ont ceci de commun qu’ils sont : l’être est leur caractère le plus général. Il doit donc y avoir une science portant sur l’être en tant qu’être, sur l’être en tant que tel, science qui méritera le nom de science première, ou de philosophie première, science qu’on appelle aujourd’hui métaphysique. À ce niveau, on peut dire que le problème qui occupa Aristote est éternel: Heidegger le reprend de nos jours quand il veut constituer une ontologie fondamentale. Pourtant, contrairement à ce que fera Heidegger, Aristote essaie de résoudre la question de l’être par une analyse essentielle, découvrant, par exemple, que tout être est fait de puissance et d’acte, de matière et de forme. C’est là subordonner le problème de l’être à celui des choses qui sont.
Aristote ne pouvait donc manquer de retrouver les difficultés qui avaient embarrassé Parménide. Comment concilier, en effet, l’unité de l’être et la multiplicité des êtres, comment comprendre l’unité de l’être si l’être ne peut exister à part des êtres particuliers, de ce que Heidegger appellera les «étants»? Réfléchissant sur ce problème, Aristote, pour déterminer les significations multiples du mot «être», aborde l’étude des catégories, étude que, dans un but analogue, Kant reprendra plus tard. Et sa recherche le conduit à passer du problème de l’être comme existence au problème de l’être comme essence, à s’interroger sur la première cause de ce qui est. En ce sens, la métaphysique d’Aristote tend à devenir une théologie.
D’autre part, Aristote aperçoit que la saisie des principes premiers de la connaissance se situe au-delà de toute science particulière. En effet, si est objet de science ce qui peut être démontré, les principes à partir desquels on démontre ne peuvent eux-mêmes être objets de démonstration. La pensée qui saisit ces principes n’est donc pas à proprement parler scientifique: elle est métaphysique. Et, en cela, la métaphysique apparaît encore comme philosophie première, science des principes indémontrables de toute démonstration. Mais, cette fois, la recherche de tels principes (ainsi le principe de contradiction) conduit Aristote à des réflexions de nature logique. En sorte que l’on peut dire que, chez Aristote, la métaphysique, ou plutôt la philosophie première, voulant, d’une part, découvrir le fondement de la réalité, d’autre part, établir les principes premiers de la connaissance, tend à se constituer à la fois comme théologie et comme logique. Cette tension intérieure se retrouvera, par la suite, en toute métaphysique. Et l’on peut considérer que la révolution kantienne consistera essentiellement à substituer à une métaphysique considérée comme théorie de l’être une métaphysique définie comme théorie de la connaissance.
2. Transformation de la métaphysique
Le dieu créateur et la preuve ontologique
L’idée judéo-chrétienne d’un dieu créateur de toutes choses va contribuer à l’identification de la métaphysique et de la théologie, mais en un sens différent de celui d’Aristote. Pour Aristote, Dieu n’était cause du monde qu’à titre de cause finale du mouvement qui tend vers lui. Cela laissait intact le problème posé par Parménide, problème du rapport de l’unité de l’être et de la multiplicité des choses qui sont. Pour les penseurs chrétiens, au contraire, Dieu est le créateur, la cause directe de l’existence de tous les êtres. De ce fait, le problème de Parménide disparaît, et la théorie de l’être se trouve profondément transformée. Si, en effet, tous les êtres sont des dépendances et des effets de l’Être premier, si Dieu seul mérite, au sens absolu, le nom d’être, la métaphysique, comme science de l’être en tant qu’être, devra devenir la science de Dieu, et se réduire, cette fois totalement et sans réserves, à la théologie.
En une telle perspective devait naître ce que Kant appellera plus tard l’argument ontologique, argument que l’on peut considérer comme essentiel à la métaphysique moderne, puisqu’on le retrouvera chez Descartes, chez Spinoza, chez Malebranche, chez Leibniz, et même, en un sens différent il est vrai, chez Hegel et les post-kantiens. Dieu apparaît, en cet argument, comme l’être absolu, l’être que, d’aucune façon, on ne saurait nier, l’être qui existe par soi, l’être qui contient en lui-même sa propre raison d’être, l’être, comme le dira Spinoza, dont l’essence enveloppe l’existence. Et cet être est aussi celui dans lequel la pensée s’enracine, celui qui lui permet de sortir de soi, de porter sur les choses, de se découvrir comme pensée du réel.
L’argument dit ontologique (rappelons encore que ce nom lui fut donné par Kant) est formulé pour la première fois par saint Anselme, en son célèbre Proslogion. Aux yeux d’Anselme, seul l’insensé, c’est-à-dire celui qui est privé de raison et ne craint pas d’énoncer des affirmations contradictoires, peut déclarer que Dieu n’est pas. Dieu est en effet l’être tel que rien de plus grand ne peut être conçu. Il suffit qu’une telle définition soit comprise pour qu’il soit établi qu’un tel être existe au moins à titre d’idée, au moins «dans l’esprit». Mais si un tel être n’existait que dans l’esprit, on pourrait en concevoir un plus grand, à savoir un être semblable existant aussi en fait. Il faudrait donc dire que l’être tel que rien de plus grand ne peut être conçu n’est pas l’être tel que rien de plus grand ne peut être conçu, ce qui est la contradiction même. L’être tel que rien de plus grand ne peut être conçu existe donc, et dans l’esprit, et en fait. Et cet être est Dieu.
Descartes reprendra l’argument en lui donnant une forme mathématique: l’existence de Dieu résulte de sa définition comme il résulte de la définition du triangle que la somme de ses angles est égale à deux droits. Pour Malebranche, il s’agira d’une preuve de simple vue. Aux yeux de Leibniz, l’existence paraîtra analytiquement contenue dans l’idée de Dieu. Spinoza insistera sur le fait que Dieu est cause de soi. Mais, pour tous ces philosophes, la notion d’être va bien rejoindre celle de Dieu, avec laquelle elle se confond. C’est pourquoi, quand il voudra condamner la métaphysique dogmatique, Kant estimera que sa démarche est tout entière calquée sur la preuve ontologique. Réfuter cette preuve, démontrer l’inanité des raisonnements métaphysiques, séparer l’affirmation de l’être de l’affirmation de Dieu, soustraire l’être à la pensée, tout cela, pour Kant, ne fera qu’un.
Métaphysique et théologie chez saint Thomas
Pourtant, les philosophes du Moyen Âge sont loin d’accueillir unanimement la preuve ontologique: en particulier, l’argument de saint Anselme est rejeté par saint Thomas. Par la preuve ontologique, en effet, l’esprit humain semble s’installer d’emblée dans l’être, se passant non seulement du recours à la révélation, mais encore de l’expérience du monde. La raison thomiste se montre plus modeste. C’est à partir du monde, et par la preuve cosmologique, qui invoque la nécessité d’une cause du monde, qu’elle s’élève à Dieu.
Mais, chez tous les philosophes du Moyen Âge, Dieu, quelle que soit la voie par laquelle on l’atteint, demeure l’Être suprême, le seul être qui soit au sens plein de ce mot: la métaphysique reste donc confondue avec la théologie. Si Dieu est l’Être des êtres, comment pourrait-il y avoir en effet, en dehors de la science de Dieu, une science de l’être en général, telle que la voulait encore fonder Aristote?
En revanche, et cette fois par extension, la métaphysique porte, chez saint Thomas, sur tout ce qui manifeste le surnaturel, étant entendu que tout ce qui est surnaturel est, en quelque mesure, divin. L’âme en tant qu’immortelle, les anges sont donc les objets de la métaphysique, objets immatériels, non sensibles, et, comme le dit saint Thomas, transphysiques (transphysica ). La métaphysique devient alors la science de Dieu et de tout ce qui se rattache directement au divin.
Est-ce à dire que la métaphysique thomiste soit identique à la théologie révélée? Bien au contraire, si elle a le même objet, elle en diffère par la méthode, elle n’use que des ressources naturelles à l’esprit humain, elle ne met en œuvre que la seule raison. Ainsi se distingueront toujours, et pour les philosophes chrétiens eux-mêmes, l’aspiration religieuse et l’aspiration métaphysique au surnaturel. La métaphysique appartient à la philosophie. Et la théologie métaphysique constitue ce que l’on a appelé, ce que Kant appellera encore, la théologie rationnelle.
Chez saint Thomas, cependant, une telle théologie ne peut prétendre à une totale indépendance: elle doit se subordonner à la théologie révélée. Et c’est la théologie révélée qui fournira souvent la solution de problèmes qui, pour notre seule raison, seraient définitivement insolubles. Une telle conception se retrouvera chez Malebranche et chez Pascal, estimant tous deux que le péché originel peut seul rendre compte des caractères contradictoires de la nature humaine. Ainsi, bien avant Kant, qui examinera cette difficulté en sa première antinomie, saint Thomas remarque que notre raison ne saurait décider si le monde a eu, ou non, un commencement dans le temps. À s’en tenir aux évidences naturelles, on peut fournir des arguments tant en faveur de la thèse de l’éternité qu’à l’appui de l’affirmation d’un début temporel de l’univers. Seule la foi, révélant que le monde a été créé, permet ici d’atteindre une vérité que, livré à ses seules forces, l’entendement humain ne saurait établir.
Il faudra donc attendre Descartes pour que la métaphysique redevienne purement rationnelle. Un Dieu découvert par la seule raison justifiera alors, par sa véracité, la raison elle-même. Et le XVIIe siècle sera le siècle des systèmes métaphysiques qui, demeurant théologiques, seront cependant libérés de tout appel à la révélation.
3. Du retour à la raison au discrédit de la métaphysique
La métaphysique de Descartes
La métaphysique de Descartes peut être considérée comme la source de toute métaphysique moderne. Il convient pourtant de remarquer ce que cette métaphysique a d’ambigu. On pourrait même prétendre que la métaphysique cartésienne est moderne dans la mesure où nous lui conférons un sens que Descartes, en son intention explicite, ne lui a pas clairement donné. En présentant l’ouvrage qui porte en latin le titre de Meditationes de prima philosophia , et en français celui de Méditations métaphysiques , Descartes annonce en effet que l’on y trouvera avant tout la démonstration de l’existence de Dieu et celle de l’immortalité de l’âme, ou, du moins, de la distinction de l’âme et du corps. C’est là conserver à la métaphysique sa définition médiévale: elle demeure bien la science de ces réalités invisibles et «transphysiques» que saint Thomas tenait pour ses objets propres. Elle est, pourrait-on dire, la science des objets immatériels.
Mais il faut convenir que Descartes ne consacre pas beaucoup de temps à l’étude positive de tels objets. De Dieu, il n’affirme guère que l’existence, l’infinité et la véracité. De l’âme, il se contente de dire qu’elle est pure pensée, distincte du corps. En fait, le Dieu de Descartes apparaîtra surtout comme le fondement et le garant d’une connaissance dont l’âme constituera le sujet. De ce fait, la nature même du savoir métaphysique sera profondément modifiée. Jusque-là, la métaphysique était savoir suprême. Avec Descartes, elle devient la racine de tout savoir.
«Toute la philosophie, écrit Descartes dans la lettre-préface de l’édition française des Principes de la philosophie , est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences.» Dans cette mesure, Descartes abandonne ce qu’on a appelé la métaphysique spéciale, étudiant ces objets spécifiés que sont, par exemple, l’âme et Dieu, et revient à une métaphysique générale, réfléchissant sur l’Être qui est à l’origine de tous les êtres, à la source de toute science et de toute réalité. Et sans doute, de la conception médiévale, Descartes garde-t-il l’idée que cet Être est un dieu créateur. Mais c’est aussi, et avant tout, un dieu véridique, un dieu qui garantit mes idées claires, et la prétention de mon esprit à atteindre le réel. Ce dieu se trouve à l’origine de tout savoir.
Chacun de ces deux aspects de la métaphysique cartésienne aura, dans la suite de l’histoire des idées, un sort bien différent. Nul ne prouve plus, aujourd’hui, l’immortalité de l’âme par des arguments empruntés aux Méditations , nul n’invoque plus à l’appui de sa foi les preuves que Descartes propose pour établir l’existence de Dieu. En revanche, la primauté de l’esprit sur l’objet, établie par Descartes, paraît toujours actuelle: elle annonce, en particulier, ce qu’on appellera chez Kant la révolution copernicienne, substituant à une explication de la connaissance opérée à partir de l’objet une explication partant du sujet; elle rend possible tout ce qui, dans la philosophie contemporaine, dépend encore de cette révolution.
En dépit de son titre et de l’apparence, la métaphysique cartésienne n’a donc rien de médiéval. Elle n’est pas étude de Dieu, de l’âme et du monde. Elle est la mise en place de ces trois réalités, entre lesquelles elle établit une hiérarchie nouvelle, tout aussi contraire à celle de la scolastique qu’à celle du sens commun. Pour nous tous, en effet, ce qui semble le plus évident est le monde. L’âme paraît douteuse, et Dieu n’est l’objet que d’une difficile croyance. Or, par le doute, Descartes met d’abord en question l’ensemble des objets perçus, et la connaissance scientifique elle-même. Par la prise de conscience de ce doute, le moi pensant découvre son être propre, et devient notre première certitude; notre âme, comme le dit Descartes, paraît ainsi plus aisée à connaître que notre corps. Réfléchissant sur soi, notre esprit découvre enfin l’idée de l’infini, à partir de laquelle il s’élève à l’existence même de Dieu, créateur de ma pensée et de toutes choses. La véracité divine fonde alors le droit qu’a notre raison de s’exercer sans contrainte, et son pouvoir d’atteindre la vérité. Et c’est à partir de cette garantie que le monde matériel lui-même pourra être retrouvé. En sorte que l’ordre commun des évidences se trouve bouleversé.
Ici, quelque chose commence, et les démarches qu’effectue Descartes, les réalités qu’il invoque, si elles sont encore désignées par des mots empruntés au vocabulaire ancien, prennent un sens nouveau. Le doute cartésien n’est pas doute sceptique, le sujet qu’affirme la «Méditation seconde» n’est pas ce sujet humain qui, pour les Grecs, n’était source que de l’erreur. L’esprit connaissant, découvrant ses pouvoirs, se trouve mis à la première place, et Kant n’aura plus qu’à reprendre et à approfondir son analyse pour y découvrir les conditions de possibilité de tout objet.
La métaphysique cartésienne innove aussi en ce que, loin d’être connaissance théorique et purement intellectuelle, elle est méditation et réflexion vécue. C’est par une expérience temporelle que l’esprit découvre qu’il est la condition de tout ce qu’il connaît et peut connaître. Cette insertion de la temporalité dans l’essence même de la découverte annonce Hegel. D’autre part, comme on le voit dans la célèbre analyse dite du morceau de cire, Descartes inaugure l’analyse transcendantale des conditions de notre perception. Il affirme à la fois que la conscience connaissante n’est qu’une manifestation de l’Être, auquel elle doit demeurer soumise, et qu’elle est supérieure à tout ce qui, apparaissant d’abord comme Monde, se révèle à titre d’objet connaissable. En ce sens, la démarche cartésienne ne saurait être dépassée, et ce n’est pas par hasard que Husserl intitulera l’un de ses ouvrages Méditations cartésiennes.
Et, pourtant, il faudra attendre Kant pour que la métaphysique de Descartes porte vraiment de tels fruits, fruits qui, du reste, seront méconnus par Kant lui-même. Dans les systèmes qui succèdent à la métaphysique de Descartes, chez les philosophes qu’on a coutume d’appeler les cartésiens, le mouvement essentiel qui animait les Méditations se trouve perdu: on ne rencontre plus ni le doute, ni le cogito. Rendue par Descartes à sa certitude, la raison humaine, oubliant la démarche par laquelle elle s’est libérée, a l’ambition de tout connaître ou, du moins, de donner une image exacte du tout de l’univers. C’est la période des grands systèmes, que beaucoup considèrent à tort comme l’expression la plus achevée de la métaphysique.
Les grands systèmes
On a souvent dit que la seconde moitié du XVIIe siècle fut l’âge d’or de la métaphysique. C’est vrai en un sens, car jamais on ne vit proposer tant d’explications de l’univers, ordonnées, cohérentes et profondes. Cette époque est celle des grands systèmes de Malebranche, de Leibniz, de Spinoza. Et, pourtant, cette apogée de la métaphysique est l’annonce de son prochain déclin.
Selon Malebranche, la raison aperçoit directement les idées en Dieu. Consulter sa raison, c’est consulter le Verbe, qui répondra toujours à nos interrogations attentives, l’attention étant une sorte de prière naturelle que l’esprit adresse à Dieu pour découvrir la vérité. Il nous est donc possible de pénétrer les desseins mêmes de Dieu. Malebranche prétend nous apprendre pourquoi Dieu a créé le monde, pourquoi il n’agit que par des lois générales, et à partir de quoi s’expliquent toutes les imperfections apparentes, les désordres, les douleurs et les monstruosités. En un tel système, c’est la totalité de ce que nous constatons qui se trouve justifiée. Mais, par là même, surnaturel et naturel tendent à se confondre, et l’objet dernier de notre connaissance devient cet univers étalé dans l’espace, dont la science découvre la structure et les lois. Le système de Malebranche tend au naturalisme. Autant qu’une métaphysique, il nous présente une cosmologie.
Selon le «principe de raison suffisante», Leibniz estime que, de toute chose, il est possible en droit de rendre raison. Mais les raisons dernières des choses ne se découvrent pas dans le plan du mécanisme. Métaphysiquement considéré, le monde est composé de substances spirituelles, ou monades, qui sont les sujets auxquels peuvent être logiquement attribués tous les événements qui leur adviennent. À une analyse infinie, toute proposition vraie apparaîtrait donc comme totalement rationnelle. Et sans doute Dieu, seul capable d’une telle analyse, a-t-il eu le choix, au moment de la création, entre une infinité de mondes possibles. Mais le principe du meilleur, que, dans sa bonté, il devait nécessairement suivre, l’a, cette fois, moralement déterminé à choisir et à créer le meilleur des mondes possibles. Une fois encore, il peut donc être rendu raison de tout, et le système proposé par le philosophe se donne comme le système même de l’univers.
Une même ambition se fait jour chez Spinoza, qui veut, par la connaissance, nous conduire à la liberté, à la béatitude et au salut. Dieu est la substance unique des choses. Nous connaissons deux de ses attributs, l’étendue et la pensée. Chacun se développe indépendamment de l’autre, et une infinité de modes peuvent en être déduits. Mais l’ordre et la connexion des idées ne font qu’un avec l’ordre et la connexion des choses. En sorte qu’en enchaînant ses pensées dans l’ordre dû, qui est celui de la raison, l’esprit pensera par idées adéquates, et en complète conformité avec le réel. Et, l’idée qu’il prendra de lui-même coïncidant avec celle que Dieu a de lui, il expérimentera sa propre éternité.
Il est clair que ces brèves indications ne tendent en rien à révéler la profondeur et la richesse des grands systèmes métaphysiques de la seconde moitié du XVIIe siècle. Elles veulent seulement mettre en lumière l’ambition rationaliste qui les inspire, ambition qui, aux yeux de la plupart, est le caractère essentiel de l’entreprise métaphysique. Les philosophes de cette époque pensent avoir atteint la vérité absolue: l’ordre qu’ils nous proposent pour enchaîner nos idées leur paraît être l’ordre même du réel.
Et c’est pourquoi l’on peut penser que cette apparente victoire de la métaphysique n’est en réalité que défaite de la véritable métaphysique. Elle l’est, d’abord, en ce que les systèmes proposés s’opposent entre eux: Malebranche, Leibniz, Spinoza prétendent nous enseigner ce qu’est le monde en sa réalité dernière. Mais chacun nous en donne une image différente. En outre, les systèmes de ces auteurs sont en grande partie des systèmes de l’objet: en ce sens, ils apparaissent, plus encore que comme métaphysiques, comme des systèmes physiques, des systèmes de la nature. Or, au même moment, l’étude de la nature est entreprise par une science qui réalise chaque jour de nouveaux progrès, grâce à une méthode patiente et à des expériences sans cesse renouvelées. En face des conquêtes plus modestes, mais plus solidement établies de la science, les grands systèmes de Malebranche, de Leibniz, de Spinoza vont donc apparaître comme des rêves, inspirés par l’oubli des limites de l’esprit humain. Avec le XVIIIe siècle on verra, au succès des systèmes, succéder le discrédit de la métaphysique.
L’empirisme
Le discrédit de la métaphysique au XVIIIe siècle a revêtu bien des aspects. Il prend parfois celui du scepticisme ou de l’agnosticisme: les problèmes posés par la métaphysique sont alors tenus pour insolubles et, en tout cas, comme étant au-dessus des pouvoirs de la raison humaine. Un certain esprit scientiste se développe d’autre part: on attend de la science, et d’elle seule, tout progrès positif de la connaissance. Tout cela apparaît chez Voltaire, qui se moque des métaphysiciens, chez Diderot, chez la plupart des Encyclopédistes. Au rationalisme doctrinal, affirmant que le fond de l’être est raison, succède alors un rationalisme méthodique, faisant de la raison, non la mesure de l’être, mais celle de notre connaissance. Et cette raison même est tenue, non point, comme chez Platon ou chez Malebranche, pour une faculté capable de nous donner l’intuition de l’être, mais pour le moyen d’organiser nos expériences et nos pensées. Pourtant, le XVIIIe siècle n’abandonne pas toute philosophie, au sens traditionnel de ce mot. Mais sa philosophie est empiriste et critique, elle dérive de Locke et de Condillac. Aussi son histoire est-elle marquée par la destruction des deux notions fondamentales sur lesquelles semblait reposer la métaphysique classique: la notion de substance, celle de cause. Berkeley ruine la notion de substance matérielle, Hume celles de substance spirituelle et de causalité.
Berkeley est lui-même un métaphysicien. Il nous présente un univers composé d’âmes, âmes que Dieu affecte de ces sensations qui composent pour nous le monde. Mais la méthode de Berkeley est empiriste et critique. Elle rejette avant tout les idées abstraites, idées que Locke avait admises pour expliquer le fait du langage. Berkeley remarque qu’aucune idée abstraite ne saurait se découvrir sans l’intuition de l’esprit. Peut-on se représenter une couleur qui ne serait aucune couleur particulière, peut-on se représenter un cheval qui ne serait ni grand, ni petit, ni blanc, ni noir, ni brun? Or une telle critique, appliquée à l’idée de matière, révèle en elle une absence totale de contenu. Quand nous parlons de matière, nous ne saurions rien concevoir qui ne soit sensation, perception, ou idée de l’esprit. Seuls donc existent, comme substances, des esprits: l’existence du monde est celle de leurs idées.
Mais Hume, reprenant la méthode de Berkeley, l’applique à son tour à la notion de substance spirituelle. Quand je me retourne vers moi-même, je n’aperçois qu’une série d’états, et non ce moi, un et identique, ce moi substance, cette âme que Descartes avait cru découvrir. Dieu ne saurait davantage être prouvé avec certitude. Voilà donc la métaphysique privée de ses objets.
Nous ne saurions non plus atteindre, au sens métaphysique, une cause. Analysant cette idée, Hume établit que nous ne trouvons jamais, dans l’antécédent, la raison du conséquent. Nous ne percevons pas non plus de productivité, d’action passant du phénomène-cause au phénomène-effet. Seule nous est offerte une succession. Mais la constatation répétée de couples de faits développant l’habitude d’attendre l’un des termes lorsque l’autre est donné, le sentiment que nous prenons de cette attente engendrent en nous l’idée de causalité: c’est dans cette impression de transition espérée et facile que réside tout ce qu’il y a de positif dans l’idée de cause.
Ainsi se trouve consommée la ruine de la métaphysique. Chez Malebranche, chez Leibniz, le monde était soutenu par Dieu. Avec Hume, sa structure semble reposer tout entière sur le sujet humain. Or ce sujet n’est pas encore, ce qu’il sera chez Kant, un sujet transcendantal. C’est un sujet fait d’habitudes et de sentiments, c’est un sujet nature. La nature semblant se suffire, il n’y a plus de place pour cet appel à l’au-delà de la nature, qui constitue l’essence de la métaphysique.
4. Kant et le problème de la métaphysique
L’activité du sujet et la science
Il est clair, cependant, que le naturalisme du XVIIIe siècle aboutit à quelque scepticisme. Pourquoi les mêmes faits se suivent-ils toujours? Pourquoi notre attente causale est-elle satisfaite? Ces questions, Hume ne les pose pas ou les tient pour insolubles. Il y a, entre l’homme et la nature, une certaine harmonie, dont on semble alors se contenter.
Kant ne s’en contente pas. Il aperçoit que la théorie de Hume n’explique en rien l’universalité et la nécessité des lois que découvre la science. Car la science existe, et le rôle de la philosophie est de découvrir comment elle est possible. La philosophie kantienne fondera donc la science. Et, dans cette mesure, elle constituera une nouvelle métaphysique, que l’on pourrait appeler métaphysique critique. Le sujet auquel s’élève cette métaphysique n’est ni le Dieu de Descartes, ni le sujet, psychologique et naturel, qu’invoquait Hume. Son activité est transcendantale, et c’est comme telle qu’elle rend possibles les «jugements synthétiques a priori » qui constituent notre savoir. L’esthétique transcendantale découvre, en notre sensibilité, ces formes a priori que sont l’espace et le temps, formes auxquelles toute chose, pour être perçue, doit se soumettre. L’analytique transcendantale étudie la formation de l’objet de la connaissance par le pouvoir unificateur de l’entendement: celui-ci applique ses catégories au divers fourni par la sensibilité, et, sans cette synthèse, nul objet ne saurait nous apparaître comme réel. Mais il faut y prendre garde: l’existence dont Kant décrit ici la constitution n’est pas l’existence en soi, l’existence que croyaient atteindre les anciennes métaphysiques. Elle n’est pas l’être. C’est l’existence, purement phénoménale, de l’objet scientifique. Or Kant oppose au phénomène le noumène, et la chose en soi.
Il y a donc quelque abus à considérer, comme on le fait souvent aujourd’hui, la critique kantienne comme une métaphysique positive, révélant comment le sujet transcendantal constitue l’«être» de l’objet. Il faut rappeler au contraire que jamais, selon Kant, un être véritable n’est constitué par l’activité, fût-elle transcendantale, du sujet, et que le sujet transcendantal lui-même n’est jamais affirmé par Kant comme un être. Et c’est pourquoi, après l’esthétique et l’analytique transcendantale, Kant place sa dialectique transcendantale, tout entière consacrée à la critique de la métaphysique, et, particulièrement, à la réfutation de l’opinion selon laquelle nous pourrions atteindre l’être du sujet.
La critique kantienne de la métaphysique
Mais il ne faudrait pas croire non plus, comme on le faisait couramment à la fin du siècle dernier, que l’intention de Kant ait été de ruiner la métaphysique pour laisser toute place à la science. À vrai dire, Kant, à l’époque où il écrit, constate que l’ancienne métaphysique est abandonnée de tous: il n’aura donc pas à la détruire, puisque personne n’y croit plus. Ce qu’il veut, c’est comprendre les raisons de cet échec, tout comme il a découvert les raisons du succès des sciences. Et, dans les deux cas, son effort porte sur l’étude des jugements synthétiques a priori. Car on trouve de tels jugements en métaphysique aussi bien qu’en mathématiques et en physique. Mais alors que, dans les sciences, l’activité de l’entendement s’exerce sur un donné sensible qu’elle unifie, l’activité rationnelle qu’on peut découvrir à la source de la métaphysique ne porte sur aucune intuition: elle s’exerce donc à vide. La métaphysique n’est pas parvenue à se constituer. Elle n’existe qu’à titre de «disposition naturelle». Et cette disposition naturelle n’engendre que l’illusion.
Cette position du problème est tout à fait nouvelle. Le XVIIIe siècle avait pris, vis-à-vis de la métaphysique, une attitude purement négative, rattachant ses constructions au besoin de croire, et à une sorte de délire affectif. Kant, au contraire, voit dans la métaphysique le fruit d’une exigence purement rationnelle. Et c’est la source rationnelle de la métaphysique qui explique que l’illusion dont elle est faite ne puisse être véritablement réduite. Elle persiste après sa réfutation. Elle n’en est pas moins une illusion.
Les pseudo-connaissances forgées par la raison humaine en ce qui concerne l’âme, le monde et Dieu constituent ce que Kant appelle l’apparence transcendantale. Cette apparence résulte de l’illégitime extension, hors de toute intuition, de nos concepts. Et cette extension même se produit sous l’influence de principes qui, comme le dit Kant, «repoussent les bornes de l’expérience» et «commandent même de les franchir». Ces principes, dits transcendants, sont ceux mêmes de la raison: ils nous conduisent à des idées dont l’objet ne peut être donné dans aucune expérience. On peut en ce sens parler de concepts de la raison, ou d’idées transcendantales. Kant les déduit a priori des fonctions mêmes du raisonnement syllogistique. Et il retrouve ainsi, avec le moi, le monde et Dieu, les divisions classiques de la métaphysique traditionnelle: psychologie rationnelle, cosmologie rationnelle, théologie transcendantale.
Par l’examen des paralogismes de la raison pure, Kant entreprend la critique de la psychologie rationnelle. Selon lui, c’est par un sophisme qu’on s’élève du «je pense» au «je suis», et donc à l’existence de l’âme. La critique de toute cosmologie qui se voudrait ontologique est fondée sur l’examen des antinomies: si elle pose le monde comme chose en soi, la raison est nécessairement conduite, en ce qui le concerne, à des thèses et à des antithèses nécessaires, et pourtant contradictoires. Enfin, dans son étude de l’idéal de la raison pure, Kant établit la non-validité de toutes les preuves de l’existence de Dieu.
L’intention de Kant n’est pourtant pas de nier l’immortalité de l’âme ou l’existence de Dieu. Il retrouvera ces vérités par une autre voie, celle de la morale. Il les posera alors par les postulats de la raison pratique. Mais elles ne seront pas, à ses yeux, l’objet d’une véritable connaissance. C’est en ce sens que Kant a pu écrire qu’il avait voulu abolir le savoir pour laisser place à la foi. Comme prétention à la connaissance rationnelle de l’au-delà de l’objet scientifique, la métaphysique est donc condamnée.
5. Renaissance et négation de la métaphysique
Des post-kantiens à Bergson
Dans la critique même qu’il présentait de la métaphysique, Kant mettait en lumière le pouvoir constructeur de la raison. C’est l’idée de ce pouvoir que reprend Hegel pour affirmer, selon sa formule célèbre, que tout ce qui est rationnel est réel, que tout ce qui est réel est rationnel. On retrouve ici l’équivalent de la métaphysique spinoziste: l’ordre des idées est l’ordre même des choses, et en suivant son propre mouvement, la raison construit l’univers. L’erreur de Spinoza, aux yeux de Hegel, a seulement été de se faire de la raison une conception mathématique. Or le raisonnement mathématique reste extérieur à son objet. Mais que l’on aperçoive que la marche de la raison est dialectique, et l’on verra que le devenir de l’histoire n’est autre que celui de l’esprit. Se recueillant en lui-même, et repensant l’histoire, l’esprit parviendra donc au savoir absolu. Car, selon Hegel, l’absolu n’apparaît qu’à la fin. Il est essentiellement résultat.
Bien que Hegel emploie peu volontiers le mot «métaphysique», que même il prend souvent en mauvaise part, la philosophie de Hegel, aboutissant au savoir absolu, et prétendant découvrir le sens dernier de tout ce qui est, est bien une métaphysique. On peut en dire autant de celle de Fichte, de celle de Schelling, de celle de Schopenhauer identifiant à la volonté cette chose en soi que Kant tenait pour inconnaissable. La première moitié du XIXe siècle a été nommée l’époque des systèmes, et il est tout à fait remarquable de voir, après la critique kantienne de la métaphysique systématique, renaître avec cette vigueur les systèmes métaphysiques.
Mais on peut aussi s’opposer au kantisme d’un autre point de vue, et essayer de constituer une métaphysique échappant à sa critique, en découvrant pour elle cette expérience que Kant déclarait lui manquer. C’est ce que fera Bergson. Pour Bergson, l’être se découvre dans le devenir même de la conscience. Rejetons la division spatialisante de la technique, la division conceptuelle et symbolique de la science et du langage, et nous retrouverons, en cette sympathie par laquelle on se transporte «à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable», l’expérience métaphysique. Car la métaphysique est, selon Bergson, «la science qui prétend se passer de symboles». Elle est coïncidence pure, et abolit toute distance entre le sujet et l’objet. En elle se découvre l’élan d’une durée créatrice, d’un sujet qui transcende le moi et rejoint l’action divine, jaillissement permanent et source d’imprévisible nouveauté.
Le positivisme et le marxisme
La critique kantienne est la dernière des critiques proprement philosophiques de la métaphysique. Au XIXe siècle, la métaphysique ne sera plus véritablement critiquée, mais souvent contestée et niée. Ainsi, pour condamner la métaphysique, Marx aussi bien que Comte se placent en dehors d’elle et refusent de considérer ses problèmes.
Le marxisme rejette la métaphysique pour plusieurs raisons. Tantôt il voit dans ses constructions des idéologies, dont il prétend découvrir les racines en des intérêts de classe. Tantôt il juge que le souci métaphysique nous détourne des tâches plus urgentes de la transformation sociale et de la révolution. Tantôt enfin il estime que les problèmes métaphysiques ne pourront être correctement posés que dans une société où l’homme sera délivré de toute aliénation.
C’est au nom de la science que le positivisme de Comte rejette la métaphysique. Selon Comte, l’esprit humain passe, en chaque ordre de connaissance, par trois états. Le premier est l’état théologique: l’homme cherche alors les causes des phénomènes dans des volontés semblables aux volontés humaines, dans l’intervention de dieux. Dans le deuxième état, dit état métaphysique, les agents surnaturels sont remplacés par des entités abstraites, tenues pour capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés. Enfin, avec l’état positif, l’esprit parvient à une conception scientifique, et, selon Comte, définitive et suffisante du réel. Renonçant à atteindre les choses en soi, l’homme se borne à l’observation des phénomènes, c’est-à-dire de ce qui lui est donné. Renonçant à trouver des causes, il établit des lois, lui permettant d’agir sur le monde. Aux yeux de Comte, par conséquent, l’ère métaphysique est définitivement terminée. Enfin dans les pays anglo-saxons, la «philosophie analytique», qui a succédé au «positivisme logique», tient toutes les affirmations métaphysiques pour autant de non-sens.
6. Actualité de la métaphysique
Hamelin, Husserl et Heidegger
Mais, de même qu’elle a résisté à la critique qu’en présentait Kant, la métaphysique survit à ses négations, marxistes ou positivistes. Il est de fait que la philosophie contemporaine est tout entière métaphysique, ou pénétrée de métaphysique. L’idéalisme d’Octave Hamelin est bien une métaphysique. On le trouve à la source de ce qu’en France on a appelé la «philosophie de l’esprit». Hamelin, écrit René Le Senne, «enseigne expressément que rien ne peut s’introduire du dehors dans l’esprit, qui est tout et plus que tout». Louis Lavelle réfléchit sur l’expérience de l’être qu’on peut trouver à l’origine de toute pensée. Gabriel Marcel essaie de cerner ce qu’il appelle le «mystère ontologique», et écrit un Journal métaphysique.
Les études de Husserl sur la «conscience donatrice originaire» et l’«intentionnalité» sont également métaphysiques. Et l’on sait quelle influence la phénoménologie de Husserl a exercée tant sur l’existentialisme allemand que sur l’existentialisme français: L’Être et le Néant de Sartre, la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty sont bien des ouvrages de métaphysique.
Heidegger, il est vrai, s’efforce d’effectuer une remontée régressive vers les fondements de la métaphysique, fondements qu’il dit, de ce fait, non métaphysiques. Mais chercher les fondements de la métaphysique, explorer ce sol où plongent les racines de la métaphysique, ou, plus exactement, cette racine de tout savoir qu’est la métaphysique, c’est bien encore faire de la métaphysique. Soucieux du problème de l’être, Heidegger reproche sans doute à la métaphysique occidentale de l’avoir négligé. Cela revient à dire qu’il lui reproche de n’avoir pas été assez métaphysique, d’avoir hérité des préjugés d’une science réduisant le réel à un ensemble d’objets mesurables. Ce en quoi l’on peut penser que Heidegger méconnaît injustement le sens de l’être qu’avaient ses prédécesseurs. Mais on ne saurait nier que la pensée heideggérienne ne réponde au souci essentiel de la métaphysique.
Si donc, malgré les critiques dont elle est l’objet, malgré les attaques qu’elle subit de toutes parts, la métaphysique demeure vivante, il y a lieu de se demander ce qui lui assure cette vitalité. S’agit-il seulement de la permanence d’un besoin humain, de l’anxiété devant le mystère de la mort ou de la destinée? Ou faut-il reconnaître à la métaphysique une valeur spécifique, telle que sa suppression ou son oubli entraîneraient une mutilation de l’homme? La métaphysique se contente-t-elle de poser des problèmes? Ou pouvons-nous découvrir une vérité en ses affirmations?
Métaphysique et systèmes
Il faut d’abord en convenir: dans la mesure où elle prétend à la totalité, ou au savoir absolu, l’exigence métaphysique est en échec. Elle aboutit alors à la constitution de systèmes, et nul système n’a réussi à s’imposer. Ceux du XVIIe siècle ont engendré, chez les penseurs du siècle suivant, le scepticisme. Celui de Hegel a provoqué à la fois les protestations de Kierkegaard et les critiques de Marx. L’exigence métaphysique est exigence d’un savoir rigoureux, totalement démontré, et pouvant ainsi s’imposer à l’esprit de tous les hommes. Comment prétendre qu’un système puisse constituer un tel savoir, si les systèmes s’opposent entre eux, et si, au cours de l’histoire de la philosophie, les systèmes n’ont cessé de succéder aux systèmes?
Mais il n’en faudrait pas conclure que l’échec des systèmes soit nécessairement l’échec de toute métaphysique. La croyance, fort répandue, selon laquelle il en est ainsi vient de ce que l’on a d’abord identifié esprit métaphysique et esprit systématique, ce que rien n’autorise à faire. On a même pu remarquer que, plus encore que métaphysiques, les systèmes sont cosmologiques, ou, avec Hegel, historiques: ce sont des systèmes de l’objet, et il ne peut y avoir, en effet, de systèmes que de l’objet. On tiendra donc les systèmes pour ce qu’ils sont: les fruits de l’ambition, inhérente à l’esprit humain, de connaître et de penser la totalité de l’univers. L’esprit construit alors des ensembles coordonnés d’hypothèses, ensembles dont on peut admirer l’architecture et la cohérence interne, mais qui demeurent inadéquats à la vérité.
Tout système propose un monde. L’exigence métaphysique est celle d’un au-delà du monde: c’est bien ainsi qu’elle est apparue chez Platon s’élevant aux Idées, chez Descartes prouvant Dieu, chez Kant remontant de la connaissance aux conditions a priori de la connaissance. Mais, si cette exigence ne trouve à se satisfaire dans aucun système, où donc découvrira-t-elle cet être vers lequel elle tend? Celui-ci lui sera-t-il livré en une expérience privilégiée, en une expérience métaphysique?
Métaphysique et expérience
On a rencontré, en effet, à côté des métaphysiques du système, des métaphysiques de l’expérience, telle celle de Bergson: ici l’intuition, abolissant toute distance entre le sujet et l’objet, prétend donner à l’homme le moyen de se placer au cœur même des choses. Et l’on pourrait soutenir aussi que ce que Spinoza appelle connaissance du troisième genre comporte une expérience immédiate de l’être.
On peut douter, cependant, de la réalité et, même, de la possibilité de telles expériences. Elles constitueraient, en tout cas, des sortes d’états exceptionnels et incommunicables, et, comme tels, étrangers à la philosophie. Comment saurais-je, en effet, en dehors des secours de la raison, que je suis en présence de l’Être? Tout ce qui peut se présenter à moi comme expérience métaphysique est indiscernable de ce que serait pour moi l’illusion d’une telle expérience. En vertu de leur essence même, l’absolu et l’au-delà ne sauraient être expérimentés. Expérimenté, l’absolu deviendrait relatif; expérimenté, l’au-delà ne serait plus que naturelle présence.
Mais on dira peut-être que, chez Descartes, la saisie du «je pense» ou la découverte de Dieu constituent des expériences métaphysiques. Il n’en est rien cependant. Chez Descartes, l’expérience saisit toujours un attribut, ou une idée, lesquels renvoient à l’être ou permettent de l’atteindre par voie de démonstration, sans qu’il y ait jamais coïncidence totale de la pensée et de l’être. Même au moment privilégié du cogito, la pensée que j’expérimente me renvoie à l’être de la chose pensante, à la substance dont elle est l’attribut. Quant à Dieu, il se manifeste en nous par son idée, à partir de laquelle il doit encore être prouvé. En sorte que si l’on peut parler, chez les grands rationalistes du XVIIe siècle, d’une sorte d’expérience métaphysique, il faut ajouter aussitôt que cette expérience constitue une sorte de limite, dont on peut se demander à bon droit si elle n’est pas celle où l’expérience proprement dite laisse la place à la position intellectuelle du concept qui rendra intelligible l’expérience elle-même. Il est, en ce sens, nécessaire de remarquer que toute expérience appelle un au-delà, par lequel elle se qualifie. Mais, de cet au-delà lui-même, on ne saurait avoir d’expérience. Et l’Être, s’il est le fond et l’horizon sur lequel se profile toute expérience, demeure, en sa substantialité, toujours transcendant.
Sur ce point, il faut donc s’en tenir aux sévères leçons du kantisme. Chez Kant, en effet, l’expérience ne saurait se définir qu’au niveau de la construction, par l’esprit, d’un donné sensible. Toute expérience est donc expérience du relatif, le sujet pur et l’objet pur, le sujet construisant et la chose non construite, demeurant par essence inaccessibles. La possibilité même d’une expérience métaphysique semble donc devoir être niée.
Métaphysique et démarche philosophique
Faut-il alors s’en tenir à l’idée que l’exigence métaphysique, si elle est fondamentale chez l’homme, ne saurait, d’aucune façon, être satisfaite? C’est l’avis de tous ceux qui tiennent la philosophie pour la plus vaine des études, et estiment, avec Pascal, qu’elle ne vaut pas une heure de peine. Mais cette opinion désolante vient de ce que l’on se refuse toujours à comprendre ce qu’est la métaphysique, et quel genre particulier de savoir elle peut atteindre. En vain les philosophes répètent-ils, depuis Socrate, que leur savoir est un non-savoir. Nul ne se donne la peine de réfléchir à ce qu’ils veulent dire.
Pour essayer de le comprendre, il faut remarquer tout d’abord que, s’ils ne peuvent communiquer leur expérience la plus intime, et s’ils diffèrent par leurs systèmes, les philosophes manifestent, par la démarche qu’ils accomplissent, un remarquable accord. Ainsi Platon, décrivant le mouvement du prisonnier de la caverne qui se «retourne» et regarde en arrière pour apercevoir les Idées, Descartes, nous conseillant de mettre en doute le monde qui, d’abord, nous semblait évident pour nous «retourner» vers nous-mêmes, Kant, nous demandant de «retourner» de l’objet au sujet qui le constitue, Husserl, opérant la réduction phénoménologique en mettant le monde entre parenthèses, accomplissent bien un même mouvement. Et ce mouvement, qui est celui même de la métaphysique, consiste en une réflexion grâce à laquelle l’esprit, cessant d’être le prisonnier du monde objectif qui lui semblait d’abord la mesure de l’être, s’élève aux conditions a priori de ce monde lui-même.
Ce retour à l’origine et à la condition, ce retour à l’être constitue-t-il un savoir? On peut l’appeler ainsi, mais il faut alors ajouter que ce savoir n’est métaphysique qu’autant qu’il ne dégénère pas à son tour en un savoir de type scientifique, ce qui précisément lui advient lorsque le philosophe présente un système. Car, il faut le répéter, un système ne peut être que cosmologique, et les philosophes du système ne nous arrachent à ce monde que pour nous en présenter un autre, composé, comme lui, d’objets. La leçon dernière et éternelle de la métaphysique, c’est que, si ce monde ne prend de réalité et de sens que par rapport à autre chose, cette autre chose n’est pas elle-même un monde. L’objet ne saurait être métaphysiquement expliqué à partir d’un autre objet, ni le monde à partir d’un autre monde. Sinon, la démarche métaphysique devrait être recommencée, pour que soit à son tour fondé et expliqué ce monde nouveau. Cela n’aurait point de fin.
Exprimant la réaction totale de la conscience humaine devant toute situation donnée, devant tout monde objectif, la métaphysique ne saurait nous conduire au repos. Son savoir est donc non-savoir, il est savoir de rien. Mais ce savoir, en apparence négatif, permet de juger tout autre savoir, de situer tout savoir constitué par rapport à l’Être, dont l’idée habite notre conscience. Aussi la vie philosophique recommence-t-elle toujours. La métaphysique n’est pas une science parmi les autres. En nous délivrant de tout dogmatisme, de tout fanatisme, de toute aliénation intellectuelle, elle nous enseigne que nulle doctrine constituée n’est à la mesure de l’être, que nulle science objective n’est, à proprement parler, ontologique, et que nulle connaissance ne contient elle-même son propre fondement.
1. métaphysique [ metafizik ] n. f.
• 1282 metaphisique; lat. scolast. metaphysica, gr. meta (ta) phusika « ce qui suit les questions de physique »
1 ♦ Recherche rationnelle ayant pour objet la connaissance de l'être absolu, des causes de l'univers et des principes premiers de la connaissance. ⇒ ontologie, philosophie. La métaphysique étudie la nature de la matière, de l'esprit, les problèmes de la connaissance, de la vérité, de la liberté. ⇒aussi épistémologie, métalogique, morale.
2 ♦ La métaphysique de (qqch.) :réflexion systématique sur les fondements d'une activité humaine. La métaphysique du droit.
3 ♦ Péj. Abus de la réflexion abstraite qui rend obscure la pensée. Tout cela n'est que de la métaphysique, ne contient rien de positif. « il ne s'est pas embarrassé de métaphysique » (Romains),de considérations abstraites, morales...
métaphysique 2. métaphysique [ metafizik ] adj.
• 1546; lat. scolast. metaphysicus
1 ♦ Qui relève de la métaphysique, porte sur des sujets de métaphysique. Les problèmes métaphysiques de la liberté humaine, de l'existence de Dieu. « Méditations métaphysiques », de Descartes. Angoisse métaphysique.
2 ♦ Qui est d'ordre rationnel, et non sensible. ⇒ transcendant. — (Chez Comte) Ère, état métaphysiques, caractérisés par une explication des phénomènes fondée sur des notions abstraites et non sur l'expérience.
3 ♦ Qui présente l'incertitude, l'obscurité attribuées à la métaphysique. Divagations métaphysiques. Cette discussion est bien métaphysique. ⇒ abstrait. — Adv. MÉTAPHYSIQUEMENT , 1685 .
● métaphysique nom féminin (latin metaphysica, du grec meta ta phusika, après le traité de physique) Réflexion globalisante qui a pour objet la connaissance de l'Être. Spéculations intellectuelles sur des choses abstraites qui n'aboutissent pas à une solution des problèmes réels : Faire de la métaphysique au lieu d'agir. ● métaphysique (citations) nom féminin (latin metaphysica, du grec meta ta phusika, après le traité de physique) duchesse de Choiseul 1736-1801 Méfions-nous de la métaphysique appliquée aux choses simples. Lettres, à Mme du Deffand Georges Clemenceau Mouilleron-en-Pareds, Vendée, 1841-Paris 1929 La métaphysique est en l'air. Nous ne pouvons que l'y laisser. Au soir de la pensée Plon Franz Kafka Prague 1883-sanatorium de Kierling, près de Vienne, 1924 Le besoin de métaphysique n'est que le besoin de la mort. Metaphysisches Bedürfnis ist nur Todesbedürfnis. Journal, 8 avril 1912 ● métaphysique adjectif Qui appartient à la métaphysique : Les preuves métaphysiques de l'existence de Dieu. Qui a un caractère trop abstrait, qui se perd dans les spéculations : Langage très métaphysique. ● métaphysique (citations) adjectif Auguste Comte Montpellier 1798-Paris 1857 [Les trois états successifs de toute pensée et de toute connaissance] : l'état théologique, ou fictif ; l'état métaphysique, ou abstrait ; l'état scientifique, ou positif. Cours de philosophie positive Louis Jouvet Crozon, Finistère, 1887-Paris 1951 Le sein de Dorine est un accessoire métaphysique. Témoignages sur le théâtre Flammarion Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz, dit O. V. de L. Milosz Tchereïa, Lituanie, 1877-Fontainebleau 1939 Le sang est l'étalon des valeurs métaphysiques. Ars magna, Nombres P.U.F. ● métaphysique (expressions) adjectif Âge métaphysique, chez A. Comte, stade de l'histoire de l'humanité où l'on cherche à expliquer les phénomènes en se fondant sur des notions abstraites et non sur l'expérience. Peinture métaphysique, courant pictural italien du XXe s.
métaphysique
n. f. Recherche rationnelle de la connaissance des choses en elles-mêmes, au-delà de leur apparence sensible et des connaissances que l'on en a grâce aux sciences positives; spécial. Ensemble des spéculations sur les idées, la vérité, Dieu, etc.
— Par ext. Toute théorie générale abstraite.
|| adj. Qui concerne la métaphysique. Certitude métaphysique.
I.
⇒MÉTAPHYSIQUE1, subst. fém.
A. — PHILOSOPHIE
1. Partie fondamentale de la réflexion philosophique qui porte sur la recherche des causes, des premiers principes. Cours, leçon, livre, problème, revue de métaphysique; critique, dogmatisme, négation, renaissance de la métaphysique. Il n'y a pas d'autre étude philosophique que la métaphysique (WEIL, Leçons de philos., Paris, Plon, 1959, p. 253). Tout ce qui ne peut être perçu par le sens externe ou par le sens interne ne peut faire l'objet d'une connaissance au sens propre. Or, c'est le cas des objets traditionnels de la métaphysique: Dieu, le monde, le moi, la liberté et l'immortalité (THINÈS-LEMP. 1975):
• 1. On sait que les objections sans cesse renaissantes qui se sont élevées contre la légitimité de ce qu'on a coutume d'appeler la métaphysique et qui se justifient par l'incontestable échec des «systèmes» n'ont jamais empêché les philosophes de reprendre l'éternel débat sur «l'être» explicitement inauguré et signalé par Aristote.
G. VALLIN, La Perspective métaphys., Paris, P.U.F., 1959, p. 31.
2. a) [Éventuellement suivi d'un adj. ou d'un compl. déterminatif] Conception particulière de la métaphysique ou système métaphysique particulier. Métaphysique biblique, néoplatonicienne, occidentale, orientale. Les métaphysiques n'étant pas en réalité ce pour quoi elles se donnent, il fallait, pour les réfuter de manière définitive, les ramener à ce qu'elles sont en effet (E. BOUTROUX, La Philos. de Kant, Paris, Vrin, 1926 [1880], p. 138). La métaphysique boehméenne éclaire singulièrement la place donnée au XIIe siècle à la Vierge-mère (M.-M. DAVY, Initiation médiév., Paris, Albin Michel, 1980, p.110).
— [Chez Platon et ses héritiers] Pour ces esprits [platoniciens], (...) la philosop`ie (...) est vraiment une métaphysique, un mouvement au-dela, un effort, non pour saisir des réalités qui expliquent, bien qu'analogues, celles de la nature, mais pour comprendre d'un point de vue supérieur, la loi même (...) en vertu de laquelle l'esprit pose spontanément les unes et les autres (J. LAGNEAU, Célèbres leçons et fragments, Paris, P.U.F., 1964, p.92).
— [Chez Aristote] La métaphysique d'Aristote tient (...) la place laissée vacante par suite du rejet de la dialectique platonicienne (...). Elle pose le problème très concret: Qu'est-ce qui fait qu'un être est ce qu'il est? (E. BRÉHIER, Hist. de la philos., t. 1, Paris, P.U.F., 1967, [1938], p. 166).
— [Chez Descartes] La métaphysique cartésienne innove (...) en ce que, loin d'être connaissance théorique et purement intellectuelle, elle est méditation et réflexion vécue (ALQUIÉ ds Encyclop. univ. t. 10 1971, p. 986).
— [Chez Kant] La science existe, et le rôle de la philosophie est de découvrir comment elle est possible. La philosophie kantienne fondera donc la science (...) elle constituera une nouvelle métaphysique, que l'on pourrait appeler métaphysique critique (ALQUIÉ ds Encyclop. univ. t. 10 1971, p. 987).
— [Chez Marx et ses héritiers; p. oppos. à dialectique] La métaphysique est une conception fausse des choses en tant qu'elle considère les choses comme indépendantes les unes des autres et comme statique (L. M. MORFAUX, Vocab. de la philos. et des sc. hum., Paris, A. Colin, 1980, p. 215).
— [Chez les existentialistes] Recherche du sens, des fins de l'existence. Nous appelons métaphysique, en effet, l'étude des processus individuels qui ont donné naissance à ce monde-ci comme totalité concrète et singulière. En ce sens, la métaphysique est à l'ontologie comme l'histoire à la sociologie. (...) Pourquoi est-ce qu'il y a de l'être? (...) L'être est, sans raison, sans cause et sans nécessité; la définition même de l'être nous livre sa contingence originelle (SARTRE, Être et Néant, Paris, Gallimard, 1981 [1943], p. 683).
b) P. méton. Ouvrage, traité qui étudie la métaphysique. La Métaphysique d'Aristote se trouve être (...) pour sa plus grande partie, un traité de la définition (E. BRÉHIER, Hist. de la philos., t. 1, Paris, P.U.F., 1967, [1938], p. 166).
B. — P. ext.
1. ,,Toute réflexion méthodique ordonnée à une connaissance approfondie de la nature des choses`` (FOULQ. 1962).
2. Conception d'ensemble qu'une personne se fait du monde et de la vie. Se faire sa métaphysique. Il y a un univers de la jalousie, de l'ambition, de l'égoïsme ou de la générosité. Un univers, c'est-à-dire une métaphysique et une attitude d'esprit (CAMUS, Sisyphe, 1942, p. 24):
• 2. Tout le monde a une métaphysique. Patente, latente (...). Lamétaphysique de nos maîtres c'était la métaphysique scolaire, d'abord. Mais c'était ensuite, (...) c'était surtout la métaphysique de la science...
PÉGUY, Argent, 1913, p. 1119.
C. — Péj. Abus de considérations abstraites, qui, au lieu d'éclairer la pensée, ne font que l'obscurcir. Les chimères de la métaphysique. Voilà une métaphysique abominablement obscure (STENDHAL, Racine et Shakspeare, t. 1, 1823, p. 20).
— Expr. fam. Ne pas s'embarrasser de métaphysique. Ne pas s'embarrasser de complications exagérées, rester pratique et concret. (Ds ROB., Lar. Lang. fr.).
Prononc. et Orth.:[metafizik]. Ac. 1694, 1718: metaphysique, dep. 1740: mé-. Étymol. et Hist. 1. Ca 1282 philos. metaphisique (Gouvernement des rois, 201, 5 ds T.-L.); 2. 1689 péj. (BOSSUET, Avertissements aux protestants, 6e contre M. Jurieu, p. 664); 1751 «abus de la réflexion abstraite» (D'ALEMBERT, Discours préliminaire, Encyclop. t.1, XXXj); 3. 1639 «théorie générale» (DESCARTES, Lettre au Père Mersenne, 9 janv. ds Œuvres philos., éd. F. Alquié, t. 2, p. 123: métaphysique de la géométrie). Empr. au lat. scolast. metaphysica terme de philos. (1079-1142 ds Nov. Gloss.), formation sav. sur la loc. prép. gr. «après les choses de la nature», placé en tête du traité de métaphysique d'Aristote, qui fait suite à son traité de phys. prép. «après» et «traité de physique» neutre plur. substantivé de l'adj. «qui concerne la nature ou l'étude de la nature», v. physique.
DÉR. Métaphysiquer, verbe intrans., fam. Faire de la métaphysique. Au soir d'un bel après-midi de juillet où en nous promenant, nous avions interminablement métaphysiqué (DU BOS, Journal, 1926, p. 72). Péj. Tomber dans l'excès de l'abstraction. Le défaut de ce siècle trop littéraire, est de tout Métaphysiquer; c'est à qui raffinera, c'est-à-dire, obscurcira (MERCIER Néol. 1801, p. 124). Emploi trans., rare. Transformer en une abstraction métaphysique. Je me dis: Quand seras-tu auprès de cette amie? (...) Je ne sais pas métaphysiquer ceux que j'aime; je leur vois tout de suite coeur et visage, afin de les mieux posséder (E. DE GUÉRIN, Lettres, 1838, p. 227). — [metafizike]. Att. ds Ac. 1798-1878. — 1res attest. 1737 trans. (Mém. de Trévoux, juin, p. 1043), 1765 intrans. (DIDEROT, Salon, éd. Assézat, t. 10, p. 307); de métaphysique1, dés. -er.
BBG. — DARM. 1877, p. 119 (s.v. métaphysiquer).
II.
⇒MÉTAPHYSIQUE2, adj.
PHILOSOPHIE
A. — 1. Qui relève de la métaphysique. Le dogme métaphysique de l'immortalité ou de l'éternité de l'être (P. LEROUX, Humanité, 1840, p. 360). La donnée fondamentale de toute réflexion métaphysique, c'est que je suis un être non transparent pour lui-même, c'est-à-dire à qui son être même apparaît comme un mystère (G. MARCEL, Journal, 1922, p. 281):
• 1. Tel est le sens de la double affirmation de Parménide: «l'être est, le non-être n'est pas» que l'on peut considérer comme l'acte de conscience métaphysique [it. ds le texte] sans lequel tout autre acte de pensée perdrait son support et sa validité.
L. LAVELLE, Introd. à l'ontologie, Paris, P.U.F., 1947, p. 9.
SYNT. Axiome, concept, postulat, principe métaphysique; analyse, argument, connaissance, hypothèse, pensée, question, spéculation, théorie métaphysique; discussion, langage métaphysique.
— PEINT. École métaphysique. École qui se forma vers 1914 autour du peintre De Chirico, dont la recherche était fondée sur la méditation (d'apr. BÉG. Dessin 1978).
2. Porté vers la métaphysique. Esprit métaphysique. Descartes, dont le génie était essentiellement métaphysique (J. SIMON, Relig. natur., 1856, p. 19).
♦Avoir la tête métaphysique. Être porté vers la métaphysique. Elle s'emportait, cherchait des arguments, restait sur le carreau, ignorante de ces questions, n'ayant pas la tête métaphysique (ZOLA, Joie de vivre, 1884, p. 884).
B. — 1. [P. oppos. à empirique, expérimental, positif] Qui dépasse le domaine des phénomènes, pour atteindre la chose en soi. L'intuition métaphysique, quoiqu'on n'y puisse arriver qu'à force de connaissances matérielles, est tout autre chose que le résumé ou la synthèse de ces connaissances (BERGSON, La Pensée et le mouvant, Genève, A. Skira, 1946, p. 216). Si la perspective métaphysique nous paraît pleinement mériter le nom de «philosophie éternelle», c'est en raison de son caractère d'intégralité ou d'universalité qui lui permet de transcender toutes les formes du dogmatisme (G. VALLIN, La Perspective métaphys., Paris, P.U.F., 1959, p. 125):
• 2. Si l'on ne prétend plus guère apporter la grande réponse métaphysique définitive, des notions métaphysiques se glissent partout, car on doit, répétons-le, appeler métaphysique tout ce qui prétend dépasser la position, la reconstruction mentale d'une forme et rester néanmoins une connaissance.
RUYER, Esq. philos. struct., 1930, p. 306.
— [Chez A. Comte] Âge, état métaphysique (p. oppos. à âge, état théologique et âge, état positif). État qui ,,consiste à expliquer les faits par des entités dont nous n'avons aucune expérience`` (FOULQ.-ST-JEAN 1962). La jeunesse étant l'âge métaphysique par excellence, comme Auguste Comte l'a bien vu, cette expression métaphysique et abstraite de leur révolte est évidemment celle qu'ils choisissent [les surréalistes] de préférence (SARTRE, Sit. II, 1948, p. 222).
— Expérience métaphysique. Nous en venons à cette idée qu'il n'y a pas d'objet de l'expérience métaphysique, c'est une expérience sans objet qui nous fait retourner vers le sujet (...). L'homme qui a une expérience métaphysique est cette expérience métaphysique (J. WAHL, L'Expérience métaphys., Paris, Flammarion, 1965, p. 118).
2. [P. oppos. à physique] Qui relève d'un ordre transcendant, celui de l'essentiel, de l'absolu. Certitude, nécessité, vérité métaphysique. L'effort pour rattacher le charme à ce qu'il y a de plus métaphysique dans la personne, à cette qualité irréductible et inobjectivable qui n'est sans doute qu'une autre face de ce que nous appelons l'existence (G. MARCEL, Journal, 1923, p. 292). L'erreur de tous les philosophes qui placent dans l'intellect le principe métaphysique, indestructible et éternel de l'homme (J. VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 62):
• 3. Il faut sans doute reconnaître que la pudeur, le désir, l'amour en général ont une signification métaphysique, c'est-à-dire qu'ils sont incompréhensibles si l'on traite l'homme comme une machine gouvernée par des lois naturelles...
MERLEAU-PONTY, Phénoménol. perception, 1945, p. 194.
3. Qui dépasse les bornes de l'entendement, de la raison. Abomination, massacre, péché, révolte métaphysique. L'attitude la plus franche, somme toute, c'était de se supprimer; j'en convenais et j'admirais les suicides métaphysiques (BEAUVOIR, Mém. j. fille, 1958, p. 229). Et ainsi l'extermination des Juifs est le produit de la méchanceté pure et de la méchanceté ontologique (...). Ce crime contre-nature, ce crime immotivé, ce crime exorbitant est donc à la lettre un crime «métaphysique» (JANKÉL., Pardonner? Paris, Le Pavillon, 1971, p. 21).
— PSYCHOL. Angoisse, désespoir, détresse, vertige métaphysique. Cette grande peur métaphysique qui est à la base de tout le théâtre ancien (ARTHAUD, Théâtre et son double, 1938, p. 53). Je connais les effets de l'inquiétude métaphysique. Rien ne marque davantage les visages en creux, si ce n'est l'ambition déçue ou la justice des hommes (ABELLIO, Pacifiques, 1946, p. 107).
C. —Péj. D'une abstraction, ou d'un vague incompréhensibles. Jargon métaphysique; rêveries métaphysiques. Ce que vous nous dites là est bien métaphysique (Ac. 1835, 1878). Les polémiques interminables et passionnées que suscite ce problème, qui constituait un terrain particulièrement favorable aux divagations métaphysiques ou théologiques (BOURBAKI, Hist. math., 1960, p. 40). V. aussi métaphysicien ex. 2.
REM. Métaphysico-, élém. de compos. élém. de compos. représentant l'adj. métaphysique; le 2e élém. est un adj. du domaine philos. ou des sc. hum. a) Métaphysico-psychologique. La liberté est ainsi à la fois la condition métaphysico-psychologique et le contenu indéterminé de la responsabilité radicale (JANKÉL., Je-ne-sais-quoi, 1957, p. 223). b) Métaphysico-théologique. Cette métamorphose substantielle d'une pensée d'abord toute scientifique et métaphysico-théologique en «réalité seconde» intuitive et en doctrine transcendantale, s'est opérée par degrés (VALÉRY, Variété V, 1944, p. 280). c) Métaphysico-transcendantal, -ale, -aux. Leménant déverse quotidiennement à la fenêtre son speech dévot et son spleen métaphysico-transcendantal (VILLIERS DE L'I.-A., Corresp., 1859, p. 36).
Prononc. et Orth. V. métaphysique1. Étymol. et Hist. 1546 metaphisique «relatif à la métaphysique» (Palmerin d'Olive, 223b ds Rom. Forsch. t. 32, p. 105); 1637 «abstrait» (DESCARTES, Discours de la méthode, éd. F. Alquié, t. 1, p. 601 et note 3). Empr. au lat. scolast. metaphysicus «id.» (1267 ds LATHAM), dér. de metaphysica, v. métaphysique1. L'angl. metaphysic «relatif à la métaphysique» est att. dep. 1528 ds NED.
DÉR. Métaphysiquement, adv. a) [Qualifie un verbe] D'une manière métaphysique; en utilisant les ressources de la métaphysique. Démontrer, expliquer métaphysiquement. Platon et Cicéron, chez les anciens, Clarke et Leibnitz, chez les modernes, ont prouvé métaphysiquement et presque géométriquement l'existence du souverain être (CHATEAUBR., Génie, t.1, 1803, p.156). Dans le monde manifesté et métaphysiquement parlant, le mal est la loi permanente (ARTAUD, Théâtre et son double, 1938, p. 124). b) [Qualifie un adj.] Du point de vue de la métaphysique. Métaphysiquement faux, impossible, possible. Ce point infinitésimal du consentement, plus petit que toute chambre secrète et métaphysiquement inviolable parce qu'il est impossible, sous peine de non-sens, d'y pénétrer par effraction violente, ce point enfin de la réserve mentale et de la restriction cordiale (JANKÉL., Je-ne-sais-quoi, 1957, p. 260). — []. Ac. 1694, 1718: metaphysiquement, dep. 1740: mé-. — 1re attest. 1671 metaphysiquement (JACQUES ROHAULT, Traité de phys., t. 1, préf., p. 6); de métaphysique2, suff. -ment2. — Fréq. abs. littér.: 72.
STAT. — Métaphysique1 et 2. Fréq. abs. littér.:2733. Fréq. rel. littér.: XIXe s.: a) 3667, b) 1762; XXe s. a) 3350, b) 5534.
1. métaphysique [metafizik] n. f.
ÉTYM. XIVe; lat. scolast. metaphysica, du grec (ta) meta (ta) phusika, littéralt « ce qui suit les questions de physique », titre donné au Ier siècle avant J.-C. aux livres d'Aristote traitant de cette matière, et où meta n'a qu'une valeur temporelle, interprétée plus tard comme intellectuelle (ce qui englobe, dépasse, transcende la physique, étude de la nature observable).
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♦ Didactique.
1 Philos. Recherche rationnelle ayant pour objet la connaissance de l'être absolu (⇒ Ontologie), des causes de l'univers et des principes de la conscience et de la connaissance. Syn. (vx) : philosophie première; (mod.) philosophie générale. — Objet de la métaphysique, problème de l'être et du néant; nature de la matière, de l'espace, du temps (cosmologie rationnelle); problèmes de la connaissance, de la vérité et de la liberté…; primauté de la matière (matérialisme) ou de l'esprit (spiritualisme); dans le second cas, problème de l'existence de Dieu; problème de l'essence et de l'existence. — La métaphysique traditionnelle et la métaphysique moderne (→ Cosmos, cit. 1; idéologie, cit. 1). || La métaphysique et la morale (→ Exactitude, cit. 16; gouvernant, cit. 12), et la religion (→ Hérésie, cit. 4; magie, cit. 5), et la science. || Ouvrages, traités, cours de métaphysique. || Étudier la métaphysique. — La Métaphysique, titre donné à un ouvrage d'Aristote. || Entretiens sur la métaphysique et la religion, de Malebranche (1688). || Revue de métaphysique et de morale.
1 Mon Révérend Père, je vous envoie enfin mon écrit de Métaphysique, auquel je n'ai point mis de titre, afin de vous en faire le parrain, et vous laisser la puissance de le baptiser. Je crois qu'on le pourra nommer (…) Meditationes de prima Philosophia; car je n'y traite pas seulement de Dieu et de l'âme, mais en général de toutes les premières choses qu'on peut connaître en philosophant par ordre.
Descartes, Correspondance, 11 nov. 1640, II.
2 S'il existe un moyen de posséder une réalité absolument au lieu de la connaître relativement (comme fait la science), de se placer en elle au lieu d'adopter des points de vue sur elle, d'en avoir l'intuition au lieu d'en faire l'analyse (…) la métaphysique est cela même.
H. Bergson, la Pensée et le Mouvant, Introduction à la métaphysique, p. 205.
3 L'homme se pose toute une série de problèmes métaphysiques (…) Problème de la cause efficiente première, problème des causes finales dernières, problème de la nature intime de l'être absolu, problème de la destinée qui attend et l'univers et les individus, problème de la capacité même de l'intelligence et de la valeur des méthodes humaines pour résoudre tous ces problèmes (c'est ce qu'on appelle le problème critique), voilà les questions essentielles de la métaphysique traditionnelle.
A. Cresson, les Systèmes philosophiques, p. 7-10.
♦ Le langage, le vocabulaire de la métaphysique. — (Dans un contexte péj.; → ci-dessous 3.). || Les abstractions (cit. 6), les brouillards (cit. 11), le jargon (cit. 6) de la métaphysique. || Futilité (cit. 1) et vanité de la métaphysique.
4 (…) on peut être métaphysicien sans être géomètre. La métaphysique est plus amusante; c'est souvent le roman de l'esprit. En géométrie, au contraire, il faut calculer, mesurer. C'est une gêne continuelle, et plusieurs esprits ont mieux aimé rêver doucement que se fatiguer.
Voltaire, Dict. philosophique, Métaphysique.
5 En voulant s'éclaircir de bonne foi sur ces matières, il s'était enfoncé dans les ténèbres de la métaphysique, où l'homme n'a d'autres guides que les systèmes qu'il y porte (…)
Rousseau, Julie, V, V.
2 (XVIIe). || La métaphysique de (qqch.) : réflexion systématique se proposant, après une analyse critique, de dégager les bases de l'activité humaine, de l'art, de la religion…; résultat de cette réflexion. || Le cartésianisme (cit. 1), métaphysique de la déduction. || La métaphysique du droit. — Les Fondements de la métaphysique des mœurs, de Kant.
6 Je veux mourir s'il y a dans toutes ces têtes-là (les peintres critiqués par Diderot) le premier mot de la métaphysique de leur art.
♦ La métaphysique de qqn, sa conception d'ensemble du monde et de la vie. || Tout homme a sa métaphysique. || Se faire sa métaphysique personnelle. ⇒ Philosophie. — La métaphysique du jour (cit. 59), la métaphysique à la mode…
7 (…) une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier. La tâche du critique est de dégager celle-ci avant d'apprécier celle-là.
Sartre, Situations I, p. 71.
3 (1691). Péj. Goût excessif ou abus de la réflexion abstraite, qui entraîne l'obscurité de la pensée, en quelque domaine que ce soit. || La discussion sombre dans la métaphysique. || Tout cela n'est que de la métaphysique, ne contient rien de positif.
8 (…) je ne sais quelle métaphysique du cœur, qui s'est emparée de nos théâtres (…)
d'Alembert, Encycl., Discours préliminaire.
9 (…) la métaphysique et le larmoyant ont pris la place du comique. Le public ne sait plus où il en est.
Voltaire, Correspondance, 3704, 24 nov. 1770.
♦ Ne pas s'embarrasser de métaphysique, de considérations subtiles et superflues.
10 Mais je suis sûr que depuis son arrivée à Paris il a déjà eu plusieurs aventures, et qu'il ne s'est pas embarrassé de métaphysique.
J. Romains, les Hommes de bonne volonté, t. IV, XX, p. 219.
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DÉR. Métaphysicien, métaphysiquer. V. 2. Métaphysique.
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2. métaphysique [metafizik] adj.
ÉTYM. 1546; lat. scolast. metaphysicus, de metaphysica. → 1. Métaphysique.
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♦ Didact. Qui appartient à la métaphysique.
1 Philos. Qui relève de la métaphysique, qui porte sur des sujets de métaphysique… || Les problèmes métaphysiques de la liberté humaine, de l'existence de Dieu… (→ Éloigné, cit. 26; ésotérique, cit. 1). || Systèmes, certitudes (cit. 3), inquiétudes, disputes métaphysiques (→ Ballon, cit. 2, Voltaire). || Sens, emploi métaphysique d'un mot (→ Figure, cit. 1). — Qui traite de métaphysique. || Méditations métaphysiques, œuvre de Descartes.
♦ (Fin XVIIIe). Qui est porté vers les sujets de métaphysique. || Avoir l'esprit métaphysique.
2 Qui est d'ordre rationnel, et non sensible. ⇒ Transcendant.
1 Tâchez de vous accoutumer aux idées métaphysiques, et de vous élever au-dessus de vos sens. Vous voilà, si je ne me trompe, transporté dans un monde intelligible.
Malebranche, 1er Entretien sur la métaphysique.
♦ Spécialt. (Chez Auguste Comte; 1830). || Ère (cit. 7), état (cit. 48), méthode… métaphysique (→ Esprit, cit. 47), caractérisé(e) par une explication des phénomènes fondée sur des notions abstraites et non sur l'examen positif des faits d'expérience.
♦ (Chez Bergson). || Intuition métaphysique, qui atteindrait la réalité spirituelle de façon immédiate.
3 Par ext. (Souvent dans une intention péjorative à partir du XVIIIe). Qui présente l'incertitude, l'obscurité qu'on attribue à la métaphysique. || Cette discussion est bien métaphysique. ⇒ Abstrait. || Controverses métaphysiques et extrascientifiques sur l'origine de l'homme (cit. 7).
2 Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j'y ai faites, car elles sont si métaphysiques et peu communes (…)
Descartes, Discours de la méthode, IV.
4 Vieilli. Purement spirituel, désincarné.
3 (…) quelques traits de cet amour métaphysique et platonique, si commode pour réchauffer un poète qui ne s'en permet point d'autre.
d'Alembert, Éloge de Destouches.
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DÉR. Métaphysiquement.
Encyclopédie Universelle. 2012.