MYSTÈRES
Pour le grand public cultivé, le théâtre du Moyen Âge, c’est avant tout le mystère. Le mot lui-même n’évoque-t-il pas un genre rare et d’approche délicate, inventé par une société à tout jamais disparue? Interrogation et fascination, telle est la double attitude du spectateur moderne devant ce genre dramatique fabuleux, le seul qui par son importance et sa splendeur puisse être comparé aux tétralogies antiques.
Affirmons d’emblée que la lumière n’est pas faite sur le mystère médiéval, que les lois de sa composition, les cadres de sa représentation, la fonction sociale qu’il remplissait nous échappent encore. Les historiens du théâtre se sont trop souvent laissés aller à bâtir sur des analyses fragmentaires des hypothèses fantaisistes. Les frères Parfaict, au XVIIIe siècle, avaient supposé une scène étageant sur trois niveaux l’Enfer, la Terre et le Paradis. Paulin Paris, et, à sa suite, Louis Petit de Julleville et Gustave Cohen renversèrent cet échafaudage gratuit et le remplacèrent par un plateau démesuré, étirant sur soixante et cent mètres des tréteaux qui n’avaient existé que dans leur imagination. Certains critiques reprennent encore ces vues à leur compte.
En fait, le mystère du XVe et du XVIe siècle est l’aboutissement et l’accomplissement de tout le théâtre médiéval, ce point de perfection où une réalisation humaine, de quelque ordre qu’elle soit, atteint son équilibre avant de connaître la mort ou la décadence.
Le lieu dramatique
Durant tout le Moyen Âge, il y a une continuité profonde dans le théâtre et non pas rupture entre divers genres (drames liturgiques, semi-liturgiques, miracles, mystères), qui n’ont acquis d’existence distincte que dans les reconstitutions élaborées dans l’ombre des cabinets.
Le premier document que l’on possède sur l’histoire dramatique médiévale est contenu dans la Vision de Turchill : le héros, de retour de l’Enfer, raconte que les hommes damnés pour l’éternité jouent les vices de leur vie passée dans un théâtre de feu et de fer devant un public de démons. On retiendra surtout que le théâtre décrit dans la Vision est un théâtre rond , les spectateurs diaboliques enfermant de toutes parts l’aire de jeu centrale où les maudits miment leur vie de crimes. L’auteur n’a pu imaginer une telle disposition qu’en partant des données de son temps. Ce théâtre rond serait le premier jalon sûr qu’on puisse poser concernant les réalités de l’art dramatique du Moyen Âge.
Le second document, daté du XIVe siècle, est une miniature figurant un théâtre antique (en fait, un théâtre médiéval, car les enlumineurs n’ont pas la moindre idée de reconstitution archéologique ou de couleur locale), qui ouvre le fameux manuscrit du Térence des Ducs (bibliothèque de l’Arsenal). On y voit représenté encore une fois un théâtre rond, où des acteurs (joculatores ) gambadent sur une piste circonscrite de tous côtés par le public (populus romanus ).
C’est bien là le point capital: dans l’état actuel de la recherche, l’on est en droit d’affirmer que le Moyen Âge, à l’époque classique sans doute (XIIIe s.), à son automne assurément (XIVe-XVIe s.) n’a pas connu, sauf exception, d’autre disposition du lieu dramatique que celle du théâtre en rond.
Il serait trop long de réfuter ici la supposition de Gustave Cohen qui imaginait une scène de soixante mètres à Rouen pour Le Mystère de l’Incarnation représenté en 1474, de cent mètres à Mons pour la Passion jouée en 1501. Le document le plus souvent cité pour étayer cette thèse, la miniature d’Hubert Cailleau figurant le «hourdement» (c’est-à-dire la «scène») de la Passion de Valenciennes (1547), ne résiste pas non plus à l’examen. En faveur du théâtre en rond, au contraire, les documents irréfutables abondent: gravures (celle du Térence de Trechsel, Lyon, 1493; du Térence de Grüninger, Strasbourg, 1496; du Térence de Venise, 1497; de Roigny, Paris, 1552); miniatures (celle, célèbre, de Jean Fouquet, Martyre de sainte Apolline , celle du théâtre de l’Enlèvement des Sabines du même artiste); description des chroniqueurs, contrats de charpentiers, comptes des dépenses pour telle ou telle représentation, bref, ce sont plusieurs dizaines de représentations que l’on peut ainsi reconstituer de façon certaine.
Un théâtre de communion
La disposition du lieu dramatique du théâtre médiéval est capitale: faute de la définir avec précision, l’on ne saurait comprendre la fonction et le sens du mystère dans l’évolution de la société de la fin du Moyen Âge. Tandis que l’Italie du Nord, la Flandre et l’Allemagne se tournent résolument vers de nouvelles techniques, aussi bien commerciales et financières qu’artistiques, et préparent ce que l’on appellera la Renaissance, la France du XVe siècle semble incapable de se dégager des cadres du passé; c’est en regardant vers ses origines qu’elle cherche sa voie et son salut. À ce titre, le mystère joue un rôle essentiel. Ce genre dramatique ne fut jamais un divertissement, c’est-à-dire un spectacle conçu pour détourner de la réalité quotidienne, mais au contraire une forme d’art qui tend à n’être qu’une réplique de la vie ou plutôt une re-création de la vie et du monde plus conforme à leur essence divine.
Le thème de la passion du Christ ou du martyre d’un saint choisi comme sujet de la plupart des mystères (notamment la Passion d’Arnoul Gréban, ainsi que le Mystère des Actes des Apôtres des frères Gréban, joué à Bourges en 1536) est significatif. Il s’agit, dans le premier cas, par un rite proprement magique, de retrouver le moment où, par la mort de son Dieu, a été fondé le monde chrétien, et, dans le second cas, de retrouver hic et nunc le temps où tel saint patron accorda sa bienveillante tutelle à une ville, ou à un groupe déterminé.
Le théâtre vise alors à reporter les acteurs et les spectateurs à l’origine du monde et de la création, qui garantit la «réalité» des valeurs sur lesquelles repose la société entière. L’acteur n’est plus lui-même, mais véritablement le Christ qui meurt sur la Croix pour le rachat de l’humanité. Aussi comprend-on qu’en 1437, au cours d’une représentation de la Passion à Metz, le prêtre qui incarnait Jésus ait failli mourir, tandis que celui qui jouait Judas ait été dépendu juste à temps pour être réanimé. Les acteurs qui interprétaient les diables conservaient longtemps après la représentation leurs accoutrements infernaux et se prenaient tant à leur imagination qu’il leur serait arrivé d’engendrer des enfants anormaux...
Dans le même esprit, les spectateurs accordent une foi totale et participent à l’action figurée, si bien qu’à la représentation de Valenciennes (1547), au moment de la «multiplication des pains», les assistants réclamèrent leur part de la nourriture miraculeuse et le chroniqueur ajoute: «[...] les cinc pains [...] furent semblablement multipliés et distribués à plus de mille personnes, nonobstant quoy il y eut plus de douze corbeilles de reste.» Ainsi, exactement à l’opposé du théâtre moderne, dit de la «distanciation», dans lequel l’auteur, par divers procédés, cherche à rompre l’illusion dramatique, le mystère est un théâtre de la communion et de l’«aliénation», dans lequel le spectateur cesse d’être un assistant pour devenir un participant.
Le théâtre en rond joue, dans ce processus, un rôle fondamental. Il réalise, en effet, un véritable microcosme fermé sur lui-même et qui recrée à son échelle l’histoire de la Création. Pour comprendre à quel point le mystère fut loin d’être un spectacle, au sens moderne, il faut pouvoir pénétrer dans la conscience de ses participants, retrouver au milieu de l’aire de jeu la représentation de toutes les conditions sociales, de toutes les réalités de la vie quotidienne, recréées, condensées, mais non faussées, à travers l’histoire de la Création et de l’humanité chrétienne. Cernant et enserrant cette société de jeu, la société véritable se donne à elle-même en spectacle, figée et garantie dans sa hiérarchie éternelle, sous le regard de Dieu au centre de sa couronne d’anges. À l’intérieur de la circonférence magique, ils étaient, le temps de la représentation (qui pouvait durer plusieurs journées), solidaires de ce Dieu qui les avait sauvés et qui, devant eux, répétait les gestes ineffables par lesquels étaient établies à nouveau les normes et les lois de leur existence et de leur univers. Pendant deux siècles, ils plantèrent ainsi, dans les bourgs et dans les cités, la Croix de la rédemption au centre magique du mystère en rond.
● mystères nom masculin pluriel Cérémonies du culte : Les mystères sacrés. ● mystères (expressions) nom masculin pluriel Les saints mystères, le sacrifice de la messe.
Encyclopédie Universelle. 2012.