LIBAN
Le Liban a toujours occupé à l’intérieur du Proche et du Moyen-Orient une place originale, en raison de sa diversité humaine et de ses liens privilégiés avec l’Occident. Aussi a-t-il longtemps joué un rôle important, sans rapport avec son poids démographique (environ 3 millions d’habitants au début des années 1990) et ses dimensions restreintes (10 400 km2, soit approximativement la superficie d’un grand département français).
Au cours des siècles, le Liban a été une «montagne refuge», ce qui explique la mosaïque confessionnelle actuelle et le pluralisme culturel. Ce pays, qui fut longtemps la seule démocratie parlementaire de l’Orient arabe, a connu jusqu’en 1975 une incontestable prospérité, bien qu’inégalement répartie. Grâce au dynamisme de ses entrepreneurs et au développement d’une économie de services, le Liban était devenu le principal relais entre les pays du monde capitaliste et le reste du Proche et du Moyen-Orient.
Les clichés habituels, d’ailleurs un peu excessifs, qui vantaient «le miracle libanais» ou «la Suisse du Proche-Orient» ne sont plus de mise, car, depuis 1975, le Liban traverse une crise très profonde qui remet en question son identité même. À l’intérieur d’un Orient arabe toujours en ébullition, le Liban est sans conteste le pays qui a connu, depuis 1975, les bouleversements les plus impressionnants, sous l’effet d’un conflit très complexe aux rebondissements incessants, par suite des multiples dimensions (nationale, régionale et internationale) de la crise qu’il traverse.
Quinze ans de guerre ont vu ainsi se succéder toutes les formes d’affrontements internes, entre communautés et à l’intérieur des communautés, dans lesquels sont intervenus directement ou indirectement les principaux acteurs régionaux (les Palestiniens, Israël, la Syrie), sans oublier le jeu des grandes puissances. Les infrastructures ont été détruites, et près d’un quart de la population a émigré. La paix fragile restaurée au début des années 1990 n’est qu’une étape sur la voie de l’indépendance complète du pays et de la participation de toutes ses composantes nationales au nouveau régime.
1. La diversité du Liban
Avant même que les limites territoriales actuelles du Liban ne soient fixées en 1920, des pages admirables ont été consacrées à ce pays, soulignant en particulier son extrême diversité physique et humaine. Dès la fin du XVIIIe siècle, Constantin-François Volney décrivait les multiples aspects du relief, du climat et de la végétation, et surtout présentait l’étonnante mosaïque confessionnelle libanaise et l’inégale répartition de la population. Plus tard, Lamartine, Gérard de Nerval, Ernest Renan et bien d’autres écrivains prestigieux, fascinés par le Liban, ont insisté sur la variété des paysages et des hommes. Incontestablement, malgré la superficie modeste du pays, la personnalité géographique du Liban réside dans ces multiples oppositions, à la fois physiques, religieuses, culturelles, sociales et économiques.
Les contrastes du cadre physique
La montagne est essentielle pour comprendre les spécificités de la géographie et de l’histoire du Liban. D’ailleurs, le mot Liban, avant d’être appliqué à un État, désigne d’abord une chaîne de montagnes. Il en va de même pour le Yémen, autre exemple de construction politique à partir d’une montagne. La disposition générale du relief libanais est très simple: quatre unités topographiques disposées parallèlement à la côte se succèdent d’ouest en est. Il y a d’abord la plaine littorale étroite et discontinue. Il s’agit, en fait, d’un chapelet de petites plaines séparées les unes des autres par des caps et des promontoires rocheux. Toutefois, la plaine littorale, qui s’étire sur environ 250 km, s’élargit à ses deux extrémités: au nord avec la plaine du Akkar, au sud à partir de Saïda et jusqu’au-delà de Tyr.
Dominant le littoral, le mont Liban est une puissante muraille calcaire, dont le point culminant atteint 3 083 m au Qornet es Saouda, près de Bcharré dans la partie septentrionale de la chaîne. Les sommets sont constitués de hauts plateaux karstifiés. La proximité de la mer a entraîné une profonde dissection de cette masse montagneuse, car les rivières orientées est-ouest ont creusé des gorges profondes, enfoncées parfois de plus de 1 000 m, comme la Qadischa ou le Nahr Ibrahim. Ce cloisonnement du relief, où chaque vallée constituait une unité facile à défendre, a contribué à faire du mont Liban une «montagne refuge», véritable citadelle retombant de façon vertigineuse à l’est sur la plaine intérieure de la Beqaa. Cette dépression d’une platitude parfaite atteint 1 100 m près de Baalbek, mais seulement 900 m dans sa partie méridionale. Elle est parcourue par deux fleuves: l’Oronte (ou Nahr el-Assi) qui coule au nord vers la Syrie, et le Litani qui draine l’essentiel de la Beqaa avant de rejoindre la Méditerranée près de Tyr. Une seconde chaîne montagneuse, l’Anti-Liban, domine à l’est la Beqaa. Cette montagne orientale se prolonge au sud par le massif de l’Hermon qui culmine à 2 814 m.
La disposition du relief explique les contrastes climatiques. Certes, partout règne une longue saison sèche, de la fin d’avril à la fin d’octobre, mais l’analyse des précipitations et des températures révèle dans ce petit pays d’énormes différences. Ainsi, le caza (district) du Hermel dans le nord de la Beqaa est déjà désertique avec un total pluviométrique annuel de 200 mm, alors qu’à quelques kilomètres le versant occidental du mont Liban totalise des moyennes pluviométriques annuelles de l’ordre de 1 300 mm, qui atteignent encore 900 mm à Beyrouth. De même, pour les températures, les oppositions régionales sont considérables: par exemple, le gel est inconnu le long du littoral, alors que le nombre de jours de gel est très élevé dans la Beqaa (59 à Baalbek, 49 à Rayak), où existent de très fortes amplitudes thermiques annuelles et journalières. Au climat méditerranéen humide du littoral s’oppose donc un climat méditerranéen continental de la Beqaa, déjà steppique au nord, plus arrosée au sud. Enfin, un climat méditerranéen humide de montagne caractérise le mont Liban avec d’importantes nuances selon l’altitude. La montagne libanaise, par rapport au reste de l’Orient arabe marqué de l’empreinte de l’aridité, est une sorte de château d’eau, et d’une manière générale le Liban apparaît particulièrement favorisé au point de vue climatique. Ce privilège permet à la fois les cultures tempérées et subtropicales. Les productions agricoles méditerranéennes traditionnelles (blé, vigne, olivier) subsistent parfois, mais elles ont été remplacées le plus souvent par de nouvelles cultures spéculatives: bananiers, agrumes, primeurs sur la plaine littorale, pommiers dans la montagne ou dans la Beqaa. Le climat a aussi favorisé la vocation touristique du Liban. En effet, la fraîcheur de la montagne libanaise en été attirait jusqu’en 1975 un grand nombre de touristes, venus des pays arabes voisins, particulièrement des pays pétroliers du Golfe.
La mosaïque confessionnelle des Libanais
La montagne libanaise, célèbre dans l’Antiquité pour ses magnifiques forêts de cèdres dont il ne subsiste aujourd’hui que quelques rares arbres, a accueilli au cours de l’histoire de nombreuses communautés confessionnelles venues trouver refuge au Liban. Il existe officiellement dix-sept communautés, chacune ayant un droit privé spécifique appliqué par des tribunaux religieux. Parmi les chrétiens, les maronites sont les plus nombreux, puis viennent les grecs orthodoxes, les grecs catholiques et les arméniens, eux-mêmes subdivisés en arméniens orthodoxes, en arméniens catholiques et en arméniens protestants. On dénombre aussi des chrétiens appartenant à des communautés faiblement représentées dans la mosaïque confessionnelle libanaise. Tels sont les syriens orthodoxes ou jacobites, les syriens catholiques ou syriaques, les chaldéens catholiques, les chaldéens orthodoxes ou nestoriens, sans oublier les latins, communauté chrétienne arabe directement rattachée à Rome. Parmi les musulmans, les plus nombreux sont les chiites, puis les sunnites, les druzes, ainsi que des alaouites et quelques ismaéliens venus de Syrie. Il y avait aussi une petite minorité israélite établie à Beyrouth.
La part respective de chaque communauté à l’intérieur de la population libanaise n’est pas connue. Le dernier recensement remonte à 1932 pour ne pas remettre en question le délicat équilibre confessionnel sur lequel reposait la répartition des fonctions publiques. Depuis lors, bien des estimations, souvent contradictoires, ont circulé. Il semble, cependant, que les musulmans soient devenus progressivement les plus nombreux (entre 55 et 60 p. 100 de la population totale), en raison d’une natalité plus forte, surtout chez les chiites devenus la première communauté libanaise avant les maronites. Par ailleurs, l’émigration définitive, beaucoup plus importante chez les chrétiens, a contribué à modifier la répartition confessionnelle à l’intérieur de la population libanaise.
Une terre d’émigration et d’immigration
Le Liban est un pays de vieille tradition migratoire. L’émigration joue un rôle essentiel, particulièrement dans l’évolution de la montagne libanaise d’où partent un grand nombre de chrétiens maronites. On distingue plusieurs vagues d’émigration. Au début du XIXe siècle apparut un premier courant d’émigration orienté vers les villes égyptiennes. Ce courant fut continu tout au long du XIXe siècle et se poursuivit dans la première moitié du XXe siècle. Beaucoup plus importante fut la seconde vague d’émigration tournée vers le continent américain: le premier émigré libanais débarque à Boston en 1854, au Brésil en 1880. On estime à plus de 400 000 le nombre des Libanais qui ont définitivement quitté leur pays pour le continent américain entre 1850 et 1950, dont 210 000 entre 1900 et 1914. En même temps, à partir de l’extrême fin du XIXe siècle, se développait une troisième vague d’émigration dirigée vers l’Afrique noire.
Depuis 1950, les migrations libanaises vers l’étranger ont pris des formes différentes des vagues traditionnelles précédentes et sont de deux types. Des migrations définitives vers le Canada et l’Australie et des migrations temporaires vers les pays pétroliers du Golfe (Arabie Saoudite et Émirats). Ce sont ces deux types de migrations qui connaîtront à partir de 1975 une ampleur considérable, renversant ainsi la tendance qui faisait du Liban, jusqu’au déclenchement des affrontements armés, davantage un pays d’immigration qu’une terre d’émigration.
En effet, en 1975, les étrangers constituaient environ 30 p. 100 de la population libanaise et 45 p. 100 de la population de l’agglomération de Beyrouth. On a pu distinguer cinq vagues d’immigration qui ont grandement contribué au rapide accroissement de l’agglomération de Beyrouth depuis 1920. Il y eut d’abord l’immigration arménienne réalisée dans des conditions dramatiques, après les horribles et massives persécutions organisées par les Turcs durant la Première Guerre mondiale.
La principale vague arménienne qui apporta à Beyrouth les effectifs les plus considérables fut celle de 1922, après le retrait des troupes françaises de Cilicie. L’immigration kurde, à la différence de la vague arménienne de 1922 ou de la vague palestinienne de 1948, ne s’est pas réalisée en catastrophe, mais par une infiltration lente et continue. La troisième vague d’immigration concerne l’arrivée des Palestiniens, après la création de l’État d’Israël en 1948. La quatrième vague est constituée par le retour au Liban des Libanais d’Égypte ou d’Afrique noire. Enfin, la dernière vague est syrienne et s’affirma entre 1958 et 1975. Ces cinq vagues d’immigration ont largement compensé le mouvement d’émigration des Libanais vers l’étranger, qui s’est poursuivi au XXe siècle. À titre d’exemple, dans les années 1960, les arrivées d’étrangers à Beyrouth ont été numériquement cinq fois plus importantes que les départs de Libanais.
En 1975, il y avait au Liban près de 100 000 Kurdes, essentiellement à Beyrouth, près de 350 000 Palestiniens dont la moitié dans l’agglomération de Beyrouth, presque autant de Syriens, sans oublier 200 000 Arméniens dont la plupart avaient obtenu la nationalité libanaise. Ainsi Beyrouth est devenue une «agglomération refuge», reflet de tous les drames humains qui se sont succédé au Proche-Orient. La capitale libanaise est aussi, depuis le XXe siècle, le miroir de toutes les communautés libanaises qui, en raison de l’exode rural, ont convergé vers l’agglomération beyrouthine. Pendant des siècles, Beyrouth, comme la plupart des autres villes de la côte syro-libanaise, était peuplée de sunnites et de grecs orthodoxes. Le développement de Beyrouth dans la seconde moitié du XIXe siècle et surtout au XXe siècle a attiré des communautés traditionnellement rurales: d’abord les maronites du Mont-Liban, puis plus récemment les chiites venus du Liban Sud ou de la Beqaa, et à un degré moindre des druzes du Mont-Liban ou du massif du Hermon. Pour ces communautés, d’origine rurale, il y a eu installation dans les limites municipales de Beyrouth jusqu’en 1950. Puis les maronites et les chiites se fixent principalement dans les banlieues de Beyrouth qui connaissent désormais une expansion très rapide. Les Libanais les plus pauvres, c’est-à-dire les chiites, s’installent parfois dans des bidonvilles. Mais la majorité de la population des bidonvilles, qui formaient en 1975 une double ceinture de misère autour de la capitale, était constituée d’étrangers (Palestiniens, Kurdes, Syriens).
Les inégalités socio-économiques et régionales
Aux clivages confessionnels, il convient donc d’ajouter les inégalités sociales considérables à l’intérieur de la population libanaise. Selon une étude réalisée en 1960 par les spécialistes français de l’Institut de recherche et de formation en vue du développement (I.R.F.E.D.), à la demande du président de la République Fouad Chéhab, 4 p. 100 de la population libanaise disposaient de 33 p. 100 du revenu national, tandis que 50 p. 100 de la population se partageaient 18 p. 100 de ce revenu. Ces inégalités sociales et économiques présentent un double caractère régional et confessionnel. Il existe, certes, des pauvres et des riches dans chaque communauté. Mais la proportion de pauvres est sûrement la plus forte dans la communauté chiite, tandis que le pourcentage d’éléments fortunés est plus grand chez les grecs orthodoxes et que les classes moyennes sont proportionnellement importantes chez les maronites. Ces oppositions confessionnelles et socio-économiques sont souvent accentuées par des clivages culturels.
L’enseignement privé confessionnel a toujours joué un rôle essentiel, assurant la scolarisation de la majorité des enfants, alors que l’enseignement public est moins bien considéré et accueille les enfants de milieux modestes, musulmans pour la plupart. «Cette dichotomie recèle sans doute la raison première de l’absence de consensus sur le passé comme sur l’avenir du pays» (N. Picaudou). L’ancienneté de la scolarisation explique que le taux d’analphabétisme soit pour l’ensemble du Liban assez faible, mais ce taux a toujours été plus fort chez les chiites. Par ailleurs, la maîtrise des langues occidentales (français et anglais), atout précieux dans une économie de service qui était la base de la prospérité libanaise jusqu’en 1975, est souvent plus grande dans les communautés chrétiennes, même si les élites de chaque communauté maîtrisent parfaitement plusieurs langues étrangères.
Tous ces clivages confessionnels, socio-économiques et culturels se traduisent dans l’espace par des oppositions régionales. Il existe, en effet, un Liban pauvre et sous-développé (le nord de la Beqaa, le Akkar, le Liban Sud). Ce «Liban périphérique» se retrouve aussi, par suite des flux migratoires, dans certains quartiers prolétaires de l’agglomération de Beyrouth, et plus particulièrement dans la double couronne des bidonvilles qui entourait la capitale libanaise en 1975. Ce Liban périphérique, peuplé majoritairement de musulmans, était de plus en plus marginalisé et ne participait pas à ce climat d’euphorie et de prospérité que l’on retrouvait dans certains quartiers résidentiels de la capitale. Les disparités régionales sont donc considérables, aussi bien à l’intérieur des 10 400 km2 du Liban que dans le cadre plus étroit de l’agglomération de Beyrouth.
L’importance de Beyrouth par rapport au reste du pays n’a cessé de s’affirmer entre 1950 et 1975, au point que certains parlaient de la «macrocéphalie beyrouthine», et redoutaient que le Liban, progressivement, soit identifié à une ville, un peu comme Singapour. Entre 1950 et 1975, l’espace libanais s’est beaucoup urbanisé. Or ce processus d’urbanisation s’est concentré principalement autour de la capitale libanaise. En effet, l’agglomération de Beyrouth ne comptait que 300 000 habitants en 1950, époque où près des deux tiers de la population libanaise vivaient encore dans les campagnes. En 1959, selon le rapport de la mission de l’I.R.F.E.D., les citadins constituaient à peine la moitié de la population libanaise (exactement 49,8 p. 100), et l’agglomération de Beyrouth rassemblait 450 000 personnes, soit 27,7 p. 100 de la population totale. En 1970, la population urbaine représentait 62 p. 100 de la population totale libanaise, et la seule agglomération de Beyrouth devenue millionnaire rassemblait 42 p. 100 de l’ensemble des résidents. Enfin, en 1975 environ, 70 p. 100 de la population libanaise était citadine. À part les émirats pétroliers, aucun pays arabe n’était aussi urbanisé. Surtout, cette population urbaine se trouvait essentiellement regroupée dans l’agglomération de Beyrouth qui, en 1975, dépassait 1 200 000 habitants, soit près de la moitié de la population totale du Liban, alors que Tripoli atteignait à peine 200 000 habitants, Saïda et Zahlé nettement moins (environ 70 000).
Bien plus, le rôle économique de Beyrouth dans la vie du Liban était proportionnellement plus important encore que son poids démographique. Regroupant les deux tiers des entreprises industrielles et de leurs salariés, l’agglomération de Beyrouth accaparait la majorité des activités de service, par exemple près de 80 p. 100 des activités bancaires du Liban. Beyrouth était devenue une place financière importante, relais de la domination économique occidentale sur les pays du Proche et du Moyen-Orient. Il est certain que, par ses activités tertiaires de commandement (commerce d’import-export, banques, bureaux des sociétés étrangères opérant dans la région, etc.), Beyrouth n’avait cessé d’affirmer son rôle régional, comme en témoigne le doublement, ou presque, des trafics du port et de l’aéroport entre 1968 et 1975. De même que la crise libanaise, depuis 1975, ne se comprend pleinement qu’en fonction de sa dimension régionale, de même la prospérité de Beyrouth avant 1975 ne s’expliquait totalement qu’en raison du rôle régional de la capitale libanaise.
De 1968 à 1975, le Liban a donc connu une période de grande prospérité économique. Cet essor, étroitement lié à l’enrichissement des pays pétroliers du Golfe, concerne principalement les activités de service, sur lesquelles repose l’essentiel de l’économie libanaise (72 p. 100 du P.N.B.). Ainsi le tourisme, dont la part dans le revenu national atteignait 17,6 p. 100 en 1974, était en pleine expansion: en 1974, le Liban a accueilli 1 520 000 touristes dont 73 p. 100 étaient originaires des pays arabes. Pour ces touristes du Golfe, le Liban apparaissait davantage comme le «Proche-Occident» que comme le «Proche-Orient». Les devises ainsi apportées contribuaient à rendre excédentaire la balance des paiements. À côté du tourisme, la balance des paiements libanaise bénéficiait des remises des émigrés, des mouvements des capitaux arabes vers la place financière de Beyrouth et des revenus tirés du transport et du transit vers les pays arabes de marchandises débarquées dans le port de Beyrouth. Cet excédent de la balance des paiements était d’autant plus remarquable que la balance commerciale accusait un énorme déficit: au début des années 1970, les exportations libanaises couvraient à peine le cinquième des importations, malgré la progression vertigineuse des exportations industrielles qui, en 1974, étaient dix-huit fois plus importantes qu’en 1964. En effet, parallèlement au développement des activités de service, le Liban enregistrait une croissance spectaculaire des investissements industriels stimulés par la demande des pays pétroliers du Golfe. En 1974, les exportations industrielles libanaises, qui représentaient plus des deux tiers des exportations totales du Liban, étaient destinées pour 88 p. 100 aux pays arabes voisins, principalement l’Arabie Saoudite. Au total, le secteur industriel contribuait à la formation de 20 p. 100 du P.N.B. libanais en 1974 et employait le quart de la population active. En revanche, la part de la production agricole dans le revenu national ne cessait de diminuer (8 p. 100 du P.N.B. seulement en 1974), même si l’agriculture occupait encore 18 p. 100 de la population active. La dépendance alimentaire du Liban s’accentuait d’année en année: en 1974, 75 p. 100 de la consommation alimentaire dépendait des importations. D’ailleurs, l’urbanisation sauvage de la plaine littorale réduisait considérablement les espaces cultivés, non seulement autour de Beyrouth mais, d’une façon générale, entre Tripoli et Saïda. De même, la transformation de nombreux villages du mont Liban en banlieues résidentielles de Beyrouth entraînait un déclin de la production agricole, d’autant plus que beaucoup de terrasses n’étaient plus entretenues, sauf celles qui faisaient l’objet d’investissements citadins pour la production intensive de pommes. En fait, le monde rural libanais traversait une crise profonde, et le fossé entre ville et campagne ne cessait de se creuser. Or l’État libanais n’a rien fait pour atténuer les disparités régionales ou les inégalités entre classes sociales. Les années de forte croissance économique qui précèdent le déclenchement de la crise libanaise en 1975 se déroulent dans un climat d’«ultra-libéralisme économique» caractérisé par un «laisser-faire» total, où libéralisme signifiait surtout faiblesse des investissements publics et retard croissant des infrastructures, l’État n’intervenant le plus souvent que pour défendre des intérêts particuliers.
2. De l’Antiquité à l’État moderne
Les origines
Peu de régions au monde ont une histoire aussi riche et complexe que la côte et la montagne libanaises. Au IVe millénaire avant J.-C., les citadins de l’antique Byblos, ceux de Beyrouth, de Saïda et de Tyr, parlaient un dialecte sémitique et utilisaient déjà l’ancêtre de notre alphabet. Navigateurs et commerçants, ils colonisèrent le pourtour du Bassin méditerranéen, inaugurant ainsi une tradition d’émigration qui s’est prolongée à travers les siècles. L’indépendance des villes phéniciennes s’achève au VIe siècle avant J.-C., à l’arrivée des Perses venus des steppes d’Asie, qui seront balayés par la conquête d’Alexandre en 333 avant J.-C. La côte phénicienne est alors dominée par les Séleucides, avant de faire partie d’une province romaine à partir de 54 avant J.-C. Cultures et croyances se mêlent et se superposent, où domine l’élément sémitique: la langue populaire est un dialecte araméen dont on trouve des vestiges encore aujourd’hui dans quelques villages isolés de la région; mais déjà des Arabes de la Péninsule ont fait souche, pêcheurs sur la côte, pasteurs des plaines intérieures, charbonniers et premiers cultivateurs sur les versants de la montagne qui devient refuge et conservatoire de populations. Les conquérants ommeyyades (635), francs (1098-1292), mamelouks d’Égypte (1292-1516) passent, les dominations politiques et militaires se succèdent et imposent leur loi aux cités jalouses de leur autonomie et aux vallées les plus accessibles.
Culture de la montagne et culture des villes s’opposent et se combinent pour façonner une identité libanaise. La première repose sur la solidarité de la famille patriarcale au sein de laquelle sont partagées les tâches agricoles, sur la valorisation de l’honneur – d’abord celui des femmes – et sur la glorification de la défense armée du groupe. La seconde implique sociabilité et tolérance, esprit d’entreprise et individualisme, où pointe même l’hédonisme. Toutes deux s’épanouissent dans la culture arabe magnifiée depuis le VIIe siècle par la langue du Coran et dont le dialecte syro-libanais est bientôt parlé par toute la population. Comme dans le reste du Moyen-Orient, celle-ci est organisée en tribus auxquelles leur confession religieuse sert de marque d’identité.
Les communautés
Chacune des dix-sept communautés libanaises est identifiée par sa doctrine religieuse et son histoire spécifique, mais non par ses différences ethniques. Les Kurdes du Liban sont comptés au nombre des musulmans, les Arméniens, réfugiés d’Asie Mineure au début du XXe siècle, au nombre des chrétiens. Chez ces derniers, la multiplication des groupes est étonnante, aussi archaïque sur le plan doctrinal qu’importante dans le domaine politique. Parmi les onze communautés chrétiennes, les maronites et les grecs orthodoxes sont les plus représentatifs de l’ensemble. Les uns forment une communauté montagnarde présente au moins depuis le VIIe siècle, grossie en raison de persécutions byzantines dans le nord de la Syrie au Xe siècle. Jaloux de leur autonomie tribale – même s’ils ont intégré l’Église romaine dès le XIIe siècle –, industrieux et dynamiques, ils sont devenus progressivement majoritaires dans toute la montagne, depuis le nord du Mont-Liban jusqu’au Metn et au Chouf. Les autres appartiennent au plus ancien fond chrétien arabe du Proche-Orient; sauf dans la plaine du Koura, ce sont des citadins qui vivent en symbiose étroite avec la majorité musulmane environnante, de même que les grecs catholiques uniates cohabitent dans les bourgs de piémont avec les chiites et les druzes.
Les musulmans sunnites, qui dans l’espace proche-oriental sont numériquement majoritaires, juridiquement dominants et historiquement liés au pouvoir politique, ne peuvent revendiquer aucun de ces titres sur la scène libanaise. Répartis entre la zone côtière – les sahels de Tripoli, de Beyrouth et de Saïda – et les plaines du Akkar et de la Beqaa, ce sont des agriculteurs et surtout des commerçants urbains intégrés par de multiples attaches culturelles et familiales à leur environnement palestinien et syrien. Au contraire, les chiites, persécutés dès le IXe siècle en raison de leur hétérodoxie, sont des ruraux regroupés par étapes dans le Hermel (au nord de la Beqaa) et le Jabal Amel, deux régions périphériques. Quant aux druzes, ils se sont écartés depuis presque mille ans de l’islam en adoptant une doctrine initiatique ésotérique. Refusant tout prosélytisme, ils vivent organisés sous l’autorité de leurs chefs militaires et religieux, au Chouf et sur le versant occidental de l’Hermon.
Tant de clivages rendaient improbable la naissance d’une entité politique libanaise unifiée, d’autant que chaque communauté garde en mémoire sa version bien particulière des conflits, des victoires et des persécutions passés, rarement en accord avec celle des autres. Cependant, à partir du XVIe siècle émerge un émirat druze vassal de la puissance ottomane, sous la direction des Ma’ n (1590-1697), puis des Chehab (1697-1841). Tantôt maître des plaines environnantes, tantôt cantonné aux hauteurs du Chouf et du Metn, l’émir – en réalité un collecteur d’impôts au sommet de la hiérarchie tribale – noue des relations avec les États occidentaux, la France de François Ier et les principautés italiennes, par le truchement de commerçants, de religieux et d’enseignants chrétiens. Fakhr ed-D 稜n Ma’ n et Bachir II Chehab sont les deux grands noms d’une ère de prospérité et de paix entre communautés qui favorise en particulier la paysannerie maronite cultivant le ver à soie.
Au XIXe siècle, le Liban devient le terrain privilégié de la rivalité des puissances européennes qui hâtent l’effondrement de l’Empire ottoman. Beyrouth, deuxième port de l’Empire, donne accès aux marchés arabes de l’intérieur, la montagne devient le premier fournisseur de cocons de l’industrie lyonnaise de la soie. Grande-Bretagne, France, Autriche et Russie trouvent chacune dans une communauté un appui à leurs ambitions politiques; en retour, elles manipulent et attisent les tensions sociales créées par la destruction de l’agriculture traditionnelle, la dépendance à l’égard des marchés extérieurs et l’émergence de nouvelles hiérarchies. Des affrontements éclatent en 1840 entre druzes, dont l’aristocratie foncière voit s’effriter sa suprématie économique et politique, et maronites, qui poursuivent leur expansion démographique vers le sud, réclament une réforme agraire et bénéficient d’un accès plus facile à la culture et aux marchés européens; les Turcs en profitent pour supprimer l’Émirat et rétablir l’administration directe du Liban en deux cantons. La reprise des troubles en 1860 et l’ampleur des massacres de chrétiens dans le Chouf et à Damas suscitent l’intervention d’un corps expéditionnaire français et l’octroi par la Sublime Porte, en 1864, d’une autonomie garantie par six puissances européennes. Ainsi naît un système politique original, fondé sur la représentation des communautés.
Tandis que le contrôle politique et militaire ottoman sur le Liban s’affaiblit, les espérances des autonomistes et même des indépendantistes croissent. Portés par un large mouvement de renaissance culturelle et nationale arabe, des intellectuels de Beyrouth et du Mont-Liban réclament la décentralisation de l’Empire et l’adoption de l’arabe comme langue officielle dans la province syrienne. D’autres aspirent à l’indépendance de la Syrie, du Taurus au Sinaï, sous la direction d’un souverain arabe. D’autres encore, parmi lesquels les maronites sont majoritaires, pensent à un État libanais indépendant, protégé par ses liens privilégiés avec la France. Durant la Première Guerre mondiale, les habitants du Liban sont particulièrement éprouvés par l’occupation et la répression turques, ainsi que par le blocus naval des Alliés. La défaite de l’Empire ottoman allié de l’Allemagne en octobre 1918 favorise un temps la révolte arabe menée par la dynastie hachémite et soutenue par les Britanniques; elle précipite l’instauration d’un gouvernement arabe à Damas entre octobre 1918 et juillet 1920, et la proclamation en avril 1920 d’un royaume de Syrie qui réserve au Mont-Liban le statut de région autonome.
La création de l’État
À la satisfaction des partisans de l’indépendance, la France obtient de la Société des Nations en ce même avril 1920 un mandat sur les régions syriennes du Levant. Le général Gouraud défait les nationalistes syriens à Maysaloun le 24 juillet, proclame, le 1er septembre, l’État du Grand-Liban et fixe ses frontières internationales en annexant au Mont-Liban maronito-druze le littoral, de Tripoli à Tyr, et la plaine intérieure de la Beqaa, deux zones où les musulmans sont amplement majoritaires. Si la surface cultivable a plus que doublé, l’économie du nouvel État accuse un profond déséquilibre entre, d’une part, Beyrouth et le Liban central qui prennent un nouvel essor grâce au dynamisme des échanges extérieurs et, de l’autre, les régions périphériques qui vivent d’une agriculture de subsistance. Le pays compte alors 600 000 habitants – 55 p. 100 de chrétiens –, dont les loyautés diverses sont d’abord familiales et locales, ensuite régionales, tournées soit vers la Montagne, soit vers la Syrie ou la Palestine. À partir de cette nouvelle donne, il faut construire un État libanais, le doter d’un régime politique et, surtout, forger une nation.
Une fois la révolte du Jabal Druze et ses prolongements au Chouf et au Liban Sud matés en 1925, le haut-commissaire français a pour tâche principale l’adoption d’un statut organique préparé par un Conseil représentatif élu. La Constitution du 23 mai 1926, inspirée des lois françaises de 1875 et toujours en vigueur, transforme le Liban en République. Elle entérine l’appartenance de chaque Libanais à une communauté religieuse dotée d’un droit et de tribunaux spécifiques, conformément à la tradition ottomane des millet («nations») chrétiens et juifs. Surtout, elle institue le «communautarisme politique», système par lequel les communautés sont représentées «équitablement» (art. 9, 10 et 95) au sein de l’État par des députés élus suivant un double critère, confessionnel et régional, sur la base des équilibres démographiques officialisés plus tard par le recensement de 1932. Dans chaque circonscription – depuis 1960 les 26 cazas –, le député est ainsi l’élu de toutes les communautés et représente toute la nation. À la tête de cette construction complexe, le président, élu pour six ans par les députés, n’est pas responsable devant la Chambre (art. 60), alors qu’il dispose des pouvoirs exécutifs et d’une compétence législative d’urgence (art. 58).
Tandis qu’une minorité beyrouthine s’épanouit, toutes communautés confondues, dans le cadre du mandat, la nouvelle frontière entre la Syrie et le Liban, et surtout l’avantage dont jouit la capitale par rapport au reste du pays divisent longtemps les Libanais. Les habitants des petites villes et des régions périphériques récemment annexées – musulmans en majorité mais pas exclusivement – récusent le découpage et le mandat, boycottent les institutions et manifestent dans la rue (1930) pour réclamer leur rattachement à Damas. Les nationalistes libanais ont moins de difficulté à collaborer avec l’administration française qu’ils prennent pour rempart face aux ambitions de leurs voisins et tiennent pour gage de prospérité et de démocratie. Mais le refus du Palais-Bourbon de ratifier le traité franco-libanais du 13 novembre 1936, aggravé par la suspension de la Constitution à la suite de troubles, réconcilie entre eux les Libanais, unanimes à réclamer l’indépendance. Une fois le gouvernement de Vichy éliminé, au Liban par la France libre, le général Catroux proclame l’indépendance en 1941; du fait de la guerre, celle-ci n’intervient que le 22 novembre 1943, sous la pression des Britanniques et à la suite d’une insurrection nationale.
L’indépendance
Chrétiens menés par le président maronite de la République, Bechara el-Khoury, et musulmans rassemblés autour du Premier ministre sunnite Riyad es-Solh conviennent alors des grandes orientations du Liban indépendant: équilibre entre chrétienté et islam; appartenance à la nation arabe, scellée par l’adhésion à la Ligue des États arabes dès la création de celle-ci, et concrétisée par de multiples échanges humains, culturels et économiques; mais, en même temps, affirmation de la spécificité du pays et insistance sur ses relations anciennes, spéciales et indissolubles avec l’Occident. Formulé pour satisfaire des aspirations antagonistes, ce «pacte national» constitue une fragile arme de dissuasion face à des forces centrifuges ou à des pressions extérieures; comme le remarque à l’époque le publiciste Georges Naccache, «deux négations ne font pas une nation».
Cet accord non écrit (déclaration de Riyad es-Solh du 7 octobre 1947), destiné à compléter la Constitution, entérine un compromis entre élites des principales communautés. Les charges gouvernementales, administratives, militaires, les sièges parlementaires et bien souvent aussi les postes de responsabilité dans les entreprises privées sont répartis suivant un dosage subtil: 50 p. 100 pour les chrétiens et 50 p. 100 pour les musulmans et les druzes dans l’administration; 6 députés chrétiens pour 5 musulmans et druzes, la présidence de la République à un maronite, celle du Conseil à un sunnite, celle du Parlement à un chiite, et ainsi de suite, jusqu’aux communautés les moins nombreuses. Chaque décision passe par un consensus entre les dirigeants qui doivent s’assurer du soutien de leur communauté respective. Dans une société qui refuse la laïcité, où les relations personnelles sont préférées à l’anonymat de l’administration, où les inégalités économiques demeurent profondes en dépit d’étroites proximités spatiales et familiales, ce soutien est obtenu par le moyen du patronage, c’est-à-dire l’échange d’une aide matérielle et financière contre une adhésion personnelle – reconnaissance d’une autorité religieuse, loyauté envers un employeur, ou surtout vote en faveur d’un candidat au Parlement.
Les forces politiques qui dominent la scène libanaise ne sont pas des partis, au sens moderne du terme, mais plutôt des rassemblements autour d’un notable, épaulé par ses conseillers et ses hommes de main, les abadays , recrutés sur une base communautaire, locale et surtout familiale. Ces notables, installés dans la sphère du pouvoir pour plusieurs décennies, nouent entre eux d’éphémères alliances pour constituer des blocs d’influence: par exemple, la coalition des cinq clans maronites de Zghorta sur lesquels les Frangié ont établi leur ascendant dès 1955; le Parti national libéral, qui organise les supporters de Camille Chamoun au terme de son mandat présidentiel en 1958. Les affrontements politiques tournent le plus souvent autour d’une rivalité de clans, comme celle qui oppose le Destour (Constitution) des Khoury, au Bloc national (1946) des Eddé, maronites eux aussi (Émile Eddé est un président particulièrement francophile de 1936 à 1939). Les druzes perpétuent la division traditionnelle entre Yazbakis , qui soutiennent la famille conservatrice des Arslan, et Junblattis . Le chef de ces derniers, Kamal Junblatt, fonde en 1949 le Parti socialiste progressiste dont l’idéologie laïcisante et égalitariste habille tant bien que mal une organisation quasi féodale. Chez les sunnites, les Jisr et les Karamé règnent à Tripoli, les Solh rivalisent à Beyrouth avec les Salam, chefs du quartier de Mousseitbé et patrons de la puissante fondation culturelle et caritative des Maq sid . Les Hamadé dominent les chefs de tribus chiites du Hermel; les Asad, opposés aux Zein et aux Osseirane, fédèrent plusieurs grandes familles du Sud au sein de leur Parti démocratique.
Un petit nombre de partis sont toutefois structurés sur une base idéologique: le Parti communiste, actif depuis 1930, est embarrassé par la prise de position de l’U.R.S.S. en faveur du partage de la Palestine; de plus, il demeure interdit jusqu’en 1970; le Parti social nationaliste syrien, fondé en 1934 par Antoun Saadé et connu sous le nom de P.P.S. (Parti populaire syrien), s’appuie sur une force paramilitaire qui tente par deux fois, en 1949 et en 1961, d’agir en dehors de la légalité pour imposer l’unification de la Grande Syrie sous un régime laïcisant. Le parti Kataëb (Phalanges) deviendra le premier du pays en 1975, avec 80 000 adhérents; fondé par Pierre Gemayel en 1936, sur le modèle des partis fascistes européens, il mobilise les couches moyennes maronites autour d’objectifs sociaux et de la défense du Liban chrétien. Les Najjadés , sunnites progressistes de Beyrouth, les partis Ba’th (renaissance) pro-syrien et pro-irakien ont une assise limitée. À l’exception des Kataëb, qui vont effectuer une percée spectaculaire à dater des années 1960, ces partis vivent en marge du pouvoir; si ce n’est le P.P.S. en 1957 et le Ba’th en 1972, ils n’ont pas d’élu au Parlement. En fait, depuis plus de soixante ans, les mêmes noms dominent la scène politique, avec les mêmes projets conservateurs et les mêmes méthodes autoritaires.
L’autre pouvoir politique est celui des autorités religieuses, déterminantes pour l’organisation et les orientations des communautés: les patriarches maronites de Mgr Hayyek, farouche défenseur de la suprématie de sa communauté en 1920, à Mgr Sfeir, un partisan de l’ouverture, élu le 22 mai 1986, en passant par l’énergique Mgr Méouchy, qui mena croisade contre les autorités civiles en 1958; les ordres monastiques, les moines maronites en particulier, qui comptent parmi les plus grands propriétaires fonciers du pays; le muft 稜 (juriste) de la République, le président de la Fondation charitable des Maq sid et le directeur du centre juridique D r el-ift , chez les sunnites, qui mêlent étroitement religion et politique; et, depuis 1969 seulement, le Conseil supérieur chiite, représentant de la communauté.
3. Développement et démocratie
La République triomphante (1943-1966)
Les premières années de l’indépendance sont celles de l’apprentissage de la démocratie et de l’enthousiasme pour les libertés, symbolisé par l’influence intellectuelle du Cénacle libanais. Pourtant, le président Bechara el-Khoury (1943-1952) profite de la faiblesse de l’administration naissante et use de ses pouvoirs étendus pour favoriser son entourage familial. Les législatives de 1947 donnent la majorité à ses partisans qui votent l’année suivante une modification de la Constitution et la reconduction de son mandat. Ces élections sont tellement entachées de fraude que les accusations de népotisme et de corruption dressent contre le président un front d’opposition qui obtient sa démission en septembre 1952.
Un autre maronite d’envergure, aux sympathies probritanniques, Camille Chamoun, lui succède dans une atmosphère de crise. Porté par le consensus éphémère de ses pairs et assisté d’un Premier ministre modéré, Sami Solh, il met en œuvre une série de réformes: nouvelle loi électorale qui affaiblit l’oligarchie traditionnelle; réorganisation de la justice; octroi du vote aux femmes; plus grande liberté pour la presse; nationalisation de services publics. En fait, ces mesures confirment le système de division communautaire et renforcent les prérogatives présidentielles, exploitées au profit de la famille et de la clientèle de Chamoun. D’autre part, celui-ci infléchit la politique extérieure du Liban dans un sens pro-occidental: alors qu’une vague de nationalisme arabe enfle après la naissance d’Israël (14 mai 1948), la défaite de Palestine (1949) et surtout l’agression tripartite, franco-israélo-britannique, sur Suez (oct. 1956), les liens du Liban avec les États-Unis se resserrent. Chamoun se rend à Ankara au lendemain de la signature par la Turquie du pacte de Bagdad (1955), reçoit la même année un prêt de 27 millions de dollars de la B.I.R.D. pour aménager la vallée du Litani et adhère, en janvier 1957, à la doctrine Eisenhower de coordination des forces anti-soviétiques au Moyen-Orient.
La crise de 1958
La frustration devant les élections manipulées de juin 1957 et l’enthousiasme pour la nouvelle République arabe unie (février 1958), qui place la Syrie sous la houlette de Nasser, se conjuguent pour faire monter la tension. Bombes et assassinats précèdent de vastes manifestations de rue et, à partir de mai 1958, l’insurrection des masses urbaines pronassériennes et la guérilla dans la montagne entre loyalistes et insurgés. Inévitablement, les conflits se cristallisent entre chrétiens et musulmans, les premiers étant généralement plus attachés à la spécificité du pays et à ses liens avec l’Occident, les seconds séduits par le grand projet unitaire de Nasser. Les observateurs de l’United Nations Observation Group in Lebanon sont dans l’impossibilité d’apprécier les infiltrations d’armes et de combattants à travers la frontière syrienne, en soutien aux insurgés. À la nouvelle de la révolution à Bagdad le 14 juillet 1958, Camille Chamoun obtient le débarquement de 15 000 marines américains, qui resteront à Beyrouth jusqu’au 24 octobre, assurant le triomphe de la contre-révolution menée par les Kataëb. Cependant, l’opposition, qui contrôle toutes les régions périphériques et le centre musulman de Beyrouth, impose le départ de Chamoun dès la fin de son mandat en septembre et la nomination par le nouveau président unanimement respecté, le général Fouad Chehab, du leader de l’insurrection, Rachid Karamé, au poste de Premier ministre.
La crise de 1958 se termine «sans vainqueur ni vaincu», selon une formule qui révèle le désir partagé par tous les Libanais d’oublier plus d’un millier de morts et d’effacer les désaccords et les contradictions qui l’avaient provoquée. La nouvelle politique du général Chehab (1958-1964) suscite d’ailleurs bien des espoirs. Une loi électorale (26 avr. 1960) porte le nombre des députés à 99: 30 maronites, 11 grecs orthodoxes, 6 grecs catholiques et 7 autres chrétiens, 20 sunnites, 19 chiites et 6 druzes. Après la dissolution du Parlement, des élections législatives relativement libres s’échelonnent en juin et juillet 1960, qui font apparaître une majorité modérée, favorable au «chehabisme», une politique plus sociale, fondée sur des réformes et sur le renforcement de l’État. Le Conseil de la fonction publique (1959) permet de réajuster la proportion des musulmans, surtout des sunnites, dans l’appareil d’État. L’Office de développement social (1959) lance des travaux d’utilité publique dans les régions excentrées. La Sécurité sociale (1963) pondère les inégalités de revenus. À l’extérieur, le chehabisme inaugure de meilleures relations avec Nasser, et le Liban joue à plein son rôle de médiateur entre Arabes, apaisant du coup les revendications internes des musulmans et des druzes. Lorsqu’un groupe de militaires proches du P.P.S. tente de renverser le régime, le 31 décembre 1961, l’armée déjoue sans peine le putsch et le parti est dissous. Mais les ingérences du Deuxième Bureau (les Renseignements) dans la vie politique sont ressenties comme un abus du pouvoir, l’extension du rôle de l’État est jugée excessive par les chefs de clan traditionnels, si bien que le général Chehab renonce à solliciter un nouveau mandat.
Durant deux années, son ministre de l’Éducation Charles Hélou, qui lui a succédé à la présidence en 1964, maintient son héritage de réformisme et de modération. Prospérité et libertés caractérisent cette période, mais déjà la montée de la crise régionale, l’aggravation du problème palestinien, l’immobilisme du système de consensus communautaire et enfin les tensions sociales d’une croissance inégale minent le pays.
L’écho des crises du Proche-Orient
Depuis son indépendance et face aux bouleversements politiques et militaires qui marquent la région, le Liban est considéré comme un havre de paix, un lieu de dialogue privilégié, non seulement entre les Arabes et le reste du monde, mais souvent aussi pour les États arabes entre eux. Membre fondateur de l’O.N.U. et de l’U.N.E.S.C.O., il participe aux principales institutions spécialisées des Nations unies, parmi lesquelles l’Office des travaux et des secours pour les réfugiés de Palestine (U.N.R.W.A.) et la Commission économique pour l’Asie occidentale (E.C.W.A.) qui ont originellement leur siège à Beyrouth. Non seulement la ville est agréable, admirablement située, jouissant de toutes les commodités d’une capitale moderne, mais sa participation à la culture française et l’influence qu’exercent les Églises chrétiennes, en particulier à travers l’éducation de près d’un tiers des enfants scolarisés, confortent l’appartenance du Liban au monde occidental. En 1957, la guerre froide le trouve dans le camp des États-Unis; après la guerre de Six Jours de 1967, le Liban ne rompt que pour trois mois ses relations diplomatiques avec Washington et avec Londres, pourtant considérés par les Arabes comme complices d’Israël.
Les sympathies pro-occidentales du Liban, logiques à l’heure de l’indépendance et partagées alors par les régimes parlementaires syrien et égyptien presque autant que par les monarchies de Jordanie et d’Iraq, se trouvent bientôt en porte à faux par rapport au large mouvement nationaliste, socialisant et non aligné, qui bouleverse le monde arabe. Certes, le pays est signataire du protocole d’Alexandrie (7 oct. 1944) et membre de la Ligue des États arabes (23 mars 1945), présent à tous ses sommets, de Bloudane en Syrie, en 1946, à Alger, en 1988. Mais, à la conférence de Bandung en 1955, le Liban se singularise en dénonçant le rôle de l’Union soviétique dans le Tiers Monde. Surtout, s’il évite d’adhérer au C.E.N.T.O. (1955), il refuse tout de même de se ranger aux côtés de Nasser et de la République arabe unie (1958-1961), en invoquant l’exigence d’équilibre posée par le principe du Pacte national. À cette marginalité du Liban au sein des pays arabes s’ajoute le fait qu’il est bientôt le seul État qui préserve la liberté d’entreprise et d’expression; Beyrouth devient peu à peu le séjour privilégié des opposants arabes, et même la base de départ d’opérations subversives.
Cette marginalité est particulièrement mal acceptée par la Syrie qui a entériné l’indépendance séparée des deux États en 1943 mais cherche toujours à contrôler le Liban. Le désaccord sur les «intérêts communs», services douaniers et financiers mis en place au temps du mandat, s’approfondit entre 1948 et 1953, quand le Liban, sous l’impulsion d’un club d’intellectuels, les «nouveaux Phéniciens», s’oriente vers plus de libéralisme tandis que la Syrie choisit de renforcer le contrôle de l’État sur l’économie. Ensuite, dictateurs militaires et officiers du parti Ba’th au pouvoir à Damas multiplient les pressions sur le gouvernement de Beyrouth à propos de la délimitation de la frontière commune, du partage des eaux de l’Oronte, du transit des marchandises vers l’Iraq, la Jordanie et le Golfe; le contentieux syro-libanais porte en particulier sur les importantes sommes transférées par la bourgeoisie syrienne émigrée dans les années 1950 et au début des années 1960, ainsi que sur le statut de centaines de milliers de travailleurs saisonniers syriens au Liban. Bien que le P.P.S., partisan de l’unification de la Grande Syrie, soit hors la loi à Damas depuis 1954, les dirigeants syriens ont toujours la tentation d’exercer leur hégémonie sur le Liban et de contrôler la place de Beyrouth. Le déplacement du conflit israélo-arabe sur le champ de bataille libanais à partir des années 1970 va donner libre cours à leurs ambitions ainsi qu’à de multiples interventions extérieures.
La montée du problème palestinien
Le Liban, en effet, n’est pas épargné par le problème palestinien depuis la création, en 1948, de l’État d’Israël. Deux bataillons de l’armée ont d’ailleurs participé à la guerre de Palestine (1948-1949) aux côtés de volontaires d’organisations musulmanes, et cinq villages du Sud ont été occupés pendant quelques mois. La convention d’armistice israélo-libanaise de Ras en-Naqoura a fixé, le 23 mars 1949, la ligne de cessez-le-feu sur la frontière internationale délimitée en 1920 par les puissances mandataires, Grande-Bretagne et France; elle est désormais surveillée par un groupe d’observateurs des Nations unies (U.N.T.S.O.). Elle reste relativement calme alors que la tension monte entre Israël et ses autres voisins arabes, même durant la guerre de juin 1967 où le Liban se contente de manifester sa solidarité diplomatique et humanitaire aux Arabes.
Pourtant, dès 1948, le Liban avait accueilli des réfugiés arabes de Palestine, plus de 140 000, installés dans une quinzaine de camps aux abords des grandes villes. Dans cette période de croissance où Beyrouth ne redoutait plus la concurrence de Haïfa, coupée du monde arabe par la création de l’État d’Israël, l’arrivée d’une main-d’œuvre peu exigeante et d’une bourgeoisie entreprenante était une aubaine pour le pays. Mais, après la guerre de Six Jours et l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza par Israël en 1967, surtout depuis la terrible répression jordanienne contre les fiday 稜n palestiniens en septembre 1970 (Septembre noir) et en juin-juillet 1971, le nombre des réfugiés grossit sensiblement: les Palestiniens du Liban sont alors entre 250 000 (selon le Centre de recherches de l’Organisation de libération de la Palestine) et 500 000 (selon les Kataëb). Cette population, musulmane à 80 p. 100, s’installe dans le long terme au Liban, d’autant que la XIIe session du Conseil national palestinien acceptera, en juin 1974, le principe d’un État limité à la Cisjordanie et à Gaza. Comme ils sont à l’époque étroitement contrôlés dans les autres pays arabes décidés à mettre un frein à la surenchère nationaliste et révolutionnaire, les Palestiniens transportent à Beyrouth, à côté d’un encadrement social et humanitaire, la plupart de leurs organisations politiques. Les camps de réfugiés servent de base d’entraînement militaire et, dans le Arqoub, le piémont de l’Hermon, plusieurs centaines de fiday 稜n préparent et lancent des opérations de commandos contre la frontière nord d’Israël, ou même des actions terroristes à l’étranger.
La faiblesse militaire délibérément choisie par les dirigeants libanais, loin d’avoir mis leur pays à l’abri du conflit israélo-arabe, s’allie aux ambiguïtés de leur politique pour en faire le seul État dans lequel l’O.L.P. peut s’imposer, le seul terrain à partir duquel les organisations de résistance opèrent et, par conséquent, la cible privilégiée des représailles israéliennes en cas d’attentat: la plus spectaculaire est la destruction de la flotte de la Middle East Airlines sur l’aérodrome de Beyrouth dans la nuit du 28 décembre 1968. L’armée, qui compte à peine plus de 15 000 hommes mal équipés, tente entre avril et octobre 1969 de reprendre le contrôle des camps palestiniens et des zones du sud qui échappent à l’autorité de l’État. Un compromis est trouvé avec la signature au Caire sous l’égide de Nasser, le 3 novembre 1969, d’un accord entre Yasser Arafat et le commandant en chef de l’armée. Reconnaissant aux fiday 稜n une exterritorialité de leurs camps et le droit d’utiliser le Arqoub – rebaptisé «Fatahland» par les Israéliens – comme base d’opération, cet accord, tenu secret jusqu’en 1976 et récusé seulement par le Bloc national de Raymond Eddé, est contraire au plein exercice de la souveraineté libanaise. Non seulement le nouvel arrangement ne protège pas le Liban, mais il entraîne son armée dans une série d’affrontements avec la résistance palestinienne tandis que les populations, dans le Sud et jusqu’à Beyrouth, subissent les bombardements et les incursions de l’armée israélienne en représailles aux attaques de fiday 稜n, puis, à partir de 1974, en fonction d’une nouvelle stratégie préventive: ratissage dans la région de Bint Jbeil, qui fait plusieurs centaines de sans-abri (17-18 sept. 1972), assassinat dans Beyrouth de trois responsables de l’O.L.P. (10 avr. 1973), bombardements aériens des régions frontalières (16-19 mai 1974).
En mai 1973, une seconde tentative de l’armée de mettre au pas les organisations de résistance rencontre la forte opposition du régime de Damas qui joint aux admonestations du ministre des Affaires étrangères Abd el Halim Khaddam un soutien militaire aux forces de la S ’iqa , l’organisation palestinienne pro-syrienne, et un blocus de la frontière. Plus grave, des quartiers à majorité musulmane se révoltent contre le bombardement aérien des camps de réfugiés de la banlieue, paralysant l’action de l’armée et faisant apparaître la faille profonde du système de consensus. À la différence des États arabes voisins au régime fort – monarchique ou constitutionnel – qui n’hésitent pas à soumettre la cause palestinienne à leurs priorités de sécurité et de stabilité, la présence des réfugiés palestiniens au Liban et surtout la lutte de l’O.L.P. contre Israël deviennent la pierre d’achoppement de la vie politique libanaise et le point principal de désaccord entre deux grands blocs: d’un côté, les «libanistes» qui réclament la suspension des opérations des fiday 稜n et la restauration de l’ordre étatique sur tout le pays; en face, les «arabistes», solidaires de la Résistance, qui lient étroitement le destin de leur pays à celui des Palestiniens. Les Kataëb sont à l’avant-garde des «libanistes»; leur chef, Pierre Gemayel, présente en janvier 1975 un mémorandum réclamant la mise au pas de la Résistance, tandis qu’ils s’arment et s’entraînent, avec d’autres milices comme celle du P.N.L., à suppléer l’armée. Aux côtés des sunnites, traditionnellement plus sensibles à la solidarité arabe, apparaissent des forces contestataires adhérant au Front arabe de participation à la Résistance (1972).
La montée des périls (1966-1975)
Le désaccord au sujet de la politique extérieure et du traitement de la Résistance palestinienne se greffe sur des conflits internes au sein de la classe dirigeante traditionnelle. P.N.L. de Camille Chamoun, Kataëb de Pierre Gemayel et B. N. de Raymond Eddé se regroupent en 1966 dans le Helf (alliance) pour peser contre la politique du président Hélou et contre tout ce qui ressemble à un accroissement du contrôle de l’État. En face, les sympathisants du chehabisme ont organisé le Nahj (programme), pour soutenir l’action gouvernementale autour des grands leaders sunnites, Rachid Karamé et Saëb Salam. Scandales financiers, comme le krach de la banque Intra en octobre 1966, corruption de fonctionnaires contraints de démissionner par dizaines cette année-là, abus de la police et de l’armée accélèrent la succession de gouvernements éphémères. L’enjeu de cette agitation est moins le triomphe du libéralisme ou celui du réformisme d’État que le partage des positions de pouvoir qui, dans le système clientéliste, sont une source essentielle d’enrichissement. Marchandages et intérêts privés dominent l’élection du chef de clan de Zghorta, Sleiman Frangié, à la présidence de la République en août 1970: la compétition entre clans est si rude que ses hommes en armes envahissent la salle du scrutin lors du dépouillement du vote.
Déjà, pourtant, la présidentielle de 1970 se déroule autour d’un autre enjeu qui dépasse les clivages de la politique traditionnelle. À la faveur de la prospérité et de la liberté d’expression, en contraste avec la censure des États voisins, Beyrouth, refuge de nombreux intellectuels et opposants politiques arabes, est devenu un foyer de réflexion et de contestation. Maisons d’éditions et quotidiens se multiplient, ainsi que les clubs à caractère social et culturel, et les nouvelles organisations politiques. On assiste à un réveil des syndicats regroupés au sein de la Confédération générale des travailleurs du Liban, qui vivaient sous l’influence de puissants patrons. Surtout, les partis contestataires, nationalistes arabes et partis de gauche, effectuent une percée remarquée non seulement dans les milieux universitaires et les banlieues défavorisées de la capitale, mais aussi dans les provinces rurales reculées comme la région de Nabatiyé dans le Sud. En 1970, le P.C.L. et sa branche dissidente de l’Organisation arabe des communistes au Liban, les deux partis Ba’th et le P.P.S., sont rendus à la légalité, et leurs effectifs gonflent sensiblement. Les mouvements de résistance palestinienne leur fournissent un appui financier, un encadrement et l’entraînement de leurs militants dans la perspective d’un affrontement avec l’armée israélienne.
La mobilisation s’opère autour de trois thèmes conjugués: d’abord, celui du soutien à la Résistance palestinienne, comme on l’a vu; ensuite, celui du changement constitutionnel. Nombreux sont ceux qui rompent avec leur structure familiale traditionnelle, vivent dans des quartiers neufs où l’on s’identifie autant par son statut ou même sa classe sociale que par sa confession. Ceux-là souhaitent échapper au cadre communautaire, avoir le droit d’être classés comme «Libanais sans confession» et la possibilité de se marier civilement.
À cette demande de laïcisation du statut personnel s’articule une demande de déconfessionnalisation du système politique. Non seulement le communautarisme est source d’immobilisme et de corruption, mais la répartition des pouvoirs est fondée sur des équilibres démographiques datant de 1932, qui sont depuis longtemps rompus: les musulmans émigrent moins que les chrétiens, et leur taux de natalité est près d’une fois et demie supérieur, si bien qu’ils constituent la majorité de la population dans les années 1970. Les sunnites réclament une participation plus étroite au pouvoir. Les chiites, eux, font valoir qu’ils sont devenus la communauté la plus nombreuse. La présidence du Parlement qui leur échoit est d’importance limitée; ils sont nettement sous-représentés dans les catégories supérieures de la fonction publique, civile et militaire, alors qu’ils forment le gros des bureaucrates et de la troupe; leur communauté n’a été dotée d’un statut juridique distinct de celui des sunnites qu’en 1967. Enfin, ils constituent la majorité de la population dans les régions défavorisées du pays, le Sud, la Beqaa et les banlieues de Beyrouth. Paysans exploités et laissés-pour-compte du miracle libanais sont attirés par les idéologies de gauche, et plus encore par le discours messianique et mobilisateur de Musa Sadr, un religieux formé en Iran et établi près de Tyr.
Déséquilibres économiques
Le troisième thème de la mobilisation politique à l’aube des années 1970 est en effet celui de la crise socio-économique. Loin d’être atténuées par la prospérité, les inégalités dénoncées à l’indépendance ne font que croître en l’absence d’une politique étatique de redistribution et de protection des salariés. Les grandes fortunes reposent de plus en plus sur le monopole et les associations internationales avec le capital pétrolier des monarchies du Golfe. Du côté du capital, l’économie libanaise fonctionne dans le cadre pluricommunautaire vanté par les promoteurs du Pacte national: l’oligarchie, qui domine l’État et lui imprime ses orientations, appartient à la chrétienté et à l’islam étroitement associés.
À l’autre extrémité de la configuration sociale, on trouve des familles chassées de leur terre par la mécanisation et l’endettement, par l’insécurité constante des régions frontalières. En 1975, la moitié de la population du Liban est devenue urbaine. Mais, pour quelques milliers de nouveaux emplois dans l’industrie, on compte cinq fois plus de travailleurs qui rejoignent les bidonvilles et les immeubles de banlieue où s’entassent des familles de chômeurs et des réfugiés palestiniens. La présence des Palestiniens et, surtout, celle de 400 000 à 500 000 travailleurs syriens permanents ou temporaires assurent aux entrepreneurs un volant de main-d’œuvre à bon marché, mal protégée, remplacée régulièrement: 10 p. 100 de la population active est au chômage en 1970, au plus fort du succès économique libanais, 15 p. 100 à la veille de la guerre. Là encore, les clivages communautaires sont souvent dépassés, mais cette fois par la misère et la prolétarisation: dans la zone industrielle de la banlieue est de Beyrouth où plus de 40 p. 100 des ouvriers sont chrétiens, l’habitat mixte progresse rapidement avec l’arrivée des nouveaux migrants.
L’inflation accélérée par l’afflux monétaire se monte officiellement à 11 p. 100 par an; elle est de plus de 20 p. 100 selon la C.G.T.L. Outre les catégories les plus démunies, elle touche également les salariés des couches moyennes urbaines dont les revenus ne rattrapent pas la hausse des prix, en particulier celle des loyers. L’effort de scolarisation du pays se perd dans une émigration coûteuse de techniciens, d’enseignants, de médecins mais aussi de personnel moins qualifié – au total, plus de 150 000 travailleurs, soit 16 p. 100 de la force de travail du Liban – partis temporairement dans le Golfe ou définitivement dans les deux Amériques. Les deux communautés les plus rurales, maronites et chiites, touchées par les transformations économiques et saisies l’une après l’autre par le processus d’urbanisation accélérée paient tout particulièrement le prix du «miracle» libanais.
La protestation sociale contre la détérioration des conditions économiques est à la fois faible et violente. À la C.G.T.L. qui dénonce l’incurie de l’État, réclame une hausse des salaires, la réduction du prix des denrées de base, l’organisation du marché et l’amendement de l’article 50 du Code du travail autorisant le licenciement arbitraire, les patrons répondent que ces demandes menacent l’initiative privée et la prospérité du pays. La mobilisation syndicale est débordée par les grèves ponctuelles des ouvriers de l’industrie alimentaire (1972), des instituteurs (1972) et des planteurs de tabac (1973), accompagnées de marches populaires et de manifestations de soutien des étudiants, en particulier à l’Université libanaise et à l’Université américaine. L’intervention de la police – les Forces de sécurité intérieures –, les affrontements et même la mort de deux manifestants (nov. 1972) font désormais partie d’un paysage social gravement détérioré.
L’ampleur des transformations sociales a stimulé les partis qui voient le nombre de leurs adhérents croître sensiblement. Les Kataëb, dont la base est constituée des couches moyennes maronites récemment urbanisées, préconisent la mise en place d’une législation sociale et encouragent l’extension du contrôle de l’État. Mais les Ba’th prosyrien et pro-iraquien et les nassériens de Saïda et de Beyrouth se joignent aux radicaux du P.C.L. et de l’O.A.C.L. dans le Mouvement national progressiste (1974) fédéré par Kamal Junblatt pour dénoncer les inégalités, combattre l’oligarchie et appeler à la révolution en un langage marxisant qui annonce l’explosion imminente.
4. La guerre
La «guerre des deux ans» (1975-1976)
La guerre débute, le 13 avril 1975, par un accrochage meurtrier entre Kataëb et militants palestiniens radicaux dans la banlieue de Beyrouth. Au mois de février, l’armée avait réprimé à Saïda une manifestation populaire contre la vie chère, à laquelle s’étaient joints des fiday 稜n en armes; déjà se dessinait, entre le Mouvement national, les élites musulmanes frustrées par le partage communautaire et les Palestiniens, la coalition qui allait affronter durant deux ans les forces conservatrices dominées par les maronites et appuyées par quelques brigades de l’armée. L’étincelle palestinienne éclate dans la poudrière libanaise alors que le Proche-Orient tout entier vit à l’heure des remises en cause: à la suite de la guerre d’octobre 1973, les dirigeants arabes ont troqué leurs aspirations révolutionnaires contre un pragmatisme, des intérêts étroitement étatiques et des négociations avec Israël sous égide américaine. Cette nouvelle stratégie implique le verrouillage de la revendication palestinienne dans leurs pays respectifs, parfois même son écrasement militaire. En revanche, sur le territoire libanais, la lutte armée et le radicalisme se jouent d’un État qui a longtemps proclamé que «sa force était dans sa faiblesse»; ils se conjuguent pour menacer les équilibres traditionnels.
Échappant au contrôle d’une armée paralysée par ses loyautés contradictoires, les affrontements entre «conservateurs chrétiens» et «islamo-palestino-progressistes» – c’est ainsi que la presse étiquette deux coalitions complexes et changeantes – se propagent à l’ensemble du pays, dressant village contre village, vallée contre vallée et quartiers contre quartiers. Embuscades, guérilla urbaine à la kalachnikov, tirs de francs-tireurs non identifiés sont bientôt suivis par l’entrée en lice de canons et de lance-roquettes que les milices se sont procurés, grâce aux subventions des émigrés ou de protecteurs arabes. Les civils sont les cibles privilégiées de bombardements et de tirs aveugles, d’attentats, d’enlèvements et d’assassinats, tandis que les pillages et les destructions alimentent les cycles de représailles. Durant l’automne de 1975, le centre de Beyrouth brûle, les grands hôtels sont le siège d’âpres batailles entre Kataëb et forces progressistes, en particulier les Mour bitoun – combattants sunnites menés par le jeune Ibrahim Qoleilat –, les grandes banques qui faisaient la réputation et la richesse du pays sont pillées. Lorsque la Syrie impose un cessez-le-feu le 22 janvier 1976 et propose un rééquilibrage du partage des pouvoirs entre communautés, la capitale est déjà traversée par une ligne de front qui sépare désormais l’«Est» chrétien de l’«Ouest» à majorité musulmane.
En quelques mois, la guerre dessine à travers le pays les frontières entre les deux principaux protagonistes. Les habitants chiites et palestiniens des camps et des banlieues de l’entrée nord de Beyrouth sont expulsés par la force en janvier 1976; en riposte, les chrétiens de Damour, petite ville côtière au sud de la capitale, doivent fuir par mer; des deux côtés, plusieurs centaines de personnes sont massacrées. Les forces militaires progressistes et les organisations palestiniennes qui les ont rejointes les unes après les autres profitent de l’éclatement de l’armée, en mars 1976, pour resserrer leur étau autour des régions centrales du Metn et du Kesrouan où le président Frangié se réfugie parmi ses alliés du Front libanais dirigé par Camille Chamoun et Pierre Gemayel.
La Syrie, déjà présente dans la guerre à travers la S ’iqa , prodigue avertissements et soutien aux deux adversaires. Le président Assad ordonne l’entrée de troupes et de blindés au Liban, discrètement à partir d’avril et massivement à dater du 1er juin 1976, dans le but de préserver le statu quo et de mettre en échec les ambitions des «palestino-progressistes». Dans cette initiative, le souvenir amer de la division du Proche-Orient en États séparés au début du siècle et de l’acquiescement enthousiaste de certains maronites est toujours présent. Mais les militaires majoritairement originaires de la communauté alaouite qui gouvernent à Damas ont des ambitions stratégiques plutôt qu’un projet d’annexion. Leur intérêt est d’éviter la sécession d’un petit Liban chrétien qui s’allierait à Israël, tout en freinant la surenchère socialisante et nationaliste arabe à leurs frontières. Au printemps de 1976, les milices des mouvements progressistes et leurs alliés palestiniens resserrent leur étau autour des forces chrétiennes et menacent Beyrouth-Est; les dirigeants maronites, Camille Chamoun et le président Frangié, réclament du secours, ouvrant la voie à une intervention dont ils ne finiront pas de déplorer l’ampleur et la durée. De juin à octobre 1976, la progression des troupes syriennes se heurte à une sérieuse résistance palestinienne, en particulier à l’entrée de Saïda, ainsi qu’aux réticences de la communauté arabe au nom de laquelle la Libye et l’Algérie tentent en vain une mission d’interposition. Simultanément, les combats font rage dans la capitale et ses banlieues, avec un acharnement particulier autour du camp palestinien de Tell ez-Zaatar, qui tombe aux mains des Kataëb et du P.N.L. après un siège de cinquante-deux jours, avec l’aide indirecte des Syriens et des Israéliens à la fois. L’entrée dans Beyrouth, le 15 novembre 1976, de l’armée syrienne met fin à la «guerre de deux ans», sur fond de ruines et de bombardements intermittents.
L’«arabisation» de la crise du Liban, c’est-à-dire l’intervention militaire et diplomatique des puissances régionales arabes, a été précipitée par l’entrée en scène de l’armée syrienne. Convoqués à Riyad (16 oct. 1976), le président libanais et le chef de l’O.L.P. sont invités par l’Arabie Saoudite et l’Égypte à reconnaître la légitimité de la présence des troupes syriennes au Liban. Fort d’une reconnaissance arabe et d’une promesse de financement, le président Assad accepte quant à lui que des contingents symboliques d’Arabie Saoudite, des Émirats arabes unis, du Soudan, de la Libye et des deux Yémens se joignent à ce corps de 30 000 hommes rebaptisé Force arabe de dissuasion (F.A.D.). Le sommet de la Ligue des États arabes au Caire (25 oct. 1976) entérine l’accord de Riyad. Après que le président Sadate se rend à Jérusalem un an plus tard (19 nov. 1977) et amorce le désengagement de l’Égypte à l’égard de la cause palestinienne, la Syrie, l’O.L.P. et Israël, désormais engagées sur le champ de bataille libanais, vont y poursuivre leur lutte pour le contrôle de la Palestine.
Ni guerre ni paix (1977-1981)
L’«arabisation» de la crise ne favorise guère le dialogue entre Libanais. Elle enferme les adversaires dans leur opposition irréductible, installe le Liban dans la guerre. Pour succéder à Sleiman Frangié dont les insurgés réclamaient le départ anticipé, Élias Sarkis a été élu par les députés le 8 mai 1976. Gouverneur de la Banque du Liban, proche du général Chehab, il est préféré par la puissance syrienne à Raymond Eddé qui avait fait du départ des troupes étrangères le premier point de son programme. Un gouvernement de technocrates, formé en décembre 1976 sous la présidence de Sélim el-Hoss, s’engage à accorder la priorité à la reconstruction du pays. Mais l’aide arabe promise n’arrive pas et près d’un quart de la population, réfugiée dans les États arabes voisins, à Chypre et en Occident, hésite à regagner le pays, même si la prospérité paraît résister à la guerre, à la faveur de la hausse vertigineuse des revenus pétroliers. Car, à l’intérieur, le ramassage des armes lourdes reste symbolique et la sécurité précaire. Non seulement les efforts pour rétablir l’entente nationale ne progressent pas, mais, tandis que la coordination s’améliore entre la F.A.D. et les mouvements palestiniens, de nombreux et violents affrontements opposent l’armée syrienne aux milices chrétiennes en février, en avril et, surtout, de juillet à octobre 1978, ponctués par d’intenses bombardements des quartiers résidentiels de Beyrouth-Est. Les forces de Damas quittent les régions chrétiennes qu’elles encerclent désormais entre Batroun et Beyrouth et dominent depuis les hauteurs du mont Liban. Le massacre de Tony Frangié, le fils de l’ancien président, et de sa famille le 13 juin 1978 consacre d’autre part la rupture des maronites du nord du Liban avec le Front libanais.
Dans le Sud, les dirigeants israéliens du Likoud adoptent une nouvelle stratégie «préventive» contre les attaques de la résistance palestinienne et multiplient les incursions armées. En mars 1978, une opération terrestre et aérienne de plusieurs jours jusqu’au Litani provoque l’exode de 200 000 Libanais vers Saïda et Beyrouth. En se retirant en juillet, l’armée israélienne fait obstacle au déploiement jusqu’à la frontière de la Force intérimaire des Nations unies du Liban (F.I.N.U.L.) créée par la résolution 425 du Conseil de sécurité. Elle confie le contrôle d’une «ceinture de sécurité» d’une dizaine de kilomètres de profondeur, du littoral à Merjayoun, à l’«armée du Liban libre» commandée par le colonel dissident Saad Haddad. Avec 1 500 miliciens, environ 1 000 soldats et surtout le soutien de l’armée israélienne, celui-ci empêche l’avancée de l’armée régulière dans l’extrême Sud et proclame, le 18 avril 1979, l’État du Liban libre, depuis lequel ses forces bombardent les zones «palestino-progressistes», en particulier Saïda en mars et mai 1980.
La volonté syrienne de contrôler la situation militaire dans la Beqaa afin d’empêcher une attaque israélienne empruntant la plaine intérieure libanaise provoque un triple affrontement au printemps de 1981: d’abord entre la F.A.D. et les Kataëb qui cherchent à occuper Zahlé et à inclure la ville dans leur zone de contrôle. Puis entre la F.A.D. et Israël qui fournit un appui aérien aux Kataëb contre les hélicoptères de Damas et exige le retrait des missiles d’origine soviétique Sam 2 et Sam 6 installés dans la Beqaa depuis le 29 avril 1981. Soutenue par l’Arabie Saoudite et l’U.R.S.S., la Syrie maintient ses missiles et reprend le contrôle de Zahlé; mais les combats se sont propagés jusqu’à Beyrouth, où les quartiers chrétiens de l’Est ont subi, eux aussi, de lourds bombardements tandis que le quartier populaire de l’Université arabe compte plus de 300 morts après le passage de la chasse israélienne le 17 juillet. Enfin, l’affrontement se transporte dans le Sud, entre Palestiniens et Israéliens, avec lesquels l’envoyé américain Philip Habib négocie trois mois pour obtenir le cessez-le-feu du 24 juillet 1981, qui gèle les opérations militaires pendant presque un an.
Dans un pays de plus en plus divisé, le problème central demeure celui de la restauration de l’autorité de l’État. Réunis à Beit ed-D 稜n à la mi-octobre 1978, les bailleurs de fonds de la F.A.D., menés par l’Arabie Saoudite et le Koweït, réclament en vain la reconstitution d’une armée nationale et son envoi dans tout le pays. La promesse des chefs d’État arabes à Fès, le 25 novembre 1981, de mettre en œuvre une stratégie commune de défense du pays va rester lettre morte. En réalité, le président Sarkis, qui remplace, le 25 octobre 1980, Sélim el-Hoss par Chaf 稜q Wazz n à la tête d’un cabinet de «dialogue national» aux ministres plus nombreux mais moins expérimentés, n’exerce son autorité que sur 400 km2 autour du palais présidentiel. La Syrie fait régner un ordre minimal dans le Nord et la Beqaa, au prix d’une lourde taxation sur toutes les productions, y compris la culture du haschich. Beyrouth-Ouest et le Sud, contrôlés par les partis progressistes, par l’O.L.P. et des organisations musulmanes, dont la nouvelle organisation chiite de l’im m Sadr, Amal , créée en 1975, jouissent d’une liberté proche de l’anarchie, sous la protection – et à la merci – de milices locales. L’assassinat de son chef charismatique, Kamal Junblatt, le 16 mars 1977 à proximité d’un barrage syrien a en effet privé le Mouvement national d’unité et de l’essentiel de sa force mobilisatrice.
Dans la zone du Liban chrétien, pouvoir militaire et pouvoir politique sont unifiés par étapes au prix de sanglants affrontements dont les Kataëb sortent vainqueurs, du 16 avril au 4 mai puis du 7 au 9 juillet 1980. Désormais, Béchir Gemayel, fils cadet de Pierre, préside au commandement de la milice de la région, les Forces libanaises qui substituent leur loi à celle de l’armée et de la police. Avec Camille Chamoun, il est également à la tête du consistoire du Front libanais regroupant le parti Kataëb, le P.N.L., les Moines maronites et le Tanz 稜m (l’«organisation») des partisans d’un Liban fédéré, placé sous le signe du «pluralisme culturel», c’est-à-dire de la décentralisation culturelle, administrative, voire politique. Le Front libanais multiplie les contacts avec Israël, qui lui fournit équipements militaires et conseils. Avec ses ports et ses services de douane, avec ses impôts, ses services sociaux et ses coopératives, la zone chrétienne constitue la «région libérée» à partir de laquelle le jeune Béchir compte se lancer à la reconquête de tout le Liban.
L’invasion israélienne de 1982 et ses conséquences
Mais ce pays à l’armée paralysée et au gouvernement sans pouvoir est encore une fois victime, en 1982, des tensions régionales. Les Israéliens, qui ont effectué leur dernier retrait du Sinaï le 25 avril, veulent frapper vite et fort l’O.L.P. et l’armée syrienne au Liban. L’opération Paix pour la Galilée débute le 6 juin et engage jusqu’à 100 000 soldats qui traversent les lignes tenues par la F.I.N.U.L., refoulent quelque 20 000 fiday 稜n vers le nord en l’espace de neuf jours, franchissent la ligne des 40 km nord initialement annoncée comme objectif limite par le ministre de la Défense Ariel Sharon et atteignent la capitale, où ils font leur jonction avec les Forces libanaises de Béchir Gemayel. Dans le Chouf et la Beqaa, les troupes syriennes s’effondrent le 11 juin, avec des pertes énormes. Malgré les résolutions 508 (5 juin) et 509 (6 juin) du Conseil de sécurité de l’O.N.U., l’armée israélienne encercle les quartiers ouest de Beyrouth où sont retranchés le commandement et les combattants de l’O.L.P. Le siège est appuyé, du 1er au 12 août, par d’intensifs bombardements aériens de la ville, où demeurent plus de 200 000 civils. Le 20, les États-Unis obtiennent un accord de cessez-le-feu comportant l’évacuation de l’O.L.P. sous la protection de 3 000 Américains, Français et Italiens d’une force multinationale.
Le départ vers divers pays arabes de près de 15 000 combattants palestiniens dont le matériel lourd est laissé à l’armée libanaise, le repli des Syriens au nord de la Beqaa et la fermeture des bureaux de l’O.L.P. constituent une victoire d’Israël au Liban. Plusieurs centaines de milliers de civils palestiniens restés sur place se trouvent brutalement privés de protection et d’encadrement. L’élection de Béchir Gemayel, considéré unanimement comme l’homme fort du Liban, à la présidence de la République le 23 août, confirme l’influence décisive d’Israël. Le lendemain de l’assassinat du président élu, le 16 septembre, l’armée israélienne investit Beyrouth et laisse perpétrer par des unités des Forces libanaises un massacre de la population palestinienne des camps de Sabra et de Chatila. Amin Gemayel, qui succède à son frère à la tête de l’État le 21 septembre, rappelle alors la Force multinationale à Beyrouth.
Le sexennat d’Amin Gemayel commence sous le signe de l’espoir. Plusieurs passages sont réouverts entre les deux parties de Beyrouth. De nombreux émigrés reviennent et avec eux de l’argent et des projets. Les États-Unis offrent un soutien financier et une assistance technique pour la reconstruction de l’administration, des infrastructures et de l’armée. Sous leurs auspices, une négociation de paix s’ouvre à Naqoura, près de la frontière libano-israélienne. Elle aboutit, le 17 mai 1983, à un accord stipulant la fin de l’état de guerre et un retrait israélien conditionné par un retrait simultané des forces palestiniennes et syriennes. Amin Gemayel a d’ailleurs dissous le commandement de la F.A.D. le 31 mars. En dépit des clauses accordant un droit de police à l’armée israélienne dans le Liban Sud, le Parlement donne son accord à la ratification le 14 juin, par 64 voix sur 91.
Déjà, pourtant, la Syrie restaure son influence perdue au Liban. Profitant de l’affaiblissement et des hésitations de l’O.L.P., son armée intervient à partir de juin 1983 aux côtés de dissidents du Fath, expulse les «loyalistes», partisans d’Arafat de la Beqaa, les assiège à Tripoli en décembre où des bombardements intensifs viennent à bout de la résistance de 4 000 fiday 稜n, dont la France organise l’évacuation par mer. L’ordre syrien mettra deux années entières à s’imposer à la métropole du Nord face aux milices urbaines sunnites, fédérées dans le Mouvement de l’Unité islamique du cheikh Cha’bane. Ailleurs, puisque le gouvernement du président Gemayel fait peu de cas de l’opposition de Damas à ses négociations avec Israël, le général Assad choisit d’appuyer par tous les moyens les forces d’opposition qui se mobilisent.
La nouvelle guerre civile
La guerre de l’été de 1982, l’occupation israélienne et la présence armée syrienne attisent une nouvelle guerre civile, plus meurtrière encore que celle de 1975, sur un fond de crise générale avec enlèvements et attentats.
La critique s’amplifie non seulement contre les négociations et l’accord avec Israël, mais aussi contre les liens entre le président Gemayel et les Forces libanaises qui se conduisent en maîtres de Beyrouth réunifiée, resserrent leur contrôle sur l’État, les centres de décision économique, l’Université, l’information et surtout l’armée. La confiance se détériore au point que, le 23 juillet 1983, les partisans de Sleiman Frangié rejoignent les formations de l’ancien Mouvement national dans un Front de salut national appuyé par Damas. La multiplication des opérations «coup de poing» et des arrestations par l’armée à Beyrouth-Ouest et dans la banlieue sud suscite des réactions collectives des réfugiés chiites dans la capitale. Plus grave, dans le vide créé par le retrait inattendu de l’armée israélienne de la région d’Aley et du Chouf, la «guerre de la Montagne» éclate en septembre 1983. Les druzes du P.S.P., appuyés par des combattants palestiniens et l’artillerie syrienne, font reculer les Forces libanaises et l’armée régulière malgré le soutien qu’apportent à celle-ci la marine et l’aviation américaine. Des massacres de civils font plusieurs centaines de victimes et des milliers de réfugiés chrétiens. Désormais impliquée dans la guerre civile aux côtés du pouvoir, la Force multinationale fait l’objet de vives critiques et surtout d’attentats de plus en plus meurtriers (230 victimes américaines et françaises le 23 octobre 1983). Ses moyens de riposte, comme le bombardement par la chasse française de la caserne des chiites islamistes de Baalbek le 17 novembre, sont inappropriés; elle quitte Beyrouth sans gloire en février 1984.
C’est ensuite au tour des chiites de refuser de se soumettre à une armée devenue partisane, qui n’hésite pas à bombarder les quartiers populaires de la capitale, faisant plus de 300 morts en février 1984. À la suite de la mystérieuse disparition de Musa Sadr en Libye en 1978, le mouvement Amal , galvanisé par la révolution iranienne, prend un nouvel élan sous la direction de l’avocat Nabih Berri. Sa milice, aidée de la VIe brigade de l’armée, repousse les forces soumises à l’autorité présidentielle hors de Beyrouth-Ouest dont elle s’assure le contrôle en éliminant successivement au cours des deux années suivantes chacun de ses alliés sunnites et progressistes. Pour tenter de sortir de l’impasse, le président Gemayel réunit, à Genève du 31 octobre au 4 novembre 1983 et à Lausanne du 12 au 21 mars 1984, les chefs politiques des principales communautés en un Congrès du dialogue patronné par les Saoudiens et surtout par la Syrie qui tente en vain de faire adopter un programme de réforme constitutionnelle. La réconciliation de façade entre factions opposées permet au moins la constitution le 30 avril d’un gouvernement «d’union nationale», présidé par Rachid Karamé et regroupant aussi bien Camille Chamoun et Abdallah Racy, le gendre de Sleiman Frangié, que Walid Junblatt, le fils du leader assassiné, et Nabih Berri. Légitimés par leur titre ministériel, les chefs de guerre se taillent impunément des fiefs dans l’administration publique.
La préoccupation centrale des Libanais reste toutefois l’évacuation des forces d’occupation, israéliennes et syriennes. La mobilisation de l’opposition a vite rendu illusoire l’accord de Naqoura, auquel le président Gemayel renoncera officiellement, en même temps qu’à l’accord du Caire de 1969, le 2 juin 1987. Face à sa politique de «la main de fer» – arrestations, destructions d’habitations et de récoltes – dans les régions qu’elle occupe, l’armée israélienne suscite une opposition croissante de la Résistance nationale (laïque) et de la Résistance islamique (chiite) qui lui valent de lourdes pertes humaines et une impopularité croissante en Israël même. Jérusalem opère un retrait par étapes entre janvier et juin 1985. Son armée conserve seulement une «zone de sécurité», d’une vingtaine de kilomètres de profondeur, et encadre l’Armée du Liban libre, rebaptisée «du Liban Sud» et confiée au général Lahad. Immédiatement au nord, les 1 500 hommes de la F.I.N.U.L. assistent impuissants, et souvent même en victimes, aux accrochages quotidiens entre résistants libanais et miliciens de l’A.L.S., tandis que, depuis l’attentat contre la caserne israélienne de Tyr le 12 novembre 1982 (86 morts), les opérations suicides se multiplient. Encadrés par des dizaines de missionnaires combattants venus d’Iran via Damas, gratifiés par Téhéran de plusieurs millions de dollars chaque mois, les militants du Hizb Allah , organisation chiite prônant l’établissement d’une république islamique au Liban, s’en prennent à l’occupant et à ses alliés, mais aussi à Amal et aux groupes laïques, accusés de collusion avec les Occidentaux, suscitant de violents affrontements dans les quartiers populaires de la banlieue de Beyrouth et dans le Sud. Pour faire entendre au monde leurs revendications, les militants du Jih d islamique et de l’Organisation des opprimés détournent des avions, posent des bombes en Europe et retiennent une vingtaine d’otages occidentaux parmi lesquels le Français Michel Seurat qui meurt en captivité en décembre 1985. Une fois la guerre du Golfe terminée, les dirigeants iraniens imposent un accord de cessez-le-feu «définitif» entre chiites libanais le 30 janvier 1989.
La Syrie opère un retour en force entre février 1987 et juin 1988 à Beyrouth-Ouest puis jusqu’aux portes de Saïda. Le général Assad n’hésite pas à lancer son allié Amal dans des combats indécis contre l’O.L.P. mais aussi contre ses alliés du Front du salut national palestinien né le 25 mars 1985. Durement éprouvés par la «guerre des camps» et le siège de plus de trente mois (juin 1985-mars 1988) de Borj al-Barajneh, Sabra et Chatila à Beyrouth, et de Rachidiyé au sud, les Palestiniens concluent une trêve avec Amal le 23 décembre 1988.
L’accord de Taëf et la IIe République
L’ébauche d’une solution mettant fin à la guerre est longtemps bloquée par le désaccord de fond sur les priorités à observer. La gauche et les chiites réclament l’abandon du communautarisme politique, ou au moins un rééquilibrage des pouvoirs. Les chrétiens refusent d’envisager l’avenir à l’ombre des troupes étrangères. Les affrontements pour le pouvoir à l’intérieur de chaque zone n’en sont que plus violents, comme en témoignent les putschs successifs au sein des Forces libanaises (mise à l’écart, le 9 mai 1985, puis retour, le 15 janvier 1986, de Samir Geagea) et la guerre interchrétienne qui oppose les Forces libanaises aux unités de l’armée fidèles au commandant en chef, le général Michel Aoun (14-24 févr. 1989 et 31 janv.-30 juin 1990), occasionnant les pires destructions à Achrafiyeh et dans le Metn.
Le mandat présidentiel d’Amin Gemayel s’achève le 22 septembre 1988 sans l’ébauche d’un accord au sujet de son successeur, en dépit des pressions conjuguées des États-Unis et de la Syrie. Il charge le général Michel Aoun de former un gouvernement provisoire qui compte trois membres militaires chrétiens, tandis qu’à l’Ouest Selim Hoss, Premier ministre par intérim depuis l’assassinat de Rachid Karamé le 1er juin 1987, maintient son gouvernement rival de cinq membres. Marquée par une destructrice mais infructueuse «guerre de libération contre la Syrie» lancée par le général Aoun (14 mars-22 sept. 1989) et par de vastes manifestations populistes dans les régions chrétiennes (juill.-oct. 1990), la division du pouvoir prend fin le 13 octobre 1990 avec l’attaque libano-syrienne victorieuse contre les forces d’Aoun.
Sous l’impulsion du Comité tripartite de la Ligue arabe (Algérie, Arabie Saoudite, Maroc) créé le 7 janvier 1989, un accord entre 59 députés (sur 79 vivants) est obtenu à Taëf le 22 octobre 1989, au sujet d’un document constitutionnel. Les amendements en découlant sont votés par le Parlement le 21 août 1990. Cet accord prévoit le rééquilibrage du pouvoir exécutif au profit du Conseil des ministres sous la présidence d’un sunnite, l’élargissement du Parlement sur une base paritaire entre chrétiens et musulmans et, à l’avenir, l’abolition du confessionnalisme politique. René Moawad, député de Zghorta, est élu président le 5 novembre 1989 et, deux jours après son assassinat le 22 novembre, Elias Hraoui, député de Zahlé, le remplace. Prenant position par étapes dans toutes les régions du pays (déploiement au sud de Saïda en février 1991; entrée dans la banlieue sud de Beyrouth tenue par le Hizb Allah en janvier 1993) à l’exception de la bande «de sécurité» occupée par Israël, l’armée libanaise confisque leurs armes lourdes aux Forces libanaises, au P.S.P. et à Amal, débande les milices en mai 1991 et enrôle près de 4 000 ex-miliciens. Le Parlement est élargi grâce à la nomination par le président de 40 députés en juin 1991. Lors des premières élections législatives tenues depuis 1972, en août et septembre 1992, 140 nouveaux députés sont élus dans une atmosphère de manipulation, de frustration et d’abstention (près de 70 p. 100 des inscrits), en particulier de la part des chrétiens du Liban central (près de 90 p. 100 d’abstentions). Le problème de la légalité douteuse de la IIe République freine l’adhésion populaire et paralyse la participation des élites civiles et politiques, d’autant que pèsent deux lourdes hypothèques sur l’avenir du Liban, la question des relations avec la Syrie et la crise sociale et économique.
L’accord de Taëf comprend également un volet concernant les relations syro-libanaises, complété par la signature d’un accord de fraternité entre les deux pays le 22 mai 1991. D’une part, le Liban s’engage à harmoniser sa politique extérieure, mais aussi sa politique économique et sa politique culturelle, avec celles de son puissant voisin. Nombreux sont les Libanais, en particulier chrétiens, qui y voient l’établissement d’un protectorat syrien sur leur pays et récusent du coup la légitimité du nouveau régime. D’autre part, l’armée syrienne est autorisée à rester indéfiniment au Liban, son repli dans la plaine de la Beqaa et son retrait final étant suspendus à la mise en œuvre de toutes les réformes constitutionnelles (y compris la suppression du confessionnalisme) prévues ainsi qu’à la fin de l’occupation israélienne du Liban Sud. Depuis l’ouverture des négociations israélo-arabes à Madrid (30 oct. 1991), le Liban ne réussit guère à faire entendre une voix indépendante: il n’obtient ni l’application par Israël de la résolution 425 (1978) du Conseil de sécurité ni la suspension des opérations de résistance du Hizb Allah pro-iranien soutenu par Damas.
Mais, à côté de la généralisation de la corruption et de la méfiance à l’égard des chefs de guerre entrés au Parlement et au gouvernement, la cause première de la désaffection des Libanais à l’égard du fragile État qui se met difficilement en place est économique. L’arrêt des hostilités au tournant de la décennie 1990 est advenu dans un contexte régional et international si défavorable que la confiance nécessaire au retour des émigrés, à la reprise des investissements et à la remontée de la livre fait toujours défaut quelques années plus tard. L’immense terrain vague creusé par les bulldozers au centre de Beyrouth en attendant les projets mirifiques des promoteurs immobiliers symbolisait à lui seul, à la fin de 1993, la paralysie et le scepticisme qui régnaient au Liban après quinze ans de destructions.
5. Les conséquences de la guerre
De 1975 à 1990, le Liban a connu de profonds bouleversements. Les affrontements incessants, l’effritement du pays et l’impuissance quasi totale du pouvoir central sont allés de pair avec des destructions de toute nature, y compris une détérioration considérable du tissu industriel et des infrastructures. Les pertes causées par une guerre de dix-sept ans sont estimées à 25 milliards de dollars. Quant aux recettes non perçues, elles dépassent les 100 millions de dollars. Cependant, toute mesure du produit national ou d’autres agrégats macro-économiques est frappée d’incertitude.
Avant le déclenchement de la guerre civile en 1975, l’économie libanaise était l’une des plus prospères de la région, avec des secteurs industriel, agricole, touristique et surtout des services très dynamiques. En raison de ses caractéristiques libérales, notamment en matière de secret bancaire, Beyrouth est devenue le centre financier de tout le Moyen-Orient avec quatre-vingts banques en 1977 (31 libanaises, 26 mixtes, 5 arabes et 12 étrangères), par lesquelles transitaient les fonds des monarchies pétrolières. L’économie libanaise peu réglementée, selon le principe du «laissez-faire laissez-passer», avait accompagné le développement de la libre entreprise. Le secteur public n’intervenait que pour 12 p. 100 dans la formation du P.I.B. En septembre 1993, la part de l’État dans le P.I.B. approcherait les 30 p. 100. Par ailleurs, au milieu des années 1970, le Liban faisait figure de nation riche et prospère, enregistrant un revenu par tête de 2 100 dollars (en valeur 1991). Après ces longues années de troubles, ce revenu est réduit à moins de 1 000 dollars.
À la suite de la réconciliation politique intervenue dans le cadre de l’accord de Taëf en octobre 1989 et du retour progressif de l’autorité de l’État dans la majeure partie du pays – sauf au sud, occupé en partie par Israël – depuis octobre 1978, le Liban a connu en 1991 un début de redressement économique. Pour la première fois depuis des années, le P.I.B. a augmenté de 12 à 15 p. 100 du début à la fin du premier semestre de 1991. En 1993, le montant global du P.I.B. se chiffre à 4,5 milliards de dollars, contre 3,7 milliards de la même période de 1992. Parallèlement, la fermeture des ports illégaux et la récupération des droits fiscaux, notamment des taxes douanières, ont permis de réaliser des recettes considérables. Selon le Conseil supérieur des douanes, ces dernières ont atteint, dans les neuf premiers mois de 1993, 264,6 millions de dollars, soit une augmentation de 42,8 p. 100 par rapport au volume global de 1992. En appliquant les droits de douane moyens à la structure des recettes et en comptabilisant ces dernières au cours du dollar douanier de 800 livres libanaises pour 1 dollar, le montant approximatif des importations sera de 1 200 millions de dollars. La hausse des importations s’explique par l’extension de la demande. Les trafics maritimes et aériens ont trouvé leur rythme d’avant guerre. En effet, 863 navires ont accosté à la fin du deuxième trimestre de 1993, déchargeant 22 124 conteneurs de 1 651 303 tonnes de marchandises. Pour sa part, l’aéroport international de Beyrouth a connu une activité florissante marquée par un important mouvement de passagers.
Ce mouvement explique le regain d’intérêt et la relative confiance des Libanais émigrés et de la communauté internationale des affaires dans l’avenir du pays. Pour 1993, le nombre cumulé de passagers au troisième trimestre est de 1 021 218. Les réserves en devises – auprès de la Banque centrale – qui avaient plus que triplé entre le début et la fin de l’année 1991, passant de 400 millions à 1,3 milliard de dollars, se sont chiffrées, au 31 janvier 1994, à 1,65 milliard de dollars, alors qu’était sauvegardée dans le même temps la réserve historique d’or, estimée à 9,222 millions d’onces. Parallèlement, la totalité des dépôts auprès des banques s’élève à 8,4 milliards de dollars, alors qu’elle était de 6,56 milliards en 1992. Cette augmentation de 23,32 p. 100 est due aux rapatriements de la moitié des capitaux libanais placés à l’étranger (estimés à 3,5 milliards de dollars), aux placements des investisseurs arabes, notamment dans le secteur de l’immobilier, ainsi qu’aux prêts et dons qui ont afflué au cours de l’année 1993. Cependant, le retard des aides et les difficultés du recours au financement externe de la reconstruction limitent l’investissement public et réduisent son effet d’entraînement sur l’investissement privé. L’économie libanaise souffre toujours des effets de la crise. Le climat de stagnation et le poids de la dette perturbent tout le processus de développement du mouvement économique. Dans ce contexte, la dette publique avoisine 5 000 milliards de livres libanaises. Quant à la dette extérieure, elle s’accroît chaque fois qu’un projet de construction est en voie de réalisation. Bien qu’on chiffre cette dette aux alentours de 400 millions de dollars, il est difficile de le confirmer avec précision en raison de l’absence de statistiques crédibles. De son côté, le cours de la monnaie libanaise a connu une nette stabilisation après des années de chutes brutales. En effet, le taux de change de la livre libanaise par rapport au dollar et passé de 1 838 livres libanaises à la fin de décembre 1992 à 1 723 livres libanaises à la fin de septembre 1993. Parallèlement, le budget 1993 voté une semaine avant la clôture de l’exercice comptable (15 déc. 1993) – avec dix mois de retard – a fait apparaître un déficit de 56 p. 100. Quant à celui de 1994, il est évalué à 40 p. 100. Certaines études affirment même que le déficit budgétaire pour les années 1993, 1994 et 1995 pourrait atteindre un total de 724 millions de dollars. La balance des paiements a enregistré un excédent net s’élevant à plus d’un milliard de dollars en 1993, contre un déficit de 500 millions de dollars durant les neuf premiers mois de 1992. Les dépôts en devises des résidents ont reculé de 86 p. 100 du total de leurs dépôts en septembre 1992 à 68 p. 100 à la fin de décembre 1993. Ce recul a été expliqué par un certain regain de confiance en la monnaie nationale.
En outre, l’affaiblissement des principales structures publiques depuis 1975 s’est traduit par une intensification du rôle économique de l’État. Les pouvoirs publics ont multiplié leurs interventions et leurs dépenses au moyen d’une série de mesures improvisées. Les «seigneurs de la guerre» s’accommodaient de cette intervention qui leur permettait de renflouer leurs camps respectifs sans réduire leur prérogatives de facto. On a assisté ainsi à un gaspillage des ressources et des capacités, aboutissant à une aggravation des difficultés sociales qu’on était supposé combattre. Et l’on se retrouve en 1994 avec des problèmes sociaux extrêmement aigus et des structures administratives dégradées dont le redressement suppose un coût social encore plus lourd. De surcroît, le chômage s’accentue et la dollarisation se développe de plus en plus, d’autant que les prix et la contrepartie des services ne subissent aucune baisse significative. Bien au contraire, ils ont enregistré une hausse relative avec l’amélioration du taux de change de la livre libanaise. Parallèlement, le gouvernement de Rafik Hariri a établi un plan de redressement économique à court terme et un autre à moyen terme allant jusqu’à l’an 2000. Mais il n’a présenté aucun de ces deux projets au Parlement. En revanche, ce gouvernement continue à engager des dépenses dans les projets de construction et de développement sans aucun engagement portant sur des priorités bien définies.
Les retombées sociales de la guerre
La baisse généralisée des revenus au Liban, à partir de 1984, a été marquée par des distorsions très profondes d’une catégorie à l’autre. Généralement, l’inflation touche beaucoup plus les salaires et les rentes fixes que les revenus mobiles ou provenant des ventes. Si l’on retient l’évolution du salaire minimum pour apprécier celle du pouvoir d’achat, on constate que la moyenne annuelle du salaire minimum est passée de 242 dollars en 1982 à 87,6 en 1991, avec des planchers à 35 dollars et 42,3 dollars respectivement en 1987 et en 1988. En 1993, le S.M.I.C. est fixé à 176 000 livres libanaises. Dans le domaine du logement, les perturbations politiques et économiques observées depuis 1975 ont entraîné une forte inadaptation de l’offre à la demande. Les dommages causés au secteur de l’immobilier du fait des opérations militaires touchent, selon les estimations du ministère de l’Habitat, cinquante mille unités environ entre 1975 et 1990. Par ailleurs, le déplacement de neuf cent mille personnes depuis le début de la guerre a causé de graves déséquilibres dans les régions d’accueil, aboutissant à la squattérisation d’espaces non destinés au logement: bureaux, écoles, hôtels, hôpitaux. Les mouvements de déplacement déclenchés dès avril 1975 n’ont cessé de croître sous deux aspects: l’un temporaire et l’autre à moyen et à long terme. Les efforts déployés durant l’année 1993 ont abouti au retour de quinze mille sept cents familles déplacées à Beyrouth, dans la Montagne, le Nord et la Bekaa (soit environ 80 000 personnes). Cependant, le problème des déplacés continue d’être un sujet de polémique entre les différentes parties, notamment les deux communautés maronite et druze. Le domaine de la santé et le secteur hospitalier en particulier ont pu maintenir et même développer de très bonnes structures malgré la crise. Le nombre de médecins s’accroît et atteindrait en 1993 près de quatre mille spécialistes et généralistes, avec une baisse relative du nombre de nouveaux spécialistes, plus attirés par les propositions qui leur sont faites sur les marchés extérieurs. Le nombre des hôpitaux était de cent trois en 1990 avec une capacité d’accueil de 7 186 lits. Avec la hausse des frais hospitaliers et la baisse de la couverture par la Caisse nationale de sécurité sociale (C.N.S.S.), les Libanais ont commencé à avoir recours aux assurances privées en matière de santé. Ce mouvement s’est généralisé à partir de 1985 et a même pris des formes mutualistes avec l’introduction des cartes médicales et le recours aux contrats de groupe. La protection sociale, publique ou privée, offerte aujourd’hui couvre surtout les frais d’hospitalisation et beaucoup moins les frais médicaux.
Le secteur de l’éducation dans ses différentes branches a connu une nette dégradation qualitative sous le triple effet de la perturbation des temps de travail, de la forte baisse des investissements et de la détérioration du système éducatif, à la suite de la très forte baisse des revenus des enseignants.
Le secteur privé a mieux résisté aux difficultés que le secteur public où, pourtant, les effectifs des enseignants n’ont point diminué. Bien avant la guerre, l’enseignement au Liban n’était conçu que sur une base académique, en rupture totale avec les besoins et les équilibres économiques. Cette distorsion a été aggravée par une hémorragie des effectifs au cours des quatorze années de l’enseignement scolaire. La situation n’est guère meilleure pour les enseignements universitaire et même technique qui sont dispensés pratiquement sans aucun contact avec les secteurs de production. Plus de la moitié des étudiants universitaires sont inscrits dans les facultés de lettres et de sciences humaines. L’endettement cumulé et le gaspillage sur le plan du secteur public ont affaibli sa productivité. Les faiblesses structurelles de ce secteur sont, d’ailleurs, bien antérieures à 1975.
L’administration publique libanaise souffre actuellement d’autres handicaps, notamment dans le domaine du personnel. Le manque d’effectifs dans certains secteurs ou types de postes est considérable: l’électricité fonctionne avec moins de 52 p. 100 de ses cadres, les télécommunications avec 60 p. 100, et les hôpitaux publics de même. Par contre, on assiste à une pléthore d’effectifs dans d’autres secteurs tels que l’Éducation nationale, qui a un surplus de cinq mille instituteurs. Le manque de compétence dû à la fuite du personnel qualifié vers le secteur privé ou à l’étranger et le développement de la corruption n’ont fait qu’aggraver la situation. Ce constat alarmant a incité le gouvernement Hariri à déclencher une «opération d’épuration» qui a touché une partie de l’administration. Néanmoins, la réussite de cette opération de réforme n’a été que partielle, puisque chaque camp au pouvoir a tenu à protéger les siens, fonctionnaires corrompus ou incompétents. En outre, des compromis irrationnels ont souvent été imposés pour tenter de sortir de certaines impasses politiques, au détriment des bonnes règles de la gestion administrative. Les politiciens ne se limitent plus au partage du pouvoir. La gestion des entreprises publiques est confiée aux partisans et aux proches, ce qui reflète un état d’esprit semblable à celui de la classe politique qui gouvernait le pays avant 1975. En effet, le consensus interlibanais n’a pas abouti à un renouvellement des hommes et des idées, ce qui est grave quand il s’agit de décider des options économiques et sociales du Liban du XXIe siècle et de gérer les affaires publiques après une si longue période de paralysie et de gaspillage.
Les chocs politiques et la régression économique ont créé de profonds changements dans le mode de vie des Libanais sur le plan tant individuel que collectif. L’individualisme et le principe du «chacun pour soi», déjà ancrés dans les mœurs, ont été entretenus par les incertitudes politiques et économiques. La défaillance des services collectifs, assurés en principe par l’État, a poussé les Libanais à rechercher des solutions individuelles à leurs problèmes. En outre, la criminalité et la violence observées au cours des dernières années ont contribué à minimiser les autres délits, notamment les enrichissements illicites et les abus de biens ou de services publics. L’accumulation des richesses et des revenus est devenue une priorité, indépendamment des moyens utilisés. La valeur sociale des individus dépend de l’importance de leur fortune. De plus, la dégradation socio-économique incite à accorder la priorité au court terme: la rentabilité des investissements doit être immédiate dans un contexte inflationniste, la consommation prend le pas sur l’épargne, tandis que la spéculation est entrée dans les mœurs et séduit aussi bien les hommes d’affaires avisés que les femmes au foyer. À ces effets d’ordre psychologique vient s’ajouter une dimension matérielle. Il s’agit de la faiblesse du revenu, qui demeure une source d’instabilité et d’insécurité pour les ménages: elle laisse un sentiment diffus d’injustice, 500 dollars par mois constituant le seuil de pauvreté. Cette situation est à l’origine de tensions qui se manifestent à propos de l’emploi des jeunes. De même, on assiste à l’apparition d’un important chômage déguisé, au moment où le taux, pour 1993, est estimé à 10 p. 100 de la population active.
Démarrage de la reconstruction
La vague d’optimisme créée autour de la reconstruction dénote une volonté politique de bâtir un Liban sur de nouvelles bases; une volonté économique de redonner au pays, ou du moins à Beyrouth, une base de prospérité; une volonté populaire d’en finir avec l’arbitraire des milices, des destructions et de l’effondrement du niveau de vie. De son côté, l’État libanais se trouve confronté à une tâche extrêmement ardue pour l’élaboration des projets, le financement et la réhabilitation des infrastructures. Face à ce défi, l’État a confié cet épineux dossier au Conseil pour le développement et la reconstruction (C.D.R.). Cet organisme créé en 1977 a établi, en mai 1991, une étude exhaustive de planification pour la reconstruction du Liban. Son rapport publié en décembre 1991 constitue le plan de reconstruction. La première étape appelée «programme de réhabilitation», dont l’exécution doit prendre de trois à cinq ans, vise à restaurer l’infrastructure sociale et économique. Ce programme identifie cent vingt-six projets répartis sur quinze secteurs selon l’ordre des priorités. Le coût global pour la réalisation de ces projets est estimé à 4,5 milliards de dollars. 56 p. 100 de ces investissements devront être des investissements étrangers. La deuxième étape comporte le programme de redressement. La durée, étalée sur cinq ans, commencera dès la fin de la troisième année. Son but consiste à effacer définitivement les séquelles de la guerre. La troisième et dernière étape, qui constitue le plan de développement à long terme de l’économie libanaise pour les quinze années suivant la deuxième phase, devra servir de cadre à une croissance équilibrée et déboucher sur un aménagement optimal du territoire. Cette troisième étape sera financée essentiellement par des fonds nationaux. La pierre angulaire de cette vaste opération, dont les besoins sont évalués à 10 milliards de dollars, est la reconstruction du centre-ville de Beyrouth. La reconstruction du centre historique et commercial de la capitale libanaise a été une préoccupation des gouvernements successifs depuis 1977. La capitale est en effet un symbole particulièrement mobilisateur de la restauration de l’État et de sa souveraineté. Le plan actuel de reconstruction de 160 hectares dans le centre-ville, dont les moyens juridiques ont été mis en place par la loi no 117 du 7 décembre 1991, séduit par son souci d’efficacité et de rapidité, puisque tous les biens-fonds sont rassemblés et gérés par un opérateur unique, dégagé de toute contrainte de type administratif. Il séduit également par la perspective de voir affluer des capitaux arabes pour participer aux opérations de promotion immobilière, suivant les promesses faites par les milieux financiers qui sont à l’origine du schéma prévu par la loi. Cette dernière n’a pas tardé à soulever des problèmes de type constitutionnel axés sur deux questions principales: la confusion de l’intérêt privé et de l’intérêt public, le respect de la propriété privée. L’ampleur de la polémique qui a duré quelques mois s’est atténuée progressivement à partir du 10 janvier 1994, date de la clôture de l’opération de souscription aux actions de la Société libanaise pour le développement et la construction du centre-ville de Beyrouth, Solidère. Le montant global des vingt mille souscripteurs a atteint 926 millions de dollars, dépassant la demande de 650 millions définie par la société foncière. La part des Libanais a été de 600 millions, le reste constituera celle des souscripteurs arabes, saoudiens en majorité. Sept banques étrangères à côté de vingt-deux banques locales ont assuré la commercialisation des actions de Solidère. À partir de la création officielle de cette société, six premières années seront consacrées à l’infrastructure de base (routes, tunnels, canalisations) et à la réhabilitation des édifices du cœur historique de Beyrouth (Saïfi, les souks, Ghalgoul). Des situations historiques favorables, identiques à celles qu’a connues Beyrouth durant les cent dernières, années ne se reproduiront sans doute pas à court terme: la ville, qui a simplement profité des conjonctures régionales et internationales, doit aujourd’hui en créer. S’impose donc la nécessité de trouver des occasions favorables, des créneaux, et de concevoir, à partir de leur découverte, une reconstruction planifiée en fonction des possibilités offertes. Cela revient à dire que la reconstruction du centre-ville passe par la mise sur pied d’une stratégie globale pour l’ensemble de Beyrouth et donc du Liban. Le retour au calme dans la majeure partie du pays n’est pas la seule condition pour un redémarrage économique, d’autant que ce dernier reste largement tributaire de la situation politique. En d’autres termes, il reste intimement lié aux solutions et aux réalisations qui interviendront sur les plans à la fois politique et administratif. En outre, il ne faut pas oublier que le Liban a perdu une grande partie de ses atouts économiques intérieurs et extérieurs, pertes qui se sont produites à un moment où, d’une part, la conjoncture régionale est très délicate avec une évolution vers l’instauration d’une paix au Moyen-Orient, si bien que d’autres acteurs, dont Israël avec ses compétences et son industrie, seront présents dans cette lutte pour la survie économique; et où, d’autre part, la conjoncture régionale paraît défavorable en raison de la
● liban nom masculin (ancien provençal liban, de l'arabe libān) Cordage à l'extrémité inférieure d'un filet et qui supporte le lest.
Liban
(Mont) (en ar. djabal Lubnân "montagne blanche") chaîne calcaire du Liban, s'allongeant du N. au S., sur 170 km et large de 10 à 40 km. Il atteint 3 086 m au Qurnat al-Sawdâ, point culminant du pays. Les forêts de cèdres, exploitées à outrance, ont presque disparu. élevage ovin. Sports d'hiver.
— D'accès difficile, le Mont Liban a souvent servi de refuge aux minorités (maronites, chiites, druzes).
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Liban
(république du) état du Proche-Orient. V. carte et dossier, p. 1461.
Encyclopédie Universelle. 2012.