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JOURNAL INTIME
JOURNAL INTIME

JOURNAL INTIME

Pratique d’écriture, une des plus communes qui soient dans notre société, mais qui n’a été encore que peu étudiée. Est-ce à cause de son aspect protéiforme, qui va de la chronique événementielle à l’écriture intimement autobiographique, du journal de lectures au recueil de réflexions politiques ou morales? Est-ce dû au fait que la plupart des journaux intimes échappent à toute investigation, dans la mesure où ils ne sont jamais publiés?

Si la pratique du journal sous la forme du registre des événements marquants vécus par son scripteur (et parfois destiné à servir de matériau de base pour la rédaction de mémoires) remonte à fort loin (cf. le Journal de l’Estoile ou celui de Dangeau), le journal intime comme moyen d’expression et d’autoanalyse ne commence à apparaître qu’à la fin du XVIIIe siècle, en même temps que les autres formes d’écriture autobiographique (cf. Rousseau). Au moment où se produit la première révolution industrielle, où la bourgeoisie prend le pouvoir et où s’écroule un ordre social fondé sur un consensus idéologique, politique et religieux nettement défini, la relation du moi à la société devient problématique. L’individu qui se sent en porte à faux avec le monde qui l’entoure et en discordance avec les systèmes de valeurs qui le régissent va tenter d’approfondir, de justifier ou de combler par l’écriture le fossé qui le sépare de la société. Le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle vont ainsi connaître un remarquable essor du journal intime: en usent Stendhal, Constant, Vigny, Maine de Biran, Michelet, Baudelaire tout comme Jules Renard, Ramuz, Gide, Léautaud, Julien Green, Jouhandeau (sans parler, hors de France, de Kafka, de Virginia Woolf ou de Pavese). Mais la façon dont se présente le journal intime peut varier à l’infini, quantitativement (quelques dizaines de feuillets pour Baudelaire et 16 900 pages pour Amiel) comme qualitativement: il peut s’agir de notes hâtivement rédigées comme de l’œuvre centrale de l’auteur (le cas étant d’ailleurs rare, un journal intime n’étant publié que si son auteur est, pour quelque autre raison, notoire). Le qualificatif «intime» ne saurait suffire pour définir ce type d’écriture (peut-on rattacher à ce genre le Journal des Goncourt, où la chronique mondaine voisine avec les considérations toutes personnelles?); et, si l’adjectif semble impliquer qu’il ne s’agit pas d’un texte destiné à la publication, on ne saurait trouver là un critère de définition valable (toute tentative d’écriture n’est-elle pas destinée, implicitement ou non à autrui?).

Structure ouverte par excellence, sans limites ni cadres définis, le journal intime offre d’innombrables possibilités: exutoire de la révolte contre la famille et la société, lieu de mise au point, etc. De nombreux écrivains en ont fait leur «laboratoire» où expérimenter de nouvelles formes. Domaine de l’ellipse, de l’écriture syncopée et sans apprêts, ce «genre» a assurément aidé beaucoup d’auteurs à éliminer de leur écriture les scories d’une rhétorique envahissante.

Si le journal intime a longtemps été peu étudié, c’est peut-être aussi parce qu’il représente une des formes d’écriture les plus accessibles qui soient. On sait le rôle qu’il joue pour beaucoup d’adolescents. À la fois tributaire d’une certaine idée de la littérature comme moyen privilégié de connaissance du monde et de soi-même (et peut-être même comme moyen de salut), le journal intime, par son statut ambigu (tenir un tel journal n’implique pas la même référence explicite à l’idée de publication, présente lorsqu’on écrit des poèmes ou un roman), ne saurait être immédiatement défini comme «littéraire», avec tout ce que ce mot connote. L’intention esthétique n’y est pas présente d’entrée de jeu, et n’est pas une exigence du genre. Pratique commune à la collégienne et au grand écrivain, littérature qui se refuse comme telle tout en étant une voie royale d’accès à la littérature, le journal intime est le lieu de fécondes contradictions.

Est-il imprudent de prévoir un étiolement du journal intime? Disons plutôt qu’à l’exigence du secret et de l’intime semble se substituer la publicité du «pacte autobiographique» (P. Lejeune), susceptible de prendre les formes les plus diverses: récit direct et sans apprêt chez Annie Ernaux (La Place , 1982, Une femme , 1988, Passion simple , 1992), autofiction qui consacre l’identité entre auteur et narrateur-protagoniste (Serge Doubrovsky, Un amour de soi , 1982, Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie , 1990), autoportrait sur les ruines d’un roman impossible (Jacques Roubaud, Le grand Incendie de Londres , 1988, La Boucle , 1993) ou encore, à l’extrême, tentative de poser la question des rapports entre vivre et écrire hors de la transcendance de l’ego (Roger Laporte, Une vie , 1986). On peut voir dans ces expressions nouvelles le renoncement à l’exigence du vrai et à la construction patiente du moi qui caractérisait le journal intime. On peut aussi, à l’inverse, y reconnaître une tentative pour ouvrir celui-ci à des forces sociales ou inconscientes qu’il avait pu jusque là exclure.

Journal intime qui concerne la vie privée et dont on n'envisage pas la publication.

Encyclopédie Universelle. 2012.