HOLDERLIN (F.)
Hölderlin est devenu une sorte d’emblème de la poésie allemande, et son nom, comme ceux de Paul Celan ou de Rilke, auxquels il est associé par des liens contradictoires, est employé dans le monde entier comme le shibboleth , le signe de reconnaissance et de connivence qu’échangent ceux qui ont décidé de ne parler que de la poésie, de choses essentielles. Si l’opinion omniprésente qu’il est “le plus grand poète allemand” est parfois combattue, notamment par les admirateurs de Goethe, l’idée qu’il est “le plus poète” des grands de la littérature allemande n’est guère contestée. Enfin, il fut aussi peut-être “le plus allemand” des grands poètes, et cette qualité qu’il n’aurait pas reniée, au moins comme un idéal, mais qu’il faut penser dans ses circonstances historiques particulières, lui a valu au XXe siècle l’hommage actif des idéologues du national-socialisme: le premier centenaire de sa naissance, peu après Stalingrad, a donné lieu à des célébrations “appropriatrices” dont l’écho trouble encore la lecture de ses œuvres. Tübingen fut “déjudéisé”. Trois vers entiers du poème La Mort pour la patrie furent gravés dans le marbre du stade olympique de Berlin. Dans les musettes des soldats de la Wehrmacht en train de mettre l’Europe à feu et à sang, on glissa une petite anthologie spéciale des poèmes de Hölderlin, dite Feldauswahl .
Inimaginable récupération pour qui connaît un peu la vie et l’œuvre d’un auteur qui avait eu dans Hypérion des mots si durs pour les Allemands, repris dès 1843 en quasi-exergue des Annales franco-allemandes des trois proscrits, Ruge, Engels et Marx.
Le récit de sa vie ne suffit pas à dénoncer les images déformées que la postérité a produites. Elle fut dominée par l’échec, assombrie par des deuils, engloutie par la maladie, frappée de solitude, ternie d’incompréhensions, seulement éclairée par quelques moments d’enthousiasme, une intense histoire d’amour, et la lumière d’œuvres prodigieusement réussies et reconnues.
Nürtingen
Hölderlin est souabe. On imagine mal ce que cette désignation recouvre de préjugés pour une oreille allemande: l’idée d’une langue lourde, d’une mentalité introvertie. C’est sans doute cette référence régionale qui lui valut de ne pas même être pris en considération par Heinrich Heine, observateur curieux et cultivé, s’il en fut, de la littérature allemande de ce temps. L’enfant de Nürtingen emploie jusqu’à sa mort des expressions et des tournures propres au “parler natal” de ce Sud-Ouest allemand, qui ne font qu’un avec la langue de l’enfance. La nature – Suavis Suevia – est mère: accueillant pays de vallées riantes, de collines douces, ouvragé par les eaux, l’humide, arqué sur quelques fleuves encore à l’état de rivières. Même ceux-ci, Danube, Neckar, y sont adolescents, ondoyants et timides: compagnons de jeu. Les villes sont de grands villages familiers soudés par des coutumes réfléchies, où les parois blanchies des églises renvoient comme un écho ondulant du paysage extérieur le prêche sonore des pasteurs. Un pays, une parole, une nature, où il serait si bon d’habiter toujours que l’arrachement du passage à l’âge mûr et à la distance intellectuelle a quelque chose d’irrémédiablement tragique et indispensable: on pourrait y devenir bête à force d’y être bien, crever de sa Gemütlichkeit . Les grands Souabes s’en sont évadés, ils ont franchi l’horizon des collines.
C’est à Lauffen am Neckar que naît Hölderlin le 20 mars 1770, enfant de l’équinoxe, baptisé par le printemps (Frühling ) d’une manière de rime fatale: longtemps il convoquera de lui-même le Jüngling , mixte d’adolescent et de jeune homme, que ses camarades d’école appellent “Hölder”, inscrivant dans leur parler sa parenté avec l’arbre tutélaire d’antique sacralité (le sureau se dit Holunder , il en figure un sur les “armes” de la maison “Hölderlin”) et la noblesse de son apparence et de son esprit: hold est un adjectif rémanent dans son œuvre, qu’il applique aux humains et à la nature, en particulier aux rives des fleuves, pour désigner leur beauté et leur vertu accueillante.
Il naît dans une famille de fonctionnaires et de pasteurs et bientôt, sans doute, entend parler de devenir pasteur lui-même. La maison de son enfance est surtout une maison de femmes, de mères. Johanna Christiane Heyn avait épousé très jeune Heinrich Friedrich Hölderlin, son aîné de douze ans, administrateur de monastère, qui mourut d’une attaque six ans plus tard, quand le jeune Friedrich avait deux ans. Elle se remaria deux ans après avec le maire de Nürtingen, le conseiller Johann Christoph Gock, qui lui fit enfant sur enfant – six au total, dont deux survécurent – avant de mourir, en 1779. Ces morts répétées, celle des deux pères en particulier, engendrent chez Hölderlin une “tristesse” précoce et une “gravité” dont il ne se départira plus. La symbiose première de Johanna avec son premier enfant se métamorphosera en souci, en désir qu’il réussisse, se marie, en désespoir de le voir partir à l’aventure des poètes, en reproches continus auxquels répondront avec une froideur absolue les lettres impersonnelles que Hölderlin lui expédiera depuis la tour du menuisier Zimmer, de l’autre côté de sa vie.
Les pères furent emportés, devinrent “la question du père”. Mais d’autres, les Pères souabes, protégèrent son enfance, notamment Nathanael Köstlin, représentant typique du piétisme souabe, son précepteur et tuteur de sa douzième à sa quatorzième année, dont l’influence fut sans doute considérable; à travers son enseignement, c’est la tradition piétiste qui façonne la culture du jeune Hölderlin, lui communique sa marque propre: importance de la pensée platonicienne, intérêt mystico-alchimiste pour l’occulte, rigueur philologique dans l’étude du Nouveau Testament, nostalgie millénariste. Il reste de cette formation un rapport personnel au sacré, une intimité du religieux qui autorisera ensuite le recours, le retour et la pensée du retour aux figures des mythologies antiques pour dire les émotions, les pensées, la beauté.
Hölderlin doit aussi à la nature. Il est beau, doué pour la poésie et la musique. Partout où il passe survit dans la mémoire des anciens camarades l’admiration pour cette particularité: à l’école de latin de Nürtingen, puis à l’école monastériale de Denkendorf, puis à la Klosterschule de Maulbronn, enfin bien sûr au Stift de Tübingen. Il fut un enfant admiré, aimé, envié, et secrètement fier de cette enfance “dans les bras des dieux”.
Tübingen
Le Stift, un ancien monastère des moines augustiniens, était – est encore – une sorte d’école normale supérieure avant la lettre, avec certes des finalités plus théologiques et ecclésiastiques que républicaines, mais avec un mode de fonctionnement fondé sur le recrutement des meilleurs élèves du pays, l’apprentissage avec des tuteurs, la pratique intensive de la philosophie et des langues anciennes, la perspective offerte à quelques-uns de sortir des finalités spécifiques de l’établissement (former des pasteurs), pour devenir précepteur, puis professeur, homme de lettres... De grands anciens avaient suivi ce chemin gratifiant: Kepler, notamment. De grands contemporains allaient faire de même: Hegel, Schelling. Il y avait là surtout de nombreux jeunes intellectuels anonymes, frottés de culture, ouverts à l’esprit du temps, politisés. Les “séminaristes” (ou Stiftler ) dévoraient Kant et Rousseau. Ceux de la “promotion 1788” – celle de Hölderlin – avaient dix-neuf ans le 14 juillet 1789: l’âge, à peu près, de Bonaparte, Beethoven, Chateaubriand, Alexandre von Humboldt... Ils devinrent adultes en chantant La Marseillaise , La Carmagnole , en renversant les tyrans de la terre dans des dédicaces aux amis (“les amis”, une notion phare de cette période). Le Stift n’est pas vraiment une bastille: ils s’y sentent et savent libres malgré la discipline de prison. Le dur apprentissage intellectuel, bien souvent bridé par le dogme, que Hölderlin identifie encore aux “galères de la théologie”, est plus ou moins consciemment assimilé à la constitution des savoirs nécessaires à la vie libre. Les amis du Stift sont aussi des compagnons de voyage, d’excursions lointaines, de marches à travers champs rythmées par des récitations de poèmes. La poésie de Hölderlin y éclôt, dans le triangle, la fédération des comparses Magenau, Neuffer. Ils imitent Matthison, Klopstock et Schiller.
C’est l’époque des premiers hymnes, dits “Hymnes de Tübingen”. Ils sont rimés, strophés, cadencés, conventionnels et parfois traversés d’éclairs étonnants. Les sujets sont “réflexifs” comme ceux du modèle principal, Schiller. Ils chantent la Liberté, l’Amour, l’Amitié, la Beauté, l’Humanité, l’Audace, la Grèce. Ces premiers poèmes font un peu connaître Hölderlin. En eux, surtout, il a reconnu ce qu’il voulait faire, ce qu’il voulait être: poète. En eux il traverse, pour l’abandonner, la nécessaire phase épigonale de toute poésie. Sa vie sera dès lors le développement obstiné de ce projet, contre l’obstination même de la destinée que lui dessinaient les autres, l’institution, sa mère, la tradition familiale.
Waltershausen-Iéna: “Hypérion”
Schiller n’est pas seulement l’inspirateur poétique de toute une génération. C’est aussi le mentor proche: un Souabe qui soutient les Souabes dans le monde des lettres allemandes, qui les présente au grand Goethe, leur ouvre les colonnes des revues. Par son intermédiaire, Hölderlin obtient sa première place de précepteur, à Waltershausen, chez la baronne Charlotte von Kalb, une femme passionnée, “titanide”, éprise de poésie. Il y prend ses fonctions à la fin de 1793, tâche naïvement d’éduquer le jeune Fritz, lit Kant et Rousseau, travaille à son roman. En novembre 1794, il part en compagnie de son élève Fritz von Kalb pour Iéna, où il suit les cours de Fichte, rencontre Goethe – sans le reconnaître – et certains des poètes qu’on dira ensuite romantiques. À certains égards, bien qu’il soit passé du côté des pédagogues, il refait un apprentissage profane, sinon laïque. Fichte traîne après lui une réputation sulfureuse, enflamme ses auditeurs. Mais, au début de l’été de 1795, Hölderlin s’enfuit, littéralement, d’Iéna, rentre au pays... et regrette son départ. Entre-temps, grâce à l’hospitalité littéraire de Schiller, il avait publié dans la revue Thalia un premier fragment de ce qui devait être son œuvre achevée la plus connue en son temps: Hypérion , dont la version complète paraîtra en deux livres chez Cotta quelques années plus tard (1797-1799). Il s’agit d’un roman par lettre, censé se dérouler en 1770, quelque part entre l’Allemagne, la Grèce et l’Asie Mineure, et classé par les bibliothécaires dans la rubrique roman philosophique...
Hypérion, “celui qui va au-dessus”, est un jeune Grec qui vient de séjourner quelque temps en Allemagne et rentre en Grèce, d’où il écrit à son ami, un Allemand curieusement nommé Bellarmin. Il lui raconte sa jeunesse. La nature où il a grandi, son maître Adamas, qui lui a enseigné les sciences de la nature, la mythologie, la philosophie et qui a su le gagner aux vertus de l’antique peuple grec, sa rencontre avec Alabanda, un aventurier entré en lutte pour la libération de la Grèce, son amour pour Diotima, qui incarne toutes les qualités de la Grèce antique, et l’initie à sa véritable mission: être l’éducateur de son peuple. Quand éclate la guerre russo-turque, il rejoint Alabanda, mais les méthodes “manipulatrices” de ce dernier le rebutent. Gravement blessé, il songe à se retirer dans les Alpes ou les Pyrénées avec Diotima, mais celle-ci meurt d’un mal mystérieux. Il quitte alors la Grèce et vient en Allemagne, où il est déçu par la superficialité, l’esprit de querelle obtus et froid, la barbarie invétérée des Allemands. Hypérion retourne en Grèce, où il vit en ermite, en harmonie avec la nature et dans le souvenir de Diotima. Le seul espoir qui subsiste s’est construit autour de la leçon de tous ces voyages: les dissonances du monde sont comme les querelles des amants, grosses de la paix et de la réunion de ce qui a été séparé.
Diotima n’est pas seulement la Diotima du Banquet de Platon. C’est aussi Suzette Gontard, l’épouse du banquier de Francfort chez qui Hölderlin a trouvé son second emploi de précepteur dans les derniers jours de 1795. Le grand amour impossible de son existence, qui finit par causer son départ forcé de Francfort. Suzette Gontard, née Borkenstein, descendait d’une famille de huguenots. Sa liaison avec Hölderlin se noua à la faveur d’un voyage à Kassel rendu nécessaire par l’avancée des troupes françaises, que la famille Gontard, sans le banquier, effectua en compagnie du romancier Heinse, l’auteur célébrissime du roman Ardinghello, ou les Îles bienheureuses . En septembre 1798, cette liaison, qui faisait jaser les salons jusqu’à Berlin, devint insupportable au distant époux de Suzette. Il trouva prétextes sur prétextes pour humilier le subalterne et finalement chasser le rival.
Hölderlin partit alors pour Bad Homburg vor der Höhe, chez son ami Sinclair d’où parfois il venait à travers champs rendre visite à Suzette. Il poursuivit dans des lettres, jusqu’en juin 1800, une liaison qui avait commencé par des lettres, et devint un mythe de la littérature moderne.
“La Mort d’Empédocle”, “Odes”, “Hymnes”, “Élégies”
Il est vraisemblable que cette “histoire” influença indirectement le développement de son unique projet dramatique “propre”, La Mort d’Empédocle : tragédie politique de l’homme qui refuse le trône que lui offrent ses concitoyens, mais aussi tragédie de l’homme fasciné par l’engloutissement dans la mort et le retour à l’élémentaire. Hölderlin y travailla pendant son premier séjour à Homburg, cette “colonie d’aventuriers”, où il devait retrouver plusieurs intellectuels fortement politisés: Isaac von Sinclair, Siegfried Schmid, Ulrich Böhlendorff...
D’Empédocle , il existe trois versions fragmentaires, inégalement longues, qui montrent la lutte que mène l’auteur avec le sens même de l’histoire d’Empédocle d’Agrigente, médecin, philosophe “pré-socratique”, archétype du révolutionnaire renversant un roi pour instaurer la république, qui se jeta dans l’Etna, d’où ne serait revenue que sa sandale... Dans ces trois fragments, Hölderlin “travaille” les raisons mêmes du suicide d’Empédocle, “ennemi mortel de toute existence bornée...”: châtiment d’un coupable sentiment de supériorité par rapport à la nature, retour volontaire et libre à l’origine, enfin, plus près de la légende, sacrifice allégorique censé contraindre les citoyens d’Agrigente à devenir “politiquement adultes”. Car “ce n’est plus le temps des rois”. Il est temps de devenir citoyen, de savoir s’affranchir du passé, de la tradition, de lever les yeux vers “la divine nature”. La genèse de cette tragédie jamais achevée est peut-être liée indirectement à l’observation à distance de la carrière de Bonaparte en France. Elle reprend les questions politiques du temps. Il semble aussi que l’influence de Jean-Jacques Rousseau (y compris de sa biographie d’homme persécuté) joue un rôle très important dans la genèse des trois versions.
Avec le départ de Homburg s’achève une période de l’existence de Hölderlin encore ouverte sur des sens différents, des voies nouvelles. Commence alors une sorte d’errance tragique jalonnée par des “embauches” dans des villes de travail: un poste apparemment agréable à Stuttgart chez le négociant en textile Christian Landauer, puis un emploi de trois mois, tout l’hiver de 1801, dans la famille (nombreuse) d’un industriel suisse à Hauptwil, un peu au sud du lac de Constance, d’où il ramena de grands poèmes sur les Alpes, enfin un long séjour chez sa mère, à Nürtingen, avant le départ en décembre 1801 pour une nouvelle place de précepteur, cette fois en France, à Bordeaux, chez un négociant en vin consul de la ville de Hambourg.
Mais les cinq années qui précèdent le voyage en France sont aussi des années d’intense production lyrique: c’est l’époque des Odes , qui deviennent de plus en plus sombres, des neuf Hymnes et des cinq grandes Élégies . On les considère aujourd’hui comme le sommet de l’œuvre de Hölderlin. Elles font de lui le dernier des grands poètes de l’Antiquité, le premier poète grec de l’Allemagne. Elles sont aussi le réceptacle du travail philosophique qu’il n’a jamais abandonné: à Francfort, il a rencontré Schelling et surtout retrouvé Hegel, à qui il avait procuré une place de précepteur. Il reste de ces rencontres un document qu’on n’a pu attribuer avec précision à l’un des trois comparses: Le Plus Vieux Programme de l’idéalisme allemand , où se développe un projet politique fondé sur l’expérience poétique, beaucoup plus hardi et révolutionnaire que celui de Schiller.
Les poèmes de ce temps, notamment les grandes élégies (Comme en un jour de fête , Pain et vin ) et l’hymne en vers libres intitulé Le Rhin , sont soutenus par cette réflexion sur la mythologie, l’histoire, la nature, la religion, tandis que les odes (essentiellement alcaïque et asclépiade) développent une dimension plus personnelle dans des mètres repris des Grecs avec une rigueur impressionnante. C’est là que se forge la “langue Hölderlin”, avec sa syntaxe malaxée par les mètres, son mélange d’archaïsme, de rudesse, d’inventions verbales propres et de formules pathétiques, tendu entre la référence pindarique et la modernité du dégagement des traditions allemandes.
Il y expose, dans un univers mythologique “approprié”, une pensée neuve du devenir historique de l’Occident, portée par une réflexion sur la culture comme appropriation de ce qui n’est pas soi. La nostalgie première qui pousse le fleuve vers l’océan, ou le jeune poète vers l’harmonieuse coexistence grecque des hommes et des dieux, la nostalgie du retour à la nature subit vers la fin des années 1790 une inflexion (le “retournement natal”) qui se formulera expressément dans les Notes sur Antigone , après le retour de France, mais qui se manifeste déjà dans l’élégie Pain et vin . Le plus grec des poètes allemands théorise, dans les années mêmes où Hegel développe lentement sa pensée de la négativité, la nécessité du retour au principe hespérique, de l’acceptation douloureuse du départ du divin. Les “Occidentaux” doivent se contenter de monter la garde des dieux absents: accepter et entretenir les institutions rationnelles, “la sobriété junonienne”, par opposition au feu du ciel des Grecs. Si la culture est l’apprentissage de ce qui nous est étranger, il faut aussi apprendre ce qui nous est propre. L’œuvre poétique de Hölderlin est ainsi, un siècle avant Nietzsche, qui s’en réclamera, l’une des plus puissantes lectures de la culture grecque qui ait été entreprise.
Lorsqu’il quitte l’Allemagne pour la France, à la fin de l’année 1801, on peut dire que Hölderlin a inventé une poésie nouvelle, inouïe, et achevé un cycle théorique et politique comparable aux plus fortes philosophies de son siècle. C’est cette poésie qu’il chante intérieurement, et parfois à tue-tête, sur les longues routes du plus long voyage qu’il ait jamais entrepris. C’est avec ce regard qu’il parcourt, comme une sorte de terre grecque, la France, mythique pays de la praxis révolutionnaire. Lorsqu’il en reviendra, meurtri par des expériences inconnues, cette poésie nouvelle, cette langue où il était enfin lui-même dans la fidèle mémoire des Anciens, ces pensées auront elles aussi subi l’épreuve de l’étranger, de l’étrangement: aux confins de l’Hespérie, il sera frappé par le feu du ciel.
Le voyage en France
Le voyage de Hölderlin en France n’a cessé de fasciner les historiens de la littérature et les écrivains de tous les pays. L’imagination s’est emparée du silence de Hölderlin sur ces six mois pour conforter d’inventions diverses l’imagerie romantique du poète halluciné, inspiré, hagard. Ces projections ont longtemps obnubilé la lecture du célèbre poème Souvenir , qui décrit la rive droite de la Garonne, depuis laquelle le poète contemple et salue la ville de Bordeaux. Ces incompréhensions concrètes font système avec le refus de considérer que Hölderlin a rencontré en France un pays réel, autre que fantasmatique. Il est de même vraisemblable que l’étonnant détour fait par Lyon en janvier 1802 pour rejoindre Bordeaux ainsi que le temps assez long passé à Strasbourg avant qu’il obtienne un passeport autorisant ce détour furent motivés par le désir de voir de loin, sinon de rencontrer, le grand homme Bonaparte, annoncé dans cette ville où devait se tenir, en janvier 1802 précisément, la consulta par laquelle il accorda aux Italiens une sorte de première indépendance nationale républicaine. Quand on sait la fascination de Hölderlin (et de nombreux Allemands de cette époque) pour Bonaparte, ce geste n’est guère surprenant. Le même refus de considérer l’arrière-plan réel de son séjour semble marquer aussi la réception et l’interprétation du grand hymne intitulé Fête de la paix : commencé pour célébrer la paix de Lunéville, en 1801, puis abandonné, Hölderlin le reprend après son retour de France pour célébrer cette fois la paix d’Amiens et la signature des lois concordataires en mars-avril 1802: la réconciliation universelle du ciel, de la mer et de la terre, et la gloire du prince de cette paix, Bonaparte, convoquant même Jésus et l’esprit du christianisme à cette célébration. Mais cette paix, au lieu d’ouvrir le millénaire de bonheur espéré, fut bien vite rompue par l’Angleterre, et Hölderlin retira de la réalité ce poème entièrement achevé, et même déjà préfacé en vue d’une publication. On ne devait le retrouver qu’en 1954. Il ne semble pas, en revanche, que Hölderlin ait quitté précipitamment Bordeaux en mai 1802 pour se rendre au chevet de Suzette Gontard: il n’aurait pas mis quarante jours pour effectuer ce trajet qui prenait onze jours de calèche par les postes ordinaires. En fait, il n’est jamais resté longtemps dans une place. Il fallait toujours qu’il revienne au pays. Seule Suzette Gontard, une seule fois dans son existence, a su le retenir longtemps loin de chez lui.
Un nombre important de poèmes commencés, voire achevés, avant le départ en France subissent après son retour des corrections significatives, dans le même temps que les fragments d’hymnes commencés après 1802 (Colomb , Le Plus Proche le mieux , De l’abîme en effet ) manifestent une mutation dans l’écriture: on a donné à ce ton nouveau le nom de harte Fügung (assemblage dur). La syntaxe se disloque au bénéfice d’une parataxe difficile à lire, les expressions sont de plus en plus surprenantes. D’une manière générale, entre 1803 et 1805, les thèmes ont changé: Hölderlin choisit désormais des sujets “modernes” au sens historique du terme, plus proches de la culture “hespérique”, allemande, chrétienne: Colomb, le Prince, Luther, le Vatican. Parfois des bribes de langue française apparaissent dans les fragments, vestiges d’une présence peut-être plus profonde. Le séjour en France, à certains égards, fut l’épreuve du réel longtemps différée, marquant la mort du Jüngling , l’entrée brûlante dans l’impossible. Dans l’œuvre, il suit la dernière ascension d’Empédocle: la France fut le fond entrevu du volcan.
L’autre moitié de la vie
Ce fond du volcan éclaire la seconde moitié de sa vie, les années de souffrance, l’enfermement, l’hébétude des trente-sept ans passés dans la tour du menuisier Zimmer, à Tübingen. Les fragments conservés de ces années de souffrance manifestent que Hölderlin se rend à la force des éléments, d’une extériorité qui n’est pas celle du principe supérieur abstrait que figurent les dieux et demi-dieux (Apollon, Jupiter, Héraclès, Jésus et même Dionysos), mais celle de forces primaires, chaotiques, plutôt féminines. Il revient dans l’univers de l’identité que, selon le schéma hégélien ordinaire, il aurait dû abandonner pour la différence (avant de réconcilier les deux dans le mariage et la reproduction...). Il revient dans la dépendance de la mère.
Après Bordeaux, il parcourt ainsi le chemin inverse de sa vie: Nürtingen, Homburg, Tübingen, dernière station de l’univers premier, où il s’était vraiment affranchi, d’où il était objectivement parti. Après un séjour chez sa mère, son ami de toujours, Sinclair, l’invite durant l’été de 1804 à venir le rejoindre à Homburg, où il lui a trouvé une place de bibliothécaire: la fonction est plus imaginaire que réellement professionnelle. Pourtant, malgré ce mauvais état, il continue de travailler: d’abord à de grandes traductions de Pindare, de Sophocle (Œdipe , Antigone ) dont s’inspireront les écrivains du XXe siècle, accompagnées de fragments de commentaires d’une densité prodigieuse, où se condense son évolution; puis à de grands hymnes achevés: Patmos , dédié au landgrave de Homburg-Hesse. Mais la maladie prend des formes de moins en moins compatibles avec son maintien dans cette place, dans le même temps que la situation de son protecteur Sinclair devient périlleuse. En 1799, celui-ci avait déjà été impliqué – et avait impliqué Hölderlin en l’emmenant avec lui au congrès de Rastatt – dans une histoire de conspiration, jamais éclaircie, visant à renverser le duc de Wurtemberg et à instaurer une République souabe, sur le modèle de ce qui existait pour la Suisse. Projet qui échoua en raison du revirement “légaliste” des troupes françaises d’occupation commandées par Jourdan. Cette fois, en février 1805, Sinclair est accusé d’avoir voulu assassiner le duc de Wurtemberg et il est incarcéré quelque temps. Hölderlin est disculpé de toute complicité par la grâce d’un certificat médical qui le déclare irresponsable (“fou à lier”). En septembre 1806, sans le prévenir de la destination du voyage, mais avec l’accord de sa mère, Sinclair le ramène à Tübingen, où il est interné quelque temps dans la clinique du professeur Authenrieth, réputé moderne et libéral. Il y subit des thérapies éprouvantes: la cage de bois, le masque de cuir, les douches glacées. Puis, figé dans son statut de malade à vie, il emménage dans une chambre que lui loue l’un des menuisiers de la ville, dans sa maison des bords du Neckar. Hölderlin y demeure de 1807 à 1843, dans une sorte de semi-liberté: il continue de marcher dans les environs, tourne comme un damné dans la petite pièce de l’étage en hurlant des passage entiers d’Hypérion , reçoit des visiteurs, des amis, des curieux qu’il gratifie parfois d’un bref poème de deux quatrains rimés à l’ancienne, apparemment simplissimes, dont on découvre aujourd’hui avec effarement la beauté insolite, l’épaisseur intérieure cachée par les multiples niveaux de transparence. Il est devenu une sorte de héros romantique. Lui se tient pour un moins que rien et se choisit vers la fin, longtemps après la mort de sa mère, de nouvelles dates d’écriture, un nouveau nom de personne, qui ne se trouve dans aucun dictionnaire: Scardanelli. Bizarrement, ce nom de rien est venu depuis résonner avec les éléments les plus universels de l’humanité. On a tenté de le lire: déformation lointaine de son propre nom écorché par la vie, apostrophe gasconne métamorphosée, inscription dans la parentèle des pitres de théâtre et/ou conjurés babouvistes, Scapin, Scaramouche, Sganarelle, compilation de Cardano et Toscanelli, citoyen de l’helvétique Skardanal, village turc, anagramme de scandaliser – tout fonctionne et s’évade. Mais c’est ce fantôme qui nous tend et nous tient encore la main, nous unissant à ce qu’il avait créé avant de se briser: les plus forts poèmes de la langue allemande.
Encyclopédie Universelle. 2012.