GOLDONI (C.)
Une image revient souvent à propos de Carlo Goldoni, celle de continent. Heureuse image, qui dit l’ampleur de son œuvre (cent quinze comédies, dix-huit tragi-comédies, plus de cinquante livrets, quinze intermèdes, des canevas) et la dimension européenne de ce “poète à gages”, né à Venise le 25 février 1707, qui écrivit en trois langues (vénitien, italien, français) et vécut trente années de sa vie à Paris, où il mourut dans la misère, le 5 février 1793. Cette métaphore géographique souligne aussi la difficulté à explorer la personnalité et l’univers goldoniens, ni linéaires ni uniformes, mais montrant une alternance de zones lumineuses et de terrains obscurs, parfois contradictoires. Deux anniversaires (en 1957 et en 1993) ont permis de renouveler les approches critiques et scéniques de l’œuvre du Vénitien, et d’ébranler, des deux côtés des Alpes, les stéréotypes quasi définitifs – le “bon papa Goldoni”, synonyme de modération débonnaire, le “liquidateur de la commedia dell’arte”, “le Molière de l’Italie” – ainsi que l’intérêt exclusif pour quelques œuvres phares portées par des mises en scène prestigieuses (Le Serviteur de deux maîtres , La Locandiera , Les Rustres , Le Campiello , Barouf à Chioggia , La Trilogie de la villégiature ), qui ont longtemps masqué l’importance de sa réflexion dans le vaste mouvement de redéfinition des formes et des missions du théâtre propre au XVIIIe siècle.
“Je suis le héros de la pièce”
Peut-être doit-on imputer à Goldoni lui-même cette méconnaissance. Dans ses Préfaces génériques aux dix-sept volumes de l’édition Pasquali de ses œuvres (Mémoires italiens , 1761-1778), puis dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de ma vie et à celle de mon théâtre, rédigés en français entre 1784 et 1787, il construit pour ses futurs lecteurs un “personnage” Goldoni, entre comédie de mœurs et roman libertin: voué dès l’enfance à la poésie dramatique et à la rénovation du théâtre italien; autodidacte ou du moins peu préoccupé de suivre des modèles, sinon La Mandragore de Machiavel, Métastase ou le Molière du Misanthrope ; voyageur un brin séducteur, curieux de tout; puisant son inspiration dans l’observation critique de ses contemporains, mais modéré dans ses leçons, car “né pacifique” et ne se laissant “ni enflammer par la colère, ni enivrer par la joie”.
Sa correspondance, ses œuvres métathéâtrales (Le Théâtre comique , 1750; Molière , 1751; Torquato Tasso , 1755; L’Impresario de Smyrne , 1759; L’École de danse , 1759; La Belle Vérité , 1762), les “avis au lecteur” polémiques et autobiographiques écrits pour chaque comédie au fil des éditions, les Mémoires eux-mêmes contredisent ce portrait d’un bourgeois honnête et prêt au pardon. Goldoni porte le Tasse à la scène car il est ce créateur hypocondriaque qui “se consume à la table”, en proie aux “vapeurs noires” qui l’assaillent lui-même cruellement (Mémoires , II, 22); il juge la valeur d’une pièce à son succès, mais il craint le public, “un maître qui ne raisonne qu’en fonction de son plaisir”; il se méfie des éditeurs qui “s’emparent de tout et ne consultent pas même les Auteurs vivans” (Mémoires , II, 15), et, s’il ne nomme jamais ses détracteurs et ses concurrents dans ses Mémoires , il sait être féroce à l’occasion d’une tirade ou d’une silhouette caricaturale, comme pour l’abbé Chiari, son rival dans la réforme du théâtre italien, fustigé dans Les Mécontents , 1755.
Les signes avant-coureurs de son “destin” théâtral sont minces en réalité – une comédie écrite à neuf ans et perdue, un aïeul mythique, notaire friand de spectacles, qui lui donne le goût du déguisement. Goldoni ne choisit définitivement la carrière théâtrale qu’en 1748, lorsqu’il passe contrat avec l’impresario Medebach au théâtre Sant’Angelo de Venise, après une formation classique au Collège des jésuites de Pérouse et chez les dominicains de Rimini, des études de droit à Pavie, à Udine et à Modène, un peu de médecine avec son père, médecin modénais, et une carrière de chancelier, consul et avocat à Chioggia, Gênes (où il se marie en 1736), et à Pise (de 1743 à 1748). Contrairement à son prédécesseur dans la réforme du théâtre, Luigi Riccoboni, Goldoni n’appartient donc pas à la “famille” du théâtre: il la découvre à quatorze ans sur une romanesque barque de comédiens, en fuyant Rimini; il n’est pas non plus – bien qu’admis en 1747 parmi les Arcades de Pise – un letterato comme Métastase, poète de cour et réformateur de l’opéra, ni, comme Alfieri, chantre de la tragédie réformée, un aristocrate solitaire à la recherche d’une sublimation littéraire de ses propres déchirements. Être auteur de théâtre ne peut représenter pour lui qu’un métier assurant sa subsistance, qui le soumet à des contrats très lourds (huit comédies et deux livrets par an pour Medebach, un chiffre que, pour sauver la salle, il porte à seize en 1750-1751), mais qui lui assure aussi indépendance et continuité dans l’écriture. Son approche du théâtre, ses idées de réforme, sa dramaturgie, l’évolution ou l’involution de sa production sont à inscrire dans cette formation et dans cette expérience professionnelle géographiquement et culturellement éclatées, dans ces manques et ces contraintes qui le poussent à chercher, notamment par l’édition de ses œuvres soigneusement revues et dédiées à des personnalités culturelles et politiques européennes, une perpétuelle légitimation de son métier d’auteur contre ceux qui, comme le journaliste Giuseppe Baretti ou l’aristocrate Carlo Gozzi, le trouvent “plébéien et trivial” parce que mercantile.
Un créateur pragmatique
La prédestination goldonienne est en réalité la conquête difficile d’un marché et d’une écriture dramatique, faite de défis, d’explorations, de recommencements. Une première phase, symbolique de toute sa carrière, allie la découverte des “entreprises” théâtrales de Venise – sept salles publiques, concurrentielles, où triomphe le dramma per musica , pourvues de troupes très hiérarchisées – et l’exploration des genres comiques en vogue, la comédie des improvisateurs peuplée de types figés dans une technique scénique répétitive et l’intermède comique, forme brève de l’opéra. Décisives sont ses rencontres avec des praticiens du spectacle populaire, comme Buonafede Vitali, capocomico d’une compagnie ambulante, ou l’impresario génois Giuseppe Imer, rencontré à Vérone en 1734 et grâce à qui il obtient un contrat au théâtre San Samuele, fief d’Antonio Sacchi, le “meilleur Arlequin du siècle”: Goldoni apprend ainsi à ne pas oublier “le caractère et l’habileté des acteurs”. Fondamentaux, aussi, les intermèdes comiques écrits pour eux, des “graines semées dans son champ pour y recueillir un jour des fruits mûrs”. Avec leurs silhouettes saisies dans leurs activités quotidiennes (pêcheurs, charlatans, coquettes, barbons, sigisbées) et insérées dans les ressorts traditionnels du comique, ils présentent déjà tous les éléments de la dramaturgie goldonienne, un harmonieux mélange entre observation du réel et connaissance des règles de la scène: le Monde et le Théâtre, les deux seuls livres dont Goldoni déclare ensuite s’inspirer. De ces prémisses naît sa conception de la réforme, très pragmatique – il l’exposera “en action” dans sa pièce-manifeste Le Théâtre comique en mettant en scène la répétition hésitante d’une comédie “à l’ancienne” –, qui concerne tout le théâtre comique, lyrique ou parlé, et qui pour la première fois lie le texte, sa représentation et sa réception. Nombreux étaient ceux qui, à Florence, à Naples et à Venise même, avaient tenté de purger la comédie de la mécanique des masques. Mais les solutions proposées restaient textuelles et tributaires de la tradition érudite ou du théâtre de Molière, largement traduit en Italie. Le projet goldonien, exposé dès 1751 dans la Préface à l’édition Bettinelli de ses œuvres, reconnaît la valeur des Toscans, mais rejette l’imitation servile des Français et préconise, pour rendre au théâtre son pouvoir formateur, de faire acquérir à l’acteur “honnêteté” et “réputation”, à l’image du marchand protagoniste des comédies des années 1748-1753, et d’apprendre au public à écouter et à rechercher le plaisir utile, non le seul divertissement. Goldoni ne “liquide” pas la comédie des improvisateurs, mais se coule dans ses techniques en les modifiant progressivement: il supprime le Capitan mais conserve longtemps Arlequin, Pantalon, le Docteur, Brighella, les Amoureux, avec leurs dialectes, gommés ou réécrits ensuite pour l’édition; dans Momolo cortesan (1738), il n’écrit que le rôle du Pantalon, pour l’acteur Golinetti; après l’échec de sa première comédie entièrement écrite, La Femme de bon sens (1743), il revient à un canevas partiellement rédigé, Le Serviteur de deux maîtres (1745), pour Sacchi; il échoue en laissant jouer le Pantalon D’Arbes sans masque dans Tonin Bellagrazia (1745), il le lui restitue dans L’Homme prudent (1748). Par la suite il cherchera toujours à faire “coïncider étroitement le personnage et l’acteur” (Préface à L’Intendante, 1755), et ses innovations dramaturgiques coïncident souvent avec un interprète précis: l’importance de la figure du marchand Pantalon en 1748-1751 ou l’avancée révolutionnaire de la servante comme protagoniste en 1752-1753 (La Serva amorosa , La Locandiera , La Femme vindicative ) tiennent en partie à la personnalité de certains acteurs clés de la troupe de Medebach – Colalto qui remplace D’Arbes en 1750, et la servetta Marliani. De même, l’éclatement de son univers théâtral après 1753 – les “années noires” – correspond à son passage au théâtre San Luca, avec une nouvelle troupe, une nouvelle comédienne vedette, Caterina Bresciani, un nouveau plateau. Ainsi le “réalisme goldonien”, cette “vérité” des lieux et des caractères qu’il entend offrir à son public, dans ses comédies comme dans ses livrets, contient-il toujours la révélation des rouages de la scène.
La recherche de l’ailleurs et de l’autrement
Venise et sa sociabilité fondent, dit-on, l’écriture goldonienne, attachée à saisir les rapports humains dans la variété infinie des “circonstances” quotidiennes qui les définissent, dans une prose simple et “vraie” qui doit beaucoup au caractère dialogique et socialement unifié du vénitien. Les comédies dites “de fin de carnaval” (Le Campiello , 1756, ou Les Rustres , 1760, mais aussi Les Cancans , 1751; Les Femmes curieuses , 1753; Les Cuisinières , 1755; Les Bonnes Ménagères , 1756; À trompeur, trompeur et demi , 1764, écrite à Paris), ces “petits divertissements, très simples, sans intrigue, mais qui plaisent”, construits autour d’un lieu ou d’un moment collectif de la vie vénitienne, constituent la forme emblématique et permanente de cette écriture, sans doute parce que s’y réalise ce qu’il cherchait par-dessus tout: l’osmose avec le public. Mais cet ancrage vénitien est loin d’être exclusif. L’ailleurs est toujours présent chez Goldoni, dans sa langue comme dans sa géographie. Voyageurs et étrangers ont un rôle qui dépasse celui que la tradition leur donne, et plus de la moitié de ses œuvres sont situées dans des lieux autres que Venise, qu’ils soient italiens ou européens. Il s’agissait de braver la censure, mais aussi d’affirmer la possibilité d’une dramaturgie nationale, voire internationale. Formé aux voyages et à l’observation comparative des groupes sociaux, et de surcroît héritier du cosmopolitisme vénitien, Goldoni est naturellement porté à refuser le provincialisme. Les comédies de la période Medebach, construites autour de comportements moraux ou sociaux transposables à la réalité vénitienne, montrent déjà une volonté d’exploration de nouvelles expressions du comique et une ouverture aux idées des Lumières, largement diffusées à Venise. Dès le diptyque de 1749 (L’Honnête Fille et La Bonne Épouse ) et avec Pamela (1750), première comédie sans masques et sans dialecte, adaptée du roman de Richardson et vouée à un grand avenir, il oppose au comique bouffon un comique pathético-larmoyant, dans la ligne du drame bourgeois de Destouches, Piron ou Nivelle de La Chaussée. Son honnête marchand, défenseur de la famille bourgeoise contre les excès des nobles dissipateurs, mêle le modèle vénitien et de probables influences anglaises et françaises pour aboutir à une figure plus européenne (Les Marchands , 1753; L’Écossaise , 1762, d’après Voltaire).
Cette exploration s’élargit encore, à partir de 1753, dans les années San Luca, au cours desquelles Goldoni abandonne l’espace familial et vénitien pour des sujets exotiques, des formes d’expression variées et une inspiration plus livresque (triptyque des Ircana , 1754-1757, avec la Bresciani, comédies en vers contre la concurrence acharnée de Chiari). Le manichéisme des personnages et la thématique sociale s’estompent face à la curiosité intellectuelle, sinon à l’engagement polémique: dissertation sur la félicité humaine (dédicace aux Femmes pointilleuses , 1753), échos des théories maçonniques (Les Femmes curieuses , 1753), ouverture sur la philosophie anglo-saxonne et la médecine naturelle (Le Philosophe anglais , 1754; Le Médecin hollandais , 1757), plaidoiries pour la sagesse primitive et le métissage culturel (La Péruvienne , 1754, d’après Mme de Graffigny, et La Belle Sauvage , 1758, d’après Voltaire), attirance refoulée à regret pour le libertinage parisien (La Villégiature , 1756). C’est dans ces “années-laboratoire” jalonnées de voyages – Milan, Modène (1755), Parme (1757), qui lui révèle le système théâtral français, et Rome (1758-1759), où il tente en vain d’imposer sa réforme –, qu’il faut chercher les germes du départ pour Paris (avril 1762). Les dernières “grandes comédies”, où Goldoni, maître de ses moyens expressifs, dénonce une bourgeoisie incapable d’évoluer (Les Rustres ), observe les disputes des pêcheurs de Chioggia avec une nostalgie détachée (Barouf à Chioggia , 1762), met en scène son déménagement (La Nouvelle Maison , 1760) et sonde les passions individuelles dans leurs aspects névrotiques (Les Amoureux , 1759) et destructeurs (La Trilogie , 1761), ne sont qu’un constat d’impuissance: l’impuissance à trouver à Venise, où “tout ce qui est délicat révulse l’estomac” et où Sacchi et Gozzi triomphent avec les anciens masques, un contexte à la mesure de ses explorations.
Le défi de l’exil
L’invitation de la Comédie-Italienne en août 1761, qui faisait de Goldoni, directeur d’acteurs et librettiste reconnu, le pivot d’un projet d’implantation à Paris de l’opera buffa , hélas avorté, satisfaisait donc – malgré son mépris affiché pour ses livrets, presque absents de ses Mémoires alors qu’ils sont le vecteur de sa célébrité – son besoin de reconnaissance, son désir de l’autrement et sa conception du travail théâtral. Loin d’être une régression, les années parisiennes prolongent la logique goldonienne puisqu’il s’agissait de vérifier si “une main italienne pouvait faire un mélange capable de plaire aux deux nations” (Une des dernières soirées de Carnaval , 1762). “Difficile mais pas impossible”, disait Anzoletto-Goldoni. Mais, en 1764, il déclare avoir “perdu son propre centre” et, en 1766, être entravé par le besoin d’uniformité des Français qui masque la variété des caractères représentables (La Bonne Mère , dédicace). Son engagement réformateur heurte au départ la volonté des Italiens – “la paresse”, selon lui – de préserver leur différence, garante de leur succès, et sa production, dominée par la réécriture de ses comédies en canevas et de ses canevas en comédies, et par l’autobiographie (voir L’Amour paternel , 1763, ou Le Mariage sur concours , 1764, pour Venise), exercices dont il est coutumier, rendent compte de toutes ses difficultés: manque d’argent, recherche d’une langue, crise d’identité. Son repli final vers les Mémoires et la traduction (L’Histoire de Miss Jenny de Mme Riccoboni) fait de son voyage “provisoire” un véritable exil littéraire. Le Bourru bienfaisant , présentée en 1771 à la Comédie-Française avec succès, donne toutefois raison à Anzoletto. Construite autour de la figure emblématique du rustre “empêché de parole” des dernières comédies de Venise, la pièce est une synthèse de toute sa production: texte d’acteurs, construction chorale, comique pathétique. Une fois la langue maîtrisée, Goldoni s’adapte avec brio à l’esthétique théâtrale française, qu’il avait, sur bien des points, devancée, démontrant la cohérence de son parcours.
Créateur pragmatique, soucieux de faire échapper ses textes à l’incomplétude de la scène en les fixant sur la page, Goldoni est un auteur à lire et à jouer. Seul le dialogue entre analyse textuelle et pratique scénique permet une approche complète de son œuvre. Les interprétations réalistes de Lucchino Visconti (La Locandiera , 1952; L’Impresario de Smyrne , 1957) et, dans un sens plus poétique, de Giorgio Strehler (La Trilogie de la villégiature , 1954, puis 1974 à Paris; Barouf à Chioggia , 1964; Le Campiello , 1975) ont révélé à la critique l’existence d’un “Goldoni autre”, moins sémillant que celui imposé par la tradition italienne du XIXe siècle. Sur leurs traces, et en étroite liaison avec des chercheurs comme Ludovico Zorzi et Mario Baratto, Luigi Squarzina rassemblait en 1967-1973 les trois comédies du “départ” (Les Rustres , La Nouvelle Maison , Une des dernières soirées de carnaval ) dans une lecture presque psychanalytique, tandis que Luca Ronconi, avec la sécheresse agressive de son diptyque L’Honnête Fille et La Bonne Épouse (1963) et le naturalisme oppressant de sa Serva amorosa (1986), vérifiait scéniquement les aspects noirs et névrotiques de l’œuvre goldonienne.
Encyclopédie Universelle. 2012.