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KRÚDY (G.)
KRÚDY (G.)

Couvert de gloire dans sa jeunesse, oublié pendant ses dernières années passées dans le dénuement, Gyula Krúdy, prosateur hongrois, connaît actuellement, auprès du public et de la critique de son pays, une véritable renaissance. Il se peut que ce culte pieux entoure de prime abord la légende de l’écrivain, car Krúdy de son vivant était déjà devenu un être mythique. Une approche plus méticuleuse se contenterait d’indiquer les sources, réelles ou possibles, de cet art: Les Mille et Une Nuits ; les conteurs hongrois du XIXe siècle; les grands prosateurs russes; certains romantiques, un Hoffmann, par exemple; enfin une ambiance diffuse, «fin-de-siècle», «modern style». Mais l’on comprend ceux qui esquissent des parallèles encore plus élogieux pour cet auteur «sauvage», provincial isolé dans une monarchie austro-hongroise dont il n’a jamais franchi les frontières, dépourvu de culture philosophique et esthétique, ne nourrissant aucun projet ambitieusement novateur, et qui essaient de le placer à l’origine d’une prose magyare vraiment moderne. Nombre de ses traits – la dislocation de la chronologie, la découverte d’un temps mythique, le rôle attribué à la mémoire pure – l’apparentent à de prestigieux contemporains: Proust ou Virginia Woolf, Giraudoux peut-être dont il rappelle la préciosité, les couplets intercalés qui importent davantage que le fil ténu de l’action et qui donnent une image synthétique d’un paysage, d’un pays, des habitudes et de l’art de vivre d’une époque...

«Le Livre des songes et le Livre de cuisine»

L’activité créatrice de Gyula Krúdy se divise, en gros, en quatre périodes: celle des débuts encore hésitants où le jeune journaliste provincial fraîchement débarqué dans la capitale – il était né à Nyíregyháza, petite ville du Nord-Ouest; il mourra à Budapest – imite les conteurs anecdotiques du XIXe siècle et tâte du naturalisme social; celle des premiers grands succès au cours des années 1910-1917: La Diligence rouge (A vörös postakocsi , 1913); Voyages d’automne dans la diligence rouge (rrOszi utazások a vörös postakocsin , 1917); le cycle de Sindbad, le voyageur, série de nouvelles et de récits groupés autour d’un héros rêveur et sentimental, cynique et tendre; celle de la maturité, vers 1918-1922, aux œuvres les plus riches et les plus significatives: Le Compagnon de voyage (Az útitárs ); Tournesol (Napraforgó ); Le Prix des bonnes femmes (Asszonyságok díja ); N. N. ; Sept Hiboux (Hét bagoly ); enfin, celle des dernières années, moins romantique, moins liée à une vision fin-de-siècle et caractérisée surtout par un «réalisme gastronomique», illusoire compensation à un pessimisme de plus en plus amer: Au temps de ma défunte jeunesse (Boldogult úrfikoromban , 1930); La vie est un songe (Az élet álom , 1931).

Cependant, la constance de certains motifs, l’apparition, sous des noms différents, des mêmes personnages, ainsi que la répétition des procédés pourraient inciter le lecteur à dégager de cette œuvre abondante un roman «idéal», une sorte de modèle, un seul livre qui imiterait deux genres, deux grimoires en forme de catalogue: «Le Livre des songes et le Livre de cuisine», car Krúdy, lecteur de Brillat-Savarin, fut aussi à l’occasion, poussé par le besoin, un auteur un peu honteux d’onirocritique. Il n’est pour ainsi dire aucun ouvrage de Krúdy, où les nourritures terrestres – au sens strict du mot – ne soient magnifiées; l’autre clé n’ouvre ni les offices ni les celliers, mais le royaume des songes, angéliques ou diaboliques, toujours romantiques.

La situation typique d’un roman de Krúdy – il serait inexact de parler d’action, car celle-ci n’existe pas ou est conventionnelle, feuilletonesque – peut se résumer ainsi: un trouvère moderne, nouvelle incarnation d’Eugène Onéguine, du «lord boiteux» ou du «héros de notre temps» de Lermontov, poète ou journaliste débutant, don Juan encore timide, part à la découverte des mystères d’une Budapest non moins romanesque. Kálmán, le héros de Tournesol , passe sa journée (ou plutôt sa nuit) successivement devant la grille forgée d’un hôtel particulier qui abrite la dame de ses rêves; dans une petite brasserie sentant bon le ragoût; chez une prêtresse de Vénus un peu maternelle, hôtesse également, de temps à autre, du prince de Galles et du roi de Serbie; dans un casino de jeu, pour se rendre enfin le lendemain à la grande course d’automne. D’une manière générale, les lieux de Krúdy sont des endroits excentriques: petites villes gothiques sous la neige, cachées dans les Carpates, manoirs perdus dans la puszta, guinguettes ou brasseries, champs de courses, music-halls ou maisons closes, où les héros, sosies de l’auteur, ne rencontrent que des êtres extravagants: hobereaux originaux et mystérieux, duellistes fabuleux et collectionneurs d’idoles venues des Indes, sortes de Robert de Montesquiou magyars, mais aussi joueurs enragés, professeurs vicieux, journalistes crapuleux, vieux pochards et ordonnateurs de pompes funèbres, jockeys, facteurs et camelots, maquereaux ou poètes tuberculeux entretenus par les belles juives bourgeoises à l’œil de biche, bas-bleus et épouses de gros commerçants, choristes de caf’conc’, écuyères de cirque ambulant et fleuristes. La grande préoccupation de tout ce monde ne peut être évidemment que l’amour, sous toutes ses formes. Gyula Krúdy est un auteur érotique dont la robuste santé apparente et une manière feutrée ne peuvent faire oublier qu’il connaît Freud (à travers son disciple, Sándor Ferenczi) et surtout R. von Kraft-Ebing. Tout y est, sans tapage mysticoérotique: voyeurisme, lesbianisme, nécrophilie, sans oublier le vice «fin de siècle» par excellence, la flagellation...

Le style du temps retrouvé

Krúdy est-il donc le Steinlen, voire le Toulouse-Lautrec, ironique, ému et complaisant de la «belle époque» hongroise, où le pays réconcilié avec l’Autriche fêtait, insouciant, le millénaire de sa fondation? Il n’est certes pas toujours dépourvu d’inventions critiques ou satiriques, mais son véritable propos n’est pas là. Entre 1867 et 1914, alors que la Hongrie pouvait enfin prétendre à un style de vie cohérent, composé peut-être d’illusions, de mensonges, provincial, semi-féodal, balkanique, plus campagnard que citadin, Krúdy, en tout cas, s’en fit le chantre, en interpréta le chant du cygne. Mais le style de vie devient vite chez lui une stylisation , une image mythique d’une certaine existence hongroise que seul le style peut dérober au temps. Krúdy arrête les aiguilles de l’horloge pour rendre éternelle une Hongrie, qui, peut-être, n’a jamais existé sous cette forme: un royaume de rêve dont François-Joseph, vieillard immortel, est le roi, et le malheureux et mélancolique Rodolphe le prince, un royaume où, chaque automne, les vendanges sont riches, où, chaque hiver, on tue le cochon selon les rites de la cérémonie ancestrale, où les gentilhommières sentent le coing et la lavande et où le lent écoulement des jours n’est interrompu que par les noces, les baptêmes, les funérailles. Le comportement de chacun y est réglé par un art de vivre qui conseille le stoïcisme aux âmes romantiques et les soins du corps à tous.

Il s’est trouvé des critiques pour reprocher à Krúdy de n’avoir pas une image plus cruelle de son époque. Mais voulait-il, au fait, reproduire la réalité du moment? Ne s’est-il pas plutôt tourné, sous l’effet d’une vocation impérieuse, vers un passé plus ou moins réel, plus ou moins embelli, pour l’arracher à la fuite du temps, et le rendre présent? Le temps de ses romans oscille, en effet, entre l’imparfait et un présent éternel. L’équilibre précaire entre le passé et le présent, entre le réel et l’imaginaire, ne peut être obtenu, à défaut d’une philosophie clairement formulée sur la temporalité, que par une attitude privilégiée, composée de nostalgie et d’ironie, d’ailleurs signes, l’une et l’autre, des obstacles que l’entreprise trouve sur son chemin. La comparaison avec Proust se comprend alors, bien que chez Krúdy il s’agisse moins d’une quête personnelle et salvatrice du temps perdu que d’un effort pour immobiliser ce même temps et pour contempler, à sa guise, ses personnages sur un fond éternel. Krúdy s’est efforcé de déjouer le temps par la juxtaposition impressionniste des touches, par la répétition, et plus sûrement par le style mélodique, enveloppant, que la critique n’a cessé de comparer au son du violoncelle et qui est seul capable de retenir toute la richesse, délibérément terrestre, vouée à la décomposition. Ce style précieux, et d’un précieux qui justifie le rapprochement avec Giraudoux, est la seule raison et la seule réalité de l’œuvre, qui ne vit que par ses métaphores, ses réflexions, ses énumérations, ses rinceaux, ses thèmes secondaires et ses comparaisons sources de nouveaux développements. Pour l’auteur d’Au temps de ma défunte jeunesse , l’état compte davantage que l’action qui le provoque ou qui s’ensuit et l’épaisseur romanesque provient non pas d’une intrigue suffisamment compliquée, significative, et vraisemblable, ni d’une analyse psychologique fouillée des personnages, ni des sentiments un peu voyants, ni même d’un sensualisme sans ouverture spirituelle, mais de la richesse des associations dans l’imaginaire, seul lieu où, selon Krúdy, la vie puisse s’unir pour une éternité à la littérature.

Encyclopédie Universelle. 2012.