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ANOMIE
ANOMIE

Le concept d’anomie forgé par Durkheim est un des plus importants de la théorie sociologique. Il caractérise la situation où se trouvent les individus lorsque les règles sociales qui guident leurs conduites et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles ou lorsque, minées par les changements sociaux, elles doivent céder la place à d’autres. Durkheim a montré que l’affaiblissement des règles imposées par la société aux individus a pour conséquence d’augmenter l’insatisfaction et, comme diront plus tard Thomas et Znaniecki, la «démoralisation» de l’individu. De cette démoralisation, Durkheim voit le signe dans l’augmentation du taux des suicides. En effet, le suicide «anomique», qui vient de ce que l’activité des hommes est déréglée et de ce qu’ils en souffrent, a tendance à se multiplier en période de crise politique ou de boom économique. De même, il devient plus fréquent là où les mariages étant plus fragiles l’homme est apparemment plus libéré des contraintes morales.

Le concept durkheimien d’anomie a fait l’objet de réflexions et de recherches de la part des sociologues contemporains, comme Merton et Parsons. Mais le développement le plus intéressant, quoique plus ancien, de la théorie de l’anomie se trouve peut-être dans les travaux de Thomas et Znaniecki sur les effets de la transplantation sociale. Dans leurs études sur les immigrants polonais aux États-Unis, les auteurs ont montré que la transplantation provoquait une «désorganisation sociale» des familles et, corrélativement, une démoralisation des individus, qui mènent une existence dépourvue de but et de signification apparente. La théorie de l’anomie paraît d’importance fondamentale à une époque qui, comme la nôtre, est caractérisée par des changements rapides. En effet, le changement implique le vieillissement des règles de conduite traditionnelles en même temps que l’existence, dans les phases de transition, de systèmes de règles mal établies ou contradictoires. Il serait important de savoir dans quelle mesure le changement entraîne effectivement la démoralisation prévue par Durkheim, et dans quelle mesure cette dernière amène, à son tour, une détérioration des institutions. La théorie de l’anomie devrait donc pouvoir être appliquée à l’analyse du comportement des individus et du fonctionnement des institutions en situation de changement, comme elle a été appliquée à celles des conduites déviantes et des transplantations sociales.

1. L’anomie de Durkheim

Comme le rappelle le sociologue américain Robert K. Merton, le mot «anomie» est apparu au XVIe siècle à peu près dans le sens qu’il revêt aujourd’hui. Mais sa consécration est due à Durkheim, qui fait un usage systématique du terme dans sa thèse de doctorat, De la division du travail social , et dans son livre Le Suicide .

Une fois réintroduit par Durkheim, le mot a été largement accepté; il est devenu un concept important de ce qu’on appelle, sans doute improprement, la théorie sociologique. Des chapitres consacrés à l’anomie apparaissent, par exemple, dans les grands ouvrages théoriques de Merton ou de Parsons.

Anomie et division du travail

Dans De la division du travail social , Durkheim consacre son livre troisième aux formes anormales de la division du travail et le premier chapitre de ce livre à la division du travail anomique. L’idée générale de la théorie de Durkheim consiste dans l’affirmation que les sociétés évoluent d’un type de solidarité mécanique à un type de solidarité organique. Dans le premier cas, les éléments qui composent la société sont juxtaposés. Dans le second, ils sont coordonnés. Le passage de la solidarité de type mécanique à la solidarité de type organique est associé à l’apparition et au développement de la division du travail. Nos sociétés montrent que ce processus de division du travail ne fait que croître.

Mais si, en théorie, l’intensification de la division du travail doit augmenter la solidarité et l’interdépendance entre les membres d’une société, si l’interdépendance entre les individus a normalement pour conséquence la dépendance de chaque individu particulier à l’égard d’un ensemble de règles implicites ou explicites, on constate cependant que la division du travail peut avoir des conséquences inverses. Ainsi, la spécialisation dans le domaine des activités intellectuelles conduit le savant non à la solidarité mais à l’isolement. Comme il lui est impossible d’embrasser la totalité de sa discipline, le mathématicien va dans certains cas extrêmes, selon l’exemple de Durkheim, passer son existence à la résolution d’une équation particulière. La baisse du prestige de la philosophie montre d’ailleurs que la division du travail intellectuel entraîne une disparition des valeurs et des problèmes communs: «La philosophie, écrit Durkheim, est comme la conscience collective de la science et, ici comme ailleurs, le rôle de la conscience collective diminue à mesure que le travail se divise.» Mais il existe une autre forme de la division du travail anomique, c’est celle qui résulte du développement économique. Le développement de la production et des marchés fait que l’harmonisation des actions économiques devient impossible (n’oublions pas que Durkheim écrit en 1893). La règle du producteur est non plus, comme autrefois, de produire en fonction de besoins repérables, mais de produire le plus possible. D’où les crises qui agitent les systèmes économiques. D’où, aussi, les conflits sociaux qui résultent, d’une part, de ce que le travailleur est limité à des tâches restreintes, d’autre part, de ce que les contacts entre les acteurs qui participent à la production deviennent, par la division du travail, non plus étroits, mais plus lâches.

En résumé, il y a anomie au niveau de la division du travail social lorsque la coopération est remplacée par le conflit et la concurrence, et lorsque les valeurs qu’acceptent ou les buts que se fixent les individus cessent d’être collectifs pour devenir de plus en plus individualisés. Notons en outre la relation entre les deux aspects, car l’individualisation des buts et des valeurs est une des sources principales des conflits.

L’anomie est donc un concept qui permet de caractériser et les sociétés et les individus. En effet, lorsque la division du travail est anomique cela signifie que les individus n’obéissent pas à des règles qui leur sont imposées de l’extérieur, par la société. Mais cela signifie aussi que les sociétés sont organisées de telle manière qu’elles n’ont pas le pouvoir d’imposer aux individus des règles permettant d’assurer l’harmonie sociale. Bref, l’individualisation des buts et des valeurs est une conséquence de l’organisation sociale elle-même.

Le suicide anomique

Dans Le Suicide , le concept d’anomie réapparaît. Mais il fait ici l’objet d’une sorte d’analyse chimique. L’anomie de la division du travail y est séparée en deux composantes que Durkheim appelle égoïsme et anomie. Un être égoïste est celui qui tire ses règles de conduite et de vie non d’une autorité morale extérieure, mais de lui-même. En ce sens, les protestants sont plus égoïstes que les catholiques, car les seconds perçoivent des règles morales comme imposées de l’extérieur, tandis que les premiers croient obéir à eux-mêmes. De même, les célibataires sont en général plus égoïstes que les personnes mariées et les personnes mariées sans enfant plus égoïstes que les personnes mariées avec enfant, car, de l’un de ces états au suivant, on passe à une situation où le droit de regard de la société se fait plus pesant: on condamne plus facilement une vie déréglée chez un père de famille nombreuse que chez un célibataire. En d’autres termes, l’égoïste est celui dont les valeurs sont d’ordre individuel tandis que le non-égoïste obéit à des valeurs qui dépassent sa propre personnalité. Le résultat est que l’égoïste, se sentant moins porté par la collectivité, a plus de difficultés à trouver un sens à son existence.

Durkheim a démontré que l’égoïsme était une des sources du suicide: le taux des suicides est plus élevé chez les égoïstes que chez les autres. Cela provient de ce qu’ils n’existent que pour eux. L’égoïsme traduit donc la libération éprouvée par l’individu à l’égard des sources de valeurs qui lui sont imposées de l’extérieur.

Naturellement, le degré d’égoïsme caractérisant un individu n’est pas une affaire de choix personnel ou de psychologie, mais résulte du type de société dans laquelle un individu est placé et de la situation qu’il occupe; c’est pourquoi les célibataires se suicident plus souvent que les gens mariés et les protestants plus souvent que les catholiques.

Quant à l’anomie, elle est décrite ici de manière plus précise que dans De la division du travail social. Elle caractérise les situations sociales où les désirs de l’individu peuvent se manifester librement sans être bornés par des règles. L’anomie explique, par exemple, selon Durkheim, que les suicides croissent en période de boom économique, car, dans cette situation, les bornes fixées en période normale aux espérances de gain sont déplacées vers une limite qu’on ne peut plus exactement fixer. De même, il existe une anomie domestique qui obéit aux mêmes principes: dans les sociétés où le mariage est stable, l’homme bénéficie de la contrainte imposée par la société à la satisfaction des passions. Le mariage «règle» la «vie personnelle» et donne à l’époux un «équilibre moral». Au contraire, dans les sociétés où le divorce est répandu, c’est-à-dire dans les sociétés où les mariages, même s’ils n’aboutissent pas à des divorces, sont plus fragiles, la régulation exercée par la société est moins puissante et l’homme ne trouve plus devant lui la limite imposée à ses passions. C’est pourquoi, explique Durkheim, le taux des suicides est plus élevé dans les sociétés où le mariage est plus fragile; c’est pourquoi aussi les hommes se tuent beaucoup plus que les femmes, car l’homme est beaucoup plus sensible que la femme à la régulation que le mariage impose à ses passions.

Au niveau du suicide, l’anomie est donc définie comme caractéristique des situations où la société cesse d’exercer une fonction de régulation sur les passions, qu’il s’agisse des désirs de promotion ou de gain ou des désirs sexuels.

Qu’il y ait chez Durkheim des aspects moralisateurs, nul ne saurait en douter. Mais au-delà, on découvre à travers ce concept d’anomie le principe explicateur d’un grand nombre de phénomènes sociaux.

2. Anomie, désorganisation et démoralisation sociales

L’idée que la satisfaction de l’individu est liée à l’existence de cadres sociaux stables qui lui permettent d’organiser son comportement et ses désirs en fonction d’un système d’attente défini a été démontrée par de nombreuses études. Ainsi, Thomas et Znaniecki, dans la magistrale étude qu’ils ont consacrée aux paysans polonais transplantés aux États-Unis, montrent bien comment l’absence de cadres et de règles sociales intériorisées contraignent l’individu à une conduite errante, limitée à la vie au jour le jour, à une existence qu’il perçoit lui-même comme dépourvue de signification. Arrivant aux États-Unis, le paysan polonais s’aperçoit très vite que les valeurs admises dans son milieu d’origine n’ont plus cours ici. Son métier, son rang dans la société étaient, dans une large mesure, déterminés par la famille dans laquelle il naissait. De même, ses relations sociales étaient largement déterminées par sa naissance. Dans le nouveau milieu, les relations sociales, l’activité professionnelle et finalement le rang social doivent être «choisis» et conquis par une activité orientée. Le paysan polonais qui arrive aux États-Unis se trouve donc entraîné dans un processus de «désorganisation sociale»: la famille, ne pouvant plus jouer dans la nouvelle société le rôle qu’elle jouait dans l’ancienne, se décompose. Elle cesse d’assurer sa fonction économique de société de secours mutuels, sa fonction sociale de régulateur des relations sociales, sa fonction psychologique de soutien à ses membres en difficulté.

D’autre part, les Polonais restent polonais; à chaque pas, ils ressentent ce qui les distinguent des Américains. Il résulte donc de ce processus de désorganisation sociale une «démoralisation» au niveau de l’individu: plus de règles stables permettant de s’orienter sur le marché social, plus d’aspirations, de desseins. La disparition des cadres sociaux qui résulte de cette situation quasi expérimentale qu’est la transplantation aboutit à des conduites désordonnées que Thomas et Znaniecki décrivent à travers de saisissants documents: on y voit le paysan déserter son foyer pour y revenir quinze jours après, et en repartir à nouveau la semaine suivante, et ainsi pendant des mois. Les règlements de comptes les plus violents viennent conclure les débats les plus futiles. Le chômage et l’instabilité professionnelles sont chroniques.

Les concepts de démoralisation et de désorganisation sociale, introduits par Thomas et Znaniecki, correspondent exactement à l’anomie durkheimienne. Le premier se réfère au versant individuel de ce concept, le second à son versant social. Mais leur analyse confirme – avec de tout autres méthodes, puisqu’ils utilisent des analyses de cas cliniques là où Durkheim s’appuie sur des statistiques de suicides – le bien-fondé de la théorie durkheimienne. L’absence de cadres sociaux stables et de règles sociales intériorisées conduit non au bonheur, mais à la démoralisation de l’individu: son existence n’a plus de signification, son avenir n’a plus de sens.

Des études récentes sur les immigrants en Israël démontrent encore, de façon apparemment paradoxale, la validité de la théorie durkheimienne. On a observé, en effet, que, parmi les immigrants, ceux qui s’adaptaient le plus rapidement à la société d’accueil étaient ceux qui manifestaient le plus haut degré de traditionalisme et d’attachement à leurs coutumes et milieu d’origine. Ce résultat apparemment surprenant s’explique par le fait que l’attachement aux traditions est le signe que l’immigrant n’est pas victime du processus de désorganisation sociale dont parlent Thomas et Znaniecki. Il est, en d’autres termes, le signe que les règles qui régissaient la communauté d’origine continuent de fonctionner dans la société d’accueil. L’immigrant qui s’adapte rapidement à la société nouvelle est donc celui qui retrouve sur place des membres de sa collectivité d’origine, qui s’y intègre, et qui y trouve un cadre de référence et un soutien qui l’incite à rechercher une conduite rationnelle dans la société d’accueil. Il est donc traditionaliste: c’est pour lui le moyen de manifester son intégration à la communauté d’origine qu’il retrouve sur place. Mais, en même temps, cette intégration le préservant de la démoralisation, il est davantage capable d’adopter une conduite rationnelle dans la société d’accueil. La petite collectivité d’origine installée sur place joue ainsi, en quelque sorte, le rôle d’un milieu relais.

Des mécanismes analogues ont été constatés à propos des immigrants polonais installés en France.

3. Anomie et changement social

La théorie durkheimienne de l’anomie convient donc admirablement à l’analyse des transplantations, c’est-à-dire aux situations où l’individu se trouve placé devant des systèmes de règles conflictuelles engendrant une situation de démoralisation, caractérisée par une absence de cadres de conduite stable. Mais elle pourrait être appliquée aussi – cela n’a guère été fait – à l’analyse du changement social. Les sociologues contemporains emploient souvent, pour expliquer la lenteur de l’adaptation des individus aux changements rendus souhaitables par le développement économique, la notion de résistance au changement. Cette notion est détestable, car elle implique une sociologie rudimentaire, située bien en deçà des analyses durkheimiennes, supposant, d’une part, des buts sociaux à atteindre, d’autre part, une sorte de mauvaise volonté ou de résistance mécanique due à on ne sait quelle force de l’habitude de la part des individus.

En réalité, cette théorie plus ou moins implicite de la résistance au changement, qu’on trouve dans de nombreuses méditations pseudo-sociologiques sur le changement social, gagne à être remplacée par la théorie de l’anomie. En effet, le changement ou la volonté de changement, ou même la perception plus ou moins confuse qu’un changement est souhaitable, doit entraîner, comme dans le cas de la transplantation, la formation de systèmes de règles conflictuelles et, dans les cas extrêmes – lorsqu’un nouveau système de règles ne parvient pas à s’imposer – des phénomènes de désorganisation sociale et de démoralisation. Bref, on devrait pouvoir appliquer la théorie durkheimienne de l’anomie, en la reprenant presque telle quelle, à l’analyse du changement social. On verrait peut-être que, dans les phases de transition, caractérisées par le fait que les règles ne sont pas encore imposées, le «moral» des exécutants est particulièrement affecté et leur conduite erratique. En poursuivant l’analyse, on découvrirait peut-être que cet état d’anomie engendre un renforcement des conflits entre les sous-groupes, et que ces conflits à leur tour provoquent une aggravation de l’anomie. À titre tout à fait indicatif, c’est un mécanisme de ce genre que Raymond Aron évoque dans sa préface au livre d’Antoine et Passeron, La Réforme de l’Université , dans la mesure où il fait dériver la crise universitaire des années soixante, avec les cercles vicieux qu’elle comporte, d’une absence politique de croyances ou de valeurs communes de la part des enseignants. L’analyse mériterait d’être perfectionnée et pourrait s’appliquer à de nombreux problèmes.

Tout cela n’est que suggestion, mais vise à montrer que la théorie durkheimienne de l’anomie doit pouvoir s’appliquer avec succès à l’analyse des répercussions du changement sur les individus et les institutions comme elle a été appliquée avec succès aux problèmes de la transplantation.

4. Le concept d’anomie dans la sociologie contemporaine

L’exposé précédent montre cependant que la théorie n’est pas poussée jusqu’à son terme chez Durkheim lui-même. Certes, dans la mesure où il insiste sur le fait que les phénomènes d’anomie sont surtout caractéristiques des périodes de développement économique intense de crise politique ou de crise économique, il indique les mécanismes générateurs de désorganisation et de démoralisation en période de changement social. Mais ces mécanismes sont analysés de manière quelque peu rudimentaire. Cela vient de ce que la pensée de Durkheim n’est jamais parvenue à se débarrasser d’une dichotomie un peu brutale opposant l’individu à la société. En ce sens, des travaux comme ceux de Thomas et Znaniecki constituent un progrès, car ils analysent, dans un cas particulier certes, mais transposable à d’autres situations, les mécanismes générateurs de l’anomie et les situations créées par cette dernière tant au point de vue de l’individu que de la société.

Les théories de Merton et de Parsons

En revanche, nous ne croyons pas que certaines tentatives contemporaines de cla-rification de la théorie de l’anomie contribuent sensiblement à son progrès. Nous pensons particulièrement à l’analyse de Robert K. Merton. Selon Merton, l’anomie résulte du fait qu’une société peut proposer à ses membres certaines fins sans leur donner les moyens de les réaliser. Ainsi, la «réussite» sociale est – cela est généralement admis – une fin que la société industrielle impose à ses membres. Mais en même temps, de nombreux individus, par la situation sociale dans laquelle les place leur naissance, ne peuvent réaliser cette fin. D’où l’apparition de plusieurs types de conduites déviantes, correspondant au rejet soit des fins, soit des moyens conçus comme recevables par la société, soit à la fois des fins et des moyens.

Plus satisfaisante est peut-être la théorie de Parsons, qui décrit quatre signes principaux de l’anomie: l’indétermination des buts, le caractère incertain des critères de conduite, l’existence d’attentes conflictuelles et l’absence de référence à des symboles concrets bien établis.

Dans les deux cas, on ne peut nier un effort pour expliciter les caractères de l’anomie. En effet, Merton et Parsons fournissent une définition de l’anomie, là où Durkheim s’efforce de la montrer à l’œuvre plutôt que de la définir. Mais ces définitions ont l’inconvénient de tarir la source d’inspiration que peut constituer la notion durkheimienne. La description que Thomas et Znaniecki font de la violence chez les Polonais immigrés aux États-Unis ne se réduit pas à la négation des fins et des moyens autorisés par la société. Cette violence résulte en fait d’un processus beaucoup plus compliqué. De même, si l’on voulait adapter la théorie de l’anomie au changement social, on ne pourrait se satisfaire de la typologie des conduites déviantes introduite par Merton. Le phénomène de démoralisation que Durkheim évoque à travers ses analyses concrètes et auquel Thomas et Znaniecki ont donné un nom n’apparaît pas dans la typologie de Merton. En outre, Merton a le tort de loger l’anomie au niveau de l’individu, alors qu’il est indispensable de lier l’analyse de la démoralisation à celle de la désorganisation sociale.

La théorie durkheimienne de l’anomie, grossièrement énoncée, affirme que l’individu, pour éviter la démoralisation, doit voir ses aspirations, sa conduite guidées et bornées par un ensemble de règles et pressions sociales. Cette proposition paraît démontrée dans la mesure où toutes les études qu’on a pu faire dans diverses circonstances montrent que les conduites déviantes ou erratiques sont la conséquence normale des situations où la liberté de l’individu n’est pas limitée par un système de règles. Pour préciser et affirmer cette théorie féconde, la voie paraît être l’analyse de la genèse de l’anomie. Cela a été fait dans le cas des phénomènes de transplantation. Cela pourrait et devrait être fait à propos des phénomènes de changement social dont l’analyse est si importante à notre époque.

anomie [ anɔmi ] n. f.
• 1885; gr. anomia
Didact. Absence d'organisation ou de loi, disparition des valeurs communes à un groupe. Adj. ANOMIQUE , 1893 .

anomie nom féminin (grec anomia, désordre) Désorganisation sociale résultant de l'absence de normes communes dans une société. (Notion élaborée par Durkheim.) ● anomie nom féminin (grec anomos, sans lois) Petit mollusque bivalve des rivages à la coquille arrondie, percée d'un trou pour la fixation aux supports.

anomie
n. f. SOCIOL Absence ou désintégration des normes sociales.

I.
⇒ANOMIE1, ANOMYE, subst. fém.
ZOOL. Genre de mollusques vivants ou fossiles, à deux valves inégales, et voisins de l'huître :
Les anomyes, les unio, les spondiles, les cames et plusieurs autres ont une ou deux dents sur une valve seulement, et elles sont reçues dans des fossettes correspondantes de la valve opposée.
CUVIER, Leçons d'anat. comp., t. 1, 1805, p. 415.
Rem. Attesté ds la plupart des dict. gén. du XIXe et du XXe s. sous la forme graphique anomie rencontrée aussi chez CUVIER, ibid., p. 419.
PRONONC. ET ORTH. :[]. Ac. 1798 emploie comme vedette la forme au plur. : anomies.
ÉTYMOL. ET HIST. — 1762 subst. fém. plur. zool. (Ac. : Anomies. Coquilles fossiles, dont on ne connaît point les analogues vivans); 1792 id. (Bruguière ds Encyclopédie méthodique, Hist. naturelle des vers, Panckoucke, Paris, t. 1, p. 69 : Anomies. Genre de coquilles multivalves).
Composé du rad. du gr. « sans lois », d'où « irrégulier »; suff. -ie.
BBG. — BOUILLET 1859. — PRIVAT-FOC. 1870.
II.
⇒ANOMIE2, subst. fém.
PHILOS. Absence de normes ou d'organisation stable; désarroi qui en résulte chez l'individu :
1. En raison de la variété de ses formes, du caractère concret et libre de ses manifestations, de la facilité et du nombre des entrées ou des sorties qu'il ouvre à la circulation des intelligences, il [« l'esthétisme »] marque sans doute une étape de plus dans le développement de l'anomie intellectuelle et morale : brisant les cadres toujours étroits de la dialectique technique, et se répandant sur tous les domaines de la philosophie, de la science et de la religion, il comprend merveilleusement que le temps des questions d'école ou des hérésies partielles est passé, ...
BLONDEL, L'Action, 1893, p. 18.
2. ... si l'anomie est un mal, c'est avant tout parce que la société en souffre, ne pouvant se passer, pour vivre, de cohésion et de régularité. Une réglementation morale ou juridique exprime donc essentiellement des besoins sociaux que la société seule peut connaître; ...
DURKHEIM, De la Division du travail soc., 1893, p. VI.
P. ext. Contestation de la société, soit par refus de toute société, soit par désir de la réformer :
3. 1° Terme proposé par Durkheim au début du XXe siècle pour caractériser la conduite délinquante ou criminelle. Dans ce sens, on dit aujourd'hui dissocialité ou asocialité. Le terme implique le rejet de toute règle sociale; 2° dans un sens plus large, Merton a désigné par anomie tout refus de la loi telle qu'elle est, ce qui étend le mot à toute révolte contre la forme historique de la société, en vue de sa transformation positive.
MUCCH. Sc. soc. 1969.
Rem. Attesté ds Lar. 20e-Lar. Lang. fr., Pt ROB., ROB. Suppl. 1970.
DÉR. Anomique, adj. a) Non organisé : ,,Chapitre premier. La division du travail anomique : jusqu'ici, nous n'avons étudié la division du travail que comme un phénomène normal; mais, comme tous les faits sociaux et, plus généralement, comme tous les faits biologiques, elle présente des formes pathologiques qu'il est nécessaire d'analyser.`` (DURKHEIM, De la Division du travail soc., 1893, p. 343; 1re attest. du mot, dér. du rad. de anomie, suff. -ique). b) Provoqué par l'anomie; suicide anomique (DURKHEIM ds LAL. 1968) : ,,... quels sont les rapports possibles entre la conscience collective d'un côté et de l'autre les manifestations mécaniques, organiques, ou anomiques de la société?`` (Traité de sociol., t. 1, 1967, p. 65); attesté ds Lar. 20e, Lar. encyclop., ROB. Suppl. 1970.
ÉTYMOL. ET HIST. — 1884 sociol. (GUYAU, Morale sans obligation ni sanction, p. 230 ds LAL. 1968 : Cette hypothèse [sur les fins dernières de la vie morale] peut varier suivant les individus : c'est l'absence de loi fixe, qu'on peut désigner sous le nom d'anomie pour l'opposer à l'autonomie des Kantiens).
Empr. au gr. « violation de la loi, absence de lois, désordre » (PLATON, Rsp., 575a ds BAILLY).
STAT. — Fréq. abs. littér. : Anomie. 11. Anomique. 1.
BBG. — BIROU 1966. — Foi t. 1 1968. — FOULQ.-ST-JEAN 1962. — LAL. 1968 (et s.v. anomique). — MUCCH. Sc. soc. 1969. — Psychol. 1969. — Sociol. 1970. — TEZ. 1968. — YAM.-KELL. 1970.

1. anomie ou anomye [anɔmi] n. f.
ÉTYM. 1762; du grec anomia « absence de loi ».
Zool. Mollusque lamellibranche (Anisomyaires) assez semblable à une huître, mais à coquille très mince et très irrégulière (d'où son nom). || L'anomie est un destructeur d'huîtres. Syn. régional : estafette. || Anomie pelure d'oignon, nom courant de l'Anomia ephippium (Linné), de couleur brun clair et blanc.
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2. anomie [anɔmi] n. f.
ÉTYM. 1885, Guyau; du grec anomia « absence de loi; désordre »; le mot est sans rapport étym. avec norma « norme ».
Didact. Absence de norme sociale, d'organisation, de loi.
0 L'absence de loi fixe, qu'on peut désigner sous le nom d'anomie, pour l'opposer à l'autonomie des Kantiens.
Guyau, la Morale sans obligation ni sanction, p. 230, in Lalande.
DÉR. Anomique.
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3. anomie [anɔmi] n. f.
ÉTYM. 1947; de an- (→ 2. A-), et onoma « nom », pour anonomie.
Psychol. Forme d'aphasie caractérisée par l'incapacité de nommer les objets ou de les reconnaître lorsqu'ils sont nommés, sans perte de la capacité de les identifier à l'examen.

Encyclopédie Universelle. 2012.