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ANATOMIE ARTISTIQUE
ANATOMIE ARTISTIQUE

L’histoire de l’art atteste la position privilégiée que tient le corps humain dans l’inventaire du monde. Du bonhomme de neige à l’Apollon du Belvédère, des gribouillages enfantins aux anatomies de Vésale, des masques nègres aux bronzes des héros socialistes, tout un univers de la figuration pose le problème des fonctions de l’art et de ses rapports avec le savoir. L’art rend le monde habitable dans un champ mouvant de conventions collectives qui renvoient aux demeures discursives du mythe. C’est pourquoi les formes et les styles figuratifs peuvent être, d’un temps à l’autre, si radicalement étrangers et répéter d’interminables généalogies de fantômes dans l’espace fabuleux du musée.

Créer une image du corps humain c’est le connaître d’abord en quelque manière, prendre donc une distance avec lui; c’est aussi, pour l’artiste, manifester l’intégration spatio-temporelle de son propre individu. Figurer donne à voir l’expression contingente, mais significative, d’un ajustement des fonctions psychomotrices à un espace culturel et historique. Représenter objective la difficile souveraineté du moi corporel, pour et dans la conscience de la vie. Le raffinement technique n’est pas en cause, ou si peu: le faiseur d’idoles place toujours en un lieu singulier une image suffisante tirée de la matière chargée de pouvoirs, ou du moins de sens. La main l’a façonnée dans un espace palpable où elle est identifiable et signifiante.

L’enfant déjà, surtout le garçon, quand il modèle de légère neige un bonhomme «patatoïde» que surmonte une petite boule en guise de tête, identifie sans rature le viril modèle imaginaire devant lequel il se place bientôt en position phallique, s’employant à le détruire par des projectiles de la même neige auparavant plastique. Attitude magique peut-être, rituelle aussi, dans ces jeux salubres, à des âges où la présentation graphique obéit par ailleurs au régime du «réalisme intellectuel».

De tels comportements puérils éclairent la genèse d’une dialectique de la figuration: connaître et se reconnaître. Figurer dans une matière complaisante mais trompeuse, c’est éprouver la résistance de la nature et rencontrer, près de l’échec qui menace, des frustrations structurantes. Figurer l’image humaine, c’est se reconnaître comme agent singulier; c’est choisir son rôle et identifier sa fonction dans un univers de relations. En manifestant son pouvoir sur les choses, le modeleur institue, ou du moins mime sa domination sur les autres vivants, et la distance symbolisante que l’homme prend par rapport à son environnement, il l’actualise dans sa représentation de la nature.

Le souci d’une anatomie artistique formulée comme théorie autonome naît sur les vestiges des discours magiques. La conscience réflexive pense la totalité de toutes les parties d’un monde où le corps de l’homme est spécifié par des relations qu’il noue avec le tout cosmique. Inscrit dans l’inventaire des choses, l’organisme devient l’objet de spéculation et sa représentation référable à une théorie. Le modèle peut désormais être conçu loin des ateliers et procéder d’une réflexion théorique. Dans leurs figures divines, les Grecs ont cru exhiber l’essence mathématique de la beauté, et les académiques du siècle des Lumières donnent à «imiter» une nature idéalement recomposée. Mais le débat est proprement interminable entre l’angoisse existentielle et les modèles du monde qu’invente chaque société. Vivant, cause éventuelle de vie, l’artiste qui choisit de créer, plutôt que de procréer, refait le monde dans un projet imaginaire. Du jour où il se réfère à une anatomie, il perpétue, répétiteur conscient des types de l’espèce, une tension féconde entre anthropométrie et technique.

C’est que le simulacre doit davantage peut-être aux autres images qu’à l’imitation naïve de la nature visible. L’ordre de la convention technique l’emporte sur celui de la perception immédiate, laquelle est déjà élaboration mentale de l’espace. L’art, quoiqu’on dise, commence avec l’apprentissage d’un vocabulaire technique et l’expérience d’un répertoire formel. Il n’y a effectivement pas d’œil innocent capable de directement reproduire des formes naturelles par la main conjointe. L’image est substitut, et toute fonction de substitution passe par l’intellect. Ce n’est pas par simple économie que les cahiers de modèles ont envahi ateliers et académies. Le classicisme est l’imitation du type des objets singuliers, et donc la reconnaissance de structures idéales. Tradition déjà fortement établie quand Plotin déclarait que «les arts n’imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d’où est issu l’objet naturel».

Si l’art académique a lié son sort aux progrès de l’anatomie, celle-ci, en retour, est grandement tributaire de la représentation graphique. C’est à elle que les anatomistes ont dû, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, de pouvoir constituer non point tant un répertoire de formes organiques qu’un classement (au double sens de mise en ordre et de mémoire) des relations entre les parties des corps. Et ce classement enchérit en valeur pédagogique dès lors que les techniques de gravure et d’impression ont permis de multiplier des planches conformes: progrès révolutionnaire aux innombrables conséquences puisque, de la sorte, furent transmis et diffusés, sans altération, un savoir technique, une codification de types naturels et des théories de la structure organique.

Le rôle des artistes a été déterminant dans l’histoire de l’anatomie; la raison en est qu’ils s’efforcèrent de donner une expression graphique cohérente des volumes, soit par le rendu perspectif, soit par des projections réglées. Ce sont les progrès des arts du dessin qui permirent, pour une grande part, de rendre compte de l’agencement des organes et de méditer sur leur société. La détermination des structures se trouve favorisée, en raison des perfectionnements de l’instrument graphique; achevés dans l’illustration technique au XIXe siècle, ils communiquent à l’enquête de l’anatomiste des désirs accrus de précision et des habitudes de discrimination plus aiguë.

1. Stéréotypes et proportions

L’émotion esthétique que procure un bel ouvrage nous masque les procédés de l’art: le brouillon est de loin plus révélateur que l’œuvre achevée. Esquisses et cahiers de modèles rendent compte de l’aventure technique productrice d’illusions. Les études préliminaires des grands maîtres témoignent de ce que le génie ne renonce aucunement aux trucs d’ateliers. Le métier en foisonne, et Valéry proclame bien haut que «l’enthousiasme n’est pas un état d’âme d’écrivain». Le premier jet d’une composition plastique n’exclut pas le schématisme des composants. Dans leurs esquisses, tout comme de sages débutants, Léonard, Véronèse ou Rembrandt ont parfois jeté des têtes simplifiées en forme d’ovoïde, griffées seulement d’une croix incurvée. Ainsi se répète le vocabulaire formel primitif de l’enseignement académique. Le recours à ces notations élémentaires, à des stéréotypes, par les plus grands maîtres, ne répond pas, comme l’a bien vu Gombrich, à une quelconque dégradation de l’éthique artistique, mais à la nature même de l’opération créatrice qui suppose une perception analytique. La tête schématique que l’on propose aux dessinateurs novices est un canevas fondamental sur lequel l’artiste organise les singularités spécifiques de son modèle et recompose, par juxtaposition de signes, une image de l’ordre naturel. Que l’on puisse dessiner une figure sans passer par l’étape du schéma matérialisé signifie seulement que son inscription est parfois redondante. Mais sa fonction informative est toujours active, et il y a dans toute opération de figuration une mémoire technique que transmet la médiation didactique des schémas.

Bien entendu, ceux-ci peuvent changer selon les époques. Les hommes imitent ce qu’ils voient et, avant tout, ils voient ce qu’ils croient. Raison pour laquelle l’art est une voie d’approche, biaise mais fructueuse, de l’histoire des idées. Le modèle technique est une analyse de la nature telle qu’elle est projetée sur la toile de fond idéologique de chaque culture.

Qui dit modèle invoque une théorie des proportions. Mais on ne saurait en donner l’explication sans distinguer divers champs d’opérations.

Ce ne sont pas les normes anthropométriques qui déterminent nécessairement les types idéaux. Il y a plus: un type donné de proportions ne peut directement et simplement informer une œuvre d’art; son apparition est nouée à un réseau de «gênes exquises», à un enchaînement de conditions proprement techniques. Pour discerner la valeur d’usage des stéréotypes, il faut se représenter les obstacles que doit surmonter le statuaire qui, hors de tout délire expressionniste, entend figurer un modèle vivant. À moins de supposer un sujet catatonique, l’objet de la représentation sera toujours peu ou prou animé de mouvements organiques qui varient constamment la forme des contours. En outre, l’image optique qu’en a l’artiste comporte des effets de raccourcis dépendant de la position et de la distance du modèle. Enfin, la représentation de l’objet, la statue, sera elle-même vue plus ou moins déformée selon la situation du spectateur; effet non négligeable dans les cas des statues haut juchées. Alors, le sculpteur prévoyant opère des corrections, à la manière des architectes grecs qui avaient soin d’adapter dans les temples péristyles la forme, le site et les dimensions des colonnes d’angle. Enfin, veut-il rendre un mouvement, le sculpteur doit choisir une attitude critique, qui n’est généralement calquable sur aucune des postures du modèle vivant.

Toutes ces conditions techniques contribuent à éloigner la norme purement anthropométrique de la norme technique et esthétique; ce qui explique pourquoi les académies ont constitué en modèles les mesures et les proportions des antiques elles-mêmes. Choix qui rencontre l’opinion d’Alain quand il dit que «les rapports de la forme humaine à l’œuvre sont bien cachés, et que la ressemblance n’en est qu’un cas méprisable».

Nous sommes très inégalement documentés sur les diverses familles de modèles qui ont structuré les grands styles historiques. Certes, les égyptologues ont recueilli maints documents figurés qui rendent compte du régime des codifications formelles de l’art du Nil. Mais la Grèce archaïque ne donne à spéculer que sur les œuvres seules, et ce n’est que pour le classicisme et ce qui s’ensuivit que de trop brefs écrits jettent un peu de lumière sur les théories esthétiques des contemporains. De Byzance et du Moyen Âge occidental, on a recueilli quelques rares textes didactiques, et de non moins rares documents graphiques. Il faut attendre la Renaissance, sa grande activité érudite et la floraison de l’académisme, enfin, pour jouir d’une foison de modèles et de savants commentaires.

2. Du réseau égyptien au canon de Polyclète

L’effigie est communément produite chez les Égyptiens dans une intention magique. Beaucoup de leurs images n’étaient pas faites pour la vue; enfouies dans la nuit du sépulcre, leur mission était de capter et supporter une vie d’au-delà. De l’homme, une forme symbolique est conservée, libérée du temps et, par conséquent, de la représentation organique. Invariablement, la plastique égyptienne met en œuvre des schémas de projection qui permettent de produire, à la manière d’une architecture, des effigies de dieux, d’hommes, d’animaux ou de chimères. L’imagier traçait un réseau de carrés, l’homme érigé se superposant à dix-huit empilements dans les dispositifs les plus anciens, à vingt-deux dans les plus récents. Préalablement construit à l’échelle du mur à décorer ou du bloc à sculpter, ce réseau déterminait certains points remarquables du corps et en fixait la forme. Procédure toute conventionnelle qui, durant des siècles, confère à la plastique égyptienne son étonnante permanence stylistique. Un papyrus fameux de Berlin atteste la tranquille assurance avec laquelle les artistes mettaient en œuvre cette codification. Il s’agit d’une épure pour un sphinx accroupi qui retenait dans ses pattes antérieures une petite figure érigée. Le projet est présenté en vue frontale, en profil et en plan au sol. Le contour de la déesse est inscrit dans un réseau de vingt-deux mailles verticales, construits à une autre échelle que pour le sphinx. Exemple probant d’une plastique qui se constitue sur un schéma de construction.

Différente, chez les Grecs, est la fonction de l’art; elle suppose d’autres rêveries et d’autres moyens. À l’âge classique, la statuaire tend à la représentation d’une idéalité esthétique de l’homme pris dans sa spécificité et sa consistance organiques. L’homme est bel et bien incarné, mais dans un monde qui a une structure chiffrée, et dont l’astronomie donne la clé, avec la géométrie. Et la beauté de cet homme, reconnue et vénérée sur des stades, c’est l’approximation d’un modèle idéal d’essence numérique. Des textes anciens soutiennent cette interprétation. Galien relate les opinions de Chrysippe pour qui «la beauté consiste [...] dans l’harmonieuse proportion des parties, celle d’un doigt à l’autre, de tous les doigts au reste de la main, de celle-ci au poignet, de celui-ci à l’avant-bras, de cet avant-bras à tout le bras, enfin de toutes les parties à toutes les autres, comme c’est écrit dans le canon de Polyclète».

Dans le faible murmure de théories qui nous vient des Grecs, ce canon parle haut, avec l’écho tardif et imparfait de Vitruve. De Polyclète lui-même, on certifie cet énoncé: «Le beau est engendré par minimes transitions au moyen de beaucoup de nombres.» Et la tradition assure qu’il avait objectivé dans le bronze son canon arithmétique. Polyclète, avec un allant prométhéen, se donne l’ivresse de former l’étalon stéréométrique de la beauté. Moment critique de l’histoire que celui où se recoupent fugacement l’audace technique et une théorisation cosmogonique, chevillée à la formalisation mathématique. La technique de l’illusion se nourrit alors de l’illusion du déchiffrement. Ce qui était tenu pour un modèle métaphorique du monde, un corps défini par des vertus astronomiques, n’était qu’un modèle expérimental satisfaisant. Équivoque qui grévera toutes les tentatives ultérieures d’enfermer inexorablement dans le seul nombre l’essence de la beauté.

Perdue la statue canonique, il reste du moins des répliques des œuvres de Polyclète et le Doryphore , tenu pour un original. Mesuré scrupuleusement, on y a pu déceler un certain nombre de rapports numériques simples des parties à la hauteur totale. Les érudits de la Renaissance ne manqueront pas de reprendre ce projet de la fixation d’un canon idéal; sa recherche sera subordonnée à d’interminables spéculations de type pythagoricien sur les harmonies numériques et les consonances acoustiques avec, bien entendu, en arrière-fond, toute une tradition cosmologique.

3. Le schématisme médiéval

Auparavant, les artistes médiévaux, comme les byzantins, eurent recours, dans la construction de leurs figures, à des procédés graphiques qui, s’ils aboutissent à la conservation de quelque canon, ne correspondent pas à celui des Anciens. Au lieu de noter les fractions proportionnelles d’un type idéal, ils ont procédé par simple composition technique d’un même module. Fructueuse simplification planimétrique qui contribue par ailleurs à figer des traditions d’atelier. Un autre type de moyen technique est celui qui a rendu célèbre l’album de Villard de Honnecourt, un schématisme régulateur qui constitue, selon les intentions mêmes de l’auteur, une méthode expéditive de dessin. Ici, il n’est plus question de bonne proportion ni de la vérité anatomique, mais plutôt d’une commodité de configuration reliée évidemment à une expérience de dessinateur.

Les lignes indicatrices permettent finalement de situer, les uns par rapport aux autres, les traits signalétiques essentiels, ou de noter des indications gestuelles qui aident à la reconnaissance d’une action, hors d’un souci de représentation proprement organique. Exemple, entre bien d’autres, de pratiques d’ateliers qui, peu à peu, ont perdu tout lien avec les spéculations sur les proportions corporelles qui avaient été vivaces dans la pensée cosmogonique du XIIe siècle, faisant écho aux théories de l’époque hellénistique.

4. Recherches de la Renaissance et références à l’Antiquité

Les débats sur l’essence mathématique de la beauté, et sur ces rapports avec l’ordre du monde, reprennent à la Renaissance dans un climat de mysticisme néo-platonicien qui se suffisait pour ainsi dire à lui-même, et détournait les théoriciens d’investigations proprement empiriques. Dans cet univers quasi mystique, L. B. Alberti et Léonard de Vinci inaugurent un nouveau type d’enquête, une analyse déjà scientifique de la morphologie humaine. Alberti se constitue un système métrique qu’il appelle Exempeda et qui lui permet de patiemment commensurer les divers segments des corps reconnus beaux et dignes d’intérêt.

Pour sa part, Léonard, ayant accumulé une multitude de notations graphiques, entreprend une étude moins métrique que physiologique des corrélations qui unissent les diverses parties du corps. Cependant, A. Dürer va plus loin qu’eux dans l’investissement purement anthropométrique. Il se crée un système très minutieux de mensurations proportionnelles, dont l’ultime élément, le Trümlein , inférieur au millimètre, est difficilement utilisable. Dürer renonce au demeurant à définir un canon idéal, mais est justement conduit à discriminer dans la variété inépuisable des corps plusieurs types. Dans ses Vier Bücher von menschlicher Proportion , imprimés à Nuremberg en 1528, il définit jusqu’à vingt-six combinaisons différentes. En fait, ses déterminations minutieuses préludaient à l’anthropométrie scientifique et s’éloignent de la pratique artistique.

C’est la mise en œuvre de la perspective illusionniste qui accapare l’attention des artistes de la Renaissance, depuis Masolino et Piero Della Francesca. La représentation correcte des corps dans un espace plan était un aussi rude problème, et plus urgent que la définition d’un canon corporel. Dürer a dû éprouver la nécessité de ce programme et s’est appliqué à la fin de sa carrière à développer des modèles stéréométriques; ceux-ci devaient permettre le traitement perspectif de volumes organiques non susceptibles d’une définition géométrique simple. Cette inclusion de segments corporels dans des polyèdres, Lomazzo en attribue l’initiative à Foppa. On sait qu’elle sera pratiquée ensuite par Altdorfer, Holbein et Cambiaso. L’intention de mise en perspective apparaît clairement dans un ouvrage publié par E. Schön en 1538 à Nuremberg, Underweysung der Proportion und Stellung der Possen qui, par ailleurs, exhibe des schématisations graphiques d’attitudes.

On touche ici à la mise en œuvre de trucs d’atelier que l’imprimerie répand, schémas du squelette dans l’ouvrage de Lautensack, Des Circkels und Richtscheyts, auch der Perspectiva und Proportion der Menschen , publié en 1564, à Nuremberg, schémas de construction dans l’encyclopédie des formes vivantes publiée par Van de Passe à Amsterdam, en 1643, sous le titre de Luce del dipingere .

Pour cet auteur, la géométrisation des formes vivantes n’est pas une simple procédure auxiliaire, mais une reconnaissance, une lecture des lois naturelles. Le schéma renvoie au type qui est «providentiellement» constitué de formes euclidiennes.

La schématisation peut cependant être génératrice d’illusions et P. Camper n’a pas de mal, en 1794, à montrer, sur les exemples de têtes schématiques publiées par Preissller en 1734, que certains procédés systématiques de construction violent la correction anatomique.

La doctrine académique va bientôt chercher ses modèles dans la statuaire antique, H. Testelin proclame en 1670, dans les débats de l’Académie de peinture et de sculpture, que «l’étude des belles figures antiques est très nécessaire dans le commencement et même plus avantageuse que le naturel»; et Dandré-Bardon, un siècle plus tard, recommandera au jeune dessinateur «d’employer de temps à autre quelques jours pour mesurer sur les plus belles antiques».

Les artistes n’avaient qu’à puiser dans la mémoire de belles formes réunies dans maintes collections fameuses, avec un zèle passionné, surtout depuis la découverte du groupe de Laocoon en 1506 dans la vigne Aldobrandini.

La perception du monde organique est rapportée par des académies à une pensée normative, dont l’antique paraît longtemps l’insurpassable paradigme. L’art, non seulement discrimine dans le naturel ce qui sera vanté comme la «nature choisie», mais encore il peut la perfectionner. C’est ainsi qu’il faut entendre l’opinion des Richardson dans leur Traité de la peinture et de la sculpture de 1728: «Il y a de certaines choses dans la nature qui sont inimitables; et il y en a d’autres sur lesquelles l’Art peut beaucoup enchérir.»

Mais aux incitations de l’antique vont se joindre d’autres inspirations. Puisque l’imitation de la nature est une affaire d’intelligence, le savoir doit précéder et régler le savoir-faire, c’est le sens de cette remarque des Richardson: «Il est impossible de voir ce que sont les choses, à moins de savoir ce qu’elles doivent être.» C’est que l’artiste avec des matériaux vils et de très peu de valeur peut nous rendre sensible l’ordre du monde, ayant fait l’économie de tous les accidents singuliers et de tous les écarts d’un naturel parfois oublieux de sa norme... «Le but de la Peinture n’est pas seulement de représenter la Nature [...], mais aussi de la relever au-dessus de ce qu’on voit communément [...], à certain degré de perfection qui n’a jamais été ou qui ne sera peut-être jamais réellement, quoique l’on en conçoive la possibilité.»

Finalement, si les modèles anciens sont louables, c’est qu’aux yeux des académiques ils actualisent un ordre parachevé de la nature. Peu à peu se fera jour aussi l’idée que le détour par l’antique (l’archéologie commence à distinguer dans l’antique même divers degrés) peut être économisé par une référence attentive à l’anatomie, et même à l’anatomie animée qu’est la physiologie.

5. Léonard de Vinci, Vésale, l’écorché

C’est dans l’œuvre de Léonard de Vinci que l’on voit se nouer avec éclat la liaison intime du savoir et de l’outil graphique. Dans un même regard, Léonard voit les anatomies artistique et spéculative. Tout ce qui chez lui est théorie aussitôt se convertit en procédé de représentation, dont le produit a lui-même une fécondité heuristique.

D’une dissection, il lui arrive de ne pas seulement donner une image neutre (qui est déjà un schéma opératoire), mais d’interpréter encore son opération, substituant, par exemple, aux dispositifs ostéomusculaires, des systèmes de cordes et de leviers; ce par quoi il exprime mécaniquement des fonctions physiologiques. La figure anatomique naît alors de la rencontre de deux types de problèmes: statique et dynamique corporelles d’une part, expression graphique de l’autre. Entre l’art et la science, point de coupure chez lui, ce qui caractérise généralement le projet humaniste de la Renaissance, conciliatrice du logos et de la praxis .

Mais si riches qu’aient été les investigations de Léonard, elles furent pratiquement sans conséquence historique. Chercheur clandestin dont la problématique s’inscrit dans un univers volontiers ésotérique, ses œuvres demeurèrent trop longtemps inédites pour avoir quelque influence décisive sur l’aventure scientifique et poser, en définitive, d’autres difficultés que celles qui sont attachées à la définition correcte du précurseur.

Il faut attendre 1543 pour voir apparaître, avec Vésale, une œuvre majeure qui marque la première maturité de l’illustration anatomique. Alors concourt pour la première fois, dans un difficile équilibre, la fécondité épistémologique de l’instrument graphique et l’inévitable esthétisation de l’objet qui rend supportable la figuration de l’insupportable. C’est la théâtralisation de l’écorché qui en rend possible la vision avant que la science ne se pare elle-même de vertus esthétiques: Hume ne trouvant rien de plus beau qu’un œil disséqué; Leibniz rappelant que «les ouvrages de Dieu sont infiniment plus beaux et mieux ordonnés qu’on ne croit communément»; et Vicq d’Azyr, en 1786, proclamant la joie du savant qui reconstitue sous ses yeux l’ordre naturel: «Combien de fois, dans le cours de mes recherches, j’ai joui d’avance du plaisir de voir rangés en une même ligne tous les cerveaux qui dans la suite du règne animal semblent décroître comme l’industrie!»

L’œuvre de Vésale marque une étape décisive de la science anatomique, en se détachant d’œuvres antérieures nées avec les formes de culture qui permettront le projet de la Fabrica . Préludant à cette œuvre maîtresse, quelques ouvrages médicaux sont composés avec des images. Il suffit de citer le Fasciculus medicinae attribué à J. Ketham, publié à Venise en 1491, où l’on trouve quelques belles xylographies, mais de médiocre valeur anatomique. En 1493, le Fasciculo di medicina , qui inclut l’Anathomia de Mondino de Liucci, donne, avec une image de femme éventrée, la première figuration d’une structure organique ouverte. Peu après, Magnus Hundt, dans son Anthropologium de hominis dignitate, natura et proprietate , publie une bonne représentation du système intestinal. Le Spiegel der Artzny de Laurentius Phrysen, paru en 1518 à Strasbourg, contient la figure d’un homme aux cavités thoraciques et abdominales ouvertes.

C’est dans l’édition de 1496 du Liber conciliator de Pietro d’Abano que l’on voit apparaître des écorchés partiels qui conservent les signes d’une vie indifférente aux mutilations: système qui dominera jusqu’à la déploration macabre du baroque et disparaîtra avec le ton de neutralité de l’illustration scientifique récente. Le parti est d’une extrême sobriété dans le Conciliator : deux hommes nus, unis de calme amitié, exhibant sans nulle mimique de douleur les plans découverts de l’abdomen. La théâtralisation est accentuée dans les Isagogae breves... in anatomiam humani corporis publiées par G. Berengario da Carpi à Bologne en 1521. L’écorché est présenté sur un fond de décor naturel, tenant la corde de sa suspension; la posture est animée mais non pathétique. Le pathos sera introduit plus nettement par des gravures des trois livres du De dissectione humani corporis de Charles Estienne qui ne paraîtront qu’en 1545, bien que les planches aient été réalisées à partir de 1530. La singularité de ces images tient à ce que souvent les figures nues semblent empruntées directement à des grands maîtres (par exemple le Mars et Vénus gravé par Caraglio, d’après Perino del Vaga). En outre, les parties disséquées ont fait l’objet d’un traitement séparé, et l’on voit clairement la trace de l’insertion du bloc sur lequel sont gravés les viscères ouverts. Il faut encore citer, parmi les œuvres à peine antérieures à la Fabrica de Vésale, la Musculorum humani corporis picturata dissectio de G. B. Canano, qui se distingue parce qu’il figure pour la première fois les muscles selon leurs dispositions physiologiques correctes et ses vingt planches sont gravées sur cuivre, alors que Vésale conservera l’intermédiaire du bois. Les planches de l’ouvrage de Canano furent dessinées par Girolamo da Carpi, bon artiste qui avait travaillé sous Garofalo et Dosso Dossi. Le choix d’une colloboration artistique notoire et notable dénote chez Canano le même désir que fera triompher Vésale.

L’intérêt que manifeste Vésale pour l’instrument graphique apparaît, dès 1538, avec les figures schématiques des Tabulae anatomicae sex imprimées à Venise, mais qui seront bientôt imitées à Marburg, Augsbourg, Cologne, Francfort et Paris. Succès qui heurtait certainement les convictions de maîtres contemporains comme Sylvius, Fernel ou Günther d’Andernach: ils étaient en effet fanatiquement attachés à la parole comme beaucoup de savants du temps, pour qui la répétition des textes antiques récemment récupérés figurait le mode suprême de l’activité intellectuelle; l’imagerie était alors pour beaucoup d’entre eux une forme subalterne de la communication, quand elle n’était pas le propre des charlatans. Les Tabulae et leurs contrefaçons, qui connurent beaucoup de succès auprès des étudiants, marquent une innovation radicale dans l’enseignement. Trois des planches représentent le système physiologique de Galien, auquel Vésale reste longtemps attaché (il avait réédité en 1538 les Institutiones anatomicarum secundum Galeni sententiam ad candidatos medicinae libri quatuor de J. Günther d’Andernach). Le projet des Tabulae est somptueusement développé dans les De humani corporis fabrica libri septem , publiés à Bâle en 1543 et réédités en 1555. L’ouvrage consacre une approche radicalement nouvelle de l’anatomie, dont le sens ne sera jamais remis en question. L’apport scientifique sera examiné plus loin. C’est l’usage de l’instrument graphique qui nous intéresse ici, et Vésale en donne la justification dans sa préface: «Pour que mon œuvre ne soit pas sans profit pour ceux qui sont privés de la vue directe, j’ai développé assez longuement les passages touchant au nombre, à la situation de chaque partie du corps humain, à leur forme, leur consistance, leur connexion avec les autres organes [...], et j’ai inséré dans le texte des images si fidèles qu’elles semblent placer un corps disséqué devant les yeux de ceux qui étudient les œuvres de la Nature [...]. L’opinion de certains me vient à l’esprit, qui condamnent délibérément le fait de donner à voir aux étudiants des choses naturelles, des dessins, si excellents soient-ils, non seulement des plantes, mais aussi des parties du corps humain; qu’il importe, en ces matières, d’apprendre non d’après des images mais par la dissection soigneuse et l’observation. Je me rangerais volontiers à leurs avis, si ces images très fidèles [...] avaient été faites dans le dessein d’encourager les étudiants à se contenter des planches et à s’éloigner de la dissection des corps. Mais la vérité n’est-elle pas plutôt [...] que j’exhorte les candidats à s’y livrer de leurs propres mains [...]?» Et, après avoir réaffirmé la nécessité du contact opératoire direct avec l’objet naturel, il renchérit sur l’importance de la représentation graphique dont les avantages ont déjà été reconnus dans d’autres disciplines: «Il n’existe personne qui n’ait éprouvé, en géométrie et dans les autres disciplines mathématiques, combien les figures contribuent à l’intelligence de la doctrine. Ne placent-elles pas sous les yeux l’objet plus exactement que le discours le plus explicite?»

L’instrument graphique éprouvé dans les sciences exactes et perfectionné dans les ateliers de la Renaissance, Vésale saura l’appliquer à l’analyse systématique des corps animés. Son objet, c’est la structure qu’il faut démêler et exhiber, en écartant le syncrétisme cher aux pansophistes du XVIe siècle. Par là, il engage décisivement l’avenir scientifique, en donnant à la «philosophie naturelle» un nouvel instrument de mémoire artificielle; en outre, la soumission des structures vitales à l’instrument graphique facilitera le développement de conceptions iatro-mécaniciennes qui décrivent les organismes comme des mécanismes animés.

La Fabrica est un gros volume in-folio de 663 pages, qui contient plus de 300 figures sur bois dues à une ou plusieurs mains de grand talent. Leur attribution est controversée. La collaboration de Jan Stephan Van Kalcar, Hollandais établi à Venise, fait peu de doute. Dans le «proemio» de la première des Tabulae , Vésale rend hommage à «Joannes Stephanus, insignis nostri seculi pictor ». Et la mention «sumptibus Johannis Stephani Calcarensis » apparaît dans le colophon. Vasari, dans l’édition de 1568 des Vite , parle de onze grandes planches d’études anatomiques et de dessin gravées sur cuivre... ce qui n’éclaire pas la question! On a récemment avancé que le grand Titien lui-même avait pu participer à l’ouvrage. Il a effectivement pratiqué la gravure sur bois de 1508 à 1568. A. Caro évoque au XVIe siècle des figures anatomiques du Titien; Bonavera, au siècle suivant, lui attribue dix-sept planches anatomiques. Il y a dans la Fabrica des figures de myologie qui font irrésistiblement songer à la posture d’un saint Sébastien peint par le Titien, dans un polyptique de 1522, qui est à Brescia. Mais là se limitent les indices, et l’on peut s’étonner que la participation présumée d’un si grand maître au chef-d’œuvre de Vésale n’ait pas été clairement louée par les contemporains.

Aussi est-on conduit à supposer que plusieurs mains ont contribué, dans le cercle du Titien, à donner les belles xylographies de la Fabrica où s’affirme brillamment un parti luministe en vogue dans la Venise du cinquecento: grâce à un jeu savant de tailles croisées, les valeurs sont expressivement rendues dans des contours menés avec beaucoup de sûreté. Certains auteurs comme W. M. Ivins Jr. ont d’ailleurs insisté sur l’importance décisive de la participation des artistes, en réduisant quelque peu le mérite de Vésale lui-même.

Quelles que soient les participations respectives, il faut rappeler les caractères fondamentaux de l’iconographie vésalienne.

Le système anatomique est exposé dans son entier, non par régions, mais par appareils. Ce parti aboutit à donner une image totale et «animée» de la structure (fabrica ), en rapport avec les fonctions. Le choix d’attitudes singulières, d’où le pathos n’est pas banni, tout particulièrement dans le livre de myologie, ne répond pas seulement à un besoin d’esthétisation, attesté par ailleurs dans le décor des paysages ou dans le choix de modèles antiques pour supporter les figures de dissection; c’est aussi en vue de mieux rendre les structures que le dessinateur a produit ces écorchés hallucinants, qui ont fait la célébrité de la Fabrica .

Parmi les traités postérieurs, beaucoup conserveront une iconographie pittoresque qui traduit bien, avec le sens diffus de la vie, la participation dominante des artistes dont les modèles assurent une vision graphique cohérente. Mais ces images anatomiques sont souvent «moralisées» par une armature allégorique; les accumulations de viscères et d’organes sont alors l’objet d’une mise en scène qui rend compte de la destinée humaine et répond à l’«insolente fécondité de la mort baroque». Toute une imagerie anatomique est insérée dans de savants traités, exprimant à la fois des structures dégagées au scalpel et une rhétorique pieuse. Comme si l’ouverture glorieuse, car savante, de notre royaume propre et l’exhibition de la société des organes devaient être balancées par le rappel de notre insécurité! Au XVIIIe siècle cependant, l’illustration anatomique se développera avec d’autres techniques de gravure, et sur d’autres registres, soit que l’image tende au schéma technique avec une pente vers la régionalisation, soit que l’on multiplie les planches d’écorchés souriants, destinés à la curiosité des gens du monde.

Mais pour se rapprocher de la froide correction graphique des planches didactiques récentes, il faut attendre, au XIXe siècle, que l’anatomie soit institutionnellement coupée de l’enseignement de la physiologie, qu’elle renonce parfois à l’importation de ses concepts et qu’elle se fasse, sinon neutre, du moins résolument et uniquement descriptive.

Plusieurs artistes se sont adonnés personnellement à la dissection, plus particulièrement de grands maîtres italiens de la Renaissance, comme Pollaiuolo, Léonard, Michel-Ange et vraisemblablement Raphaël. Leur exemple fut peut-être suivi dans le cercle des Carrache avant de se perdre presque complètement. Et l’on est frappé de lire dans des notes autobiographiques de Sonia Delaunay qu’en 1903 et 1904 «elle allait aux cours d’anatomie artistique pour voir sur des cadavres la structure et les attaches des muscles»; fréquentation non inutile, puisque «cette discipline l’a marquée pour toujours, en la forçant d’avoir une base constructive, ce qui donne plus de force à l’expression plastique et bannit le hasard, l’indécision et la facilité». Mais la majorité des artistes se sont satisfaits de parfaire leur science de la myologie d’après des écorchés, ces modèles en plâtre de figures dépouillées de la peau, qui se répandent au XVIIIe siècle à des fins didactiques.

Leurs antécédents ne sont pas les représentations antiques de l’écorchement de Marsyas, encore moins les peintures médiévales de supplices, mais des statues du XVIe siècle. Les plus fameuses sont l’Écorché dansant de Baccio Bandinelli et le Saint Barthélemy exécuté par Masa d’Agrate, en 1562, pour le dôme de Milan. Cette dernière œuvre, tout au moins, n’avait pas de fonctions didactiques. Les «maniéristes» représentèrent avec une certaine complaisance des images d’écorchés qui répondaient à leur goût de l’insolite (que l’on songe aux gravures de Viret, actif à Fontainebleau vers 1536, qui fut sans doute influencé par les dessins de Rosso). Mais ce goût était inséparable, en France, d’une inclination au macabre qui transparaît dans la grande statuaire funéraire.

L’origine propre de l’écorché pédagogique doit être cherchée dans les modèles anatomiques de membres que l’on trouvait au XVe siècle dans des ateliers florentins, celui de Verrocchio notamment. Il est difficile de dater l’apparition des premiers écorchés spécialement destinés à l’enseignement. On sait que le grand anatomiste Volcher Coiter en possédait un vers 1575, et l’on conserve au Kunsthistorisches Museum de Vienne un écorché contemporain dû à W. Van des Broeck. Dans son adaptation de Philostrate, en 1579, Blaise de Vigenère parle de trois figures en cire noire, l’une montrant «l’homme vif», l’autre «comme s’il estoit écorché, les muscles, nerfs, veines, artères et fibres», la troisième «figurant le squelette». À Pise, en 1594, Pierre Francheville se fit remarquer par un modèle anatomique démontable où, selon Baldinucci, on pouvait successivement découvrir la carnagione , le corpo scorticato et la nuda ossatura (sans doute s’agissait-il d’un objet de curiosité plutôt que d’un matériel proprement pédagogique). Le premier grand écorché didactique, on le doit à Bouchardon qui fit une statue aussi grande que les atlantes d’Ercole Lelli pour la chaire de l’Archigymnase de Bologne (1734). Cependant, les écorchés de Houdon («au bras tendu», 1767, «au bras levé», 1790) constitueront le type de l’écorché multiplié dans les écoles et les ateliers. Il exhibe assez correctement l’agencement ostéomusculaire de la machine corporelle dont Flaxman écrit dans ses Lectures on Sculpture qu’«elle doit être comprise avant d’être imitée».

La valeur didactique accordée aux écorchés répond à un savant endoctrinement de type académique. Celui-ci rencontra néanmoins quelques oppositions; Bellori dans sa Vita di Carlo Maratta , publiée à Rome en 1732, reproche aux artistes de trop rechercher le nu sous la peau, et Diderot appréhende que l’écorché «ne reste perpétuellement dans l’imagination, que l’artiste n’en devienne entêté de se montrer savant [...] qu’on ne le retrouve jusque dans les figures de femmes». Sagace avertissement sur l’inévitable attraction que créent les modèles.

Cependant, c’est, avec le souci de l’action humaine idéale, l’encyclopédie d’une bonne organisation qui, dans la tradition académique mûrie, doit déterminer l’œil des artistes. Cette science anatomique, avec tout son attirail pédagogique de plâtre et d’estampes, ils la reçoivent en partage; l’espérance de perfectionner la nature est leur horizon qui touche au ciel d’une archéologie idéalisée, celle des exemplaria graeca où les statues s’immortalisent «par la grâce de leurs mouvements et la vie dont elles paraissent animées» (E. David).

Le tribut que l’artiste doit payer à la «philosophie naturelle», les théories du XVIIIe siècle le lui rappellent avec insistance. C’est, par exemple, Dandré-Bardon qui réclame du peintre «les connaissances de la disposition et de la forme des os, de l’origine de l’insertion et de l’office des muscles», sans quoi «on ne saurait donner à chaque objet animé le caractère qui lui convient, selon ses divers mouvements et sa constitution particulière». Il ne s’agit pas à proprement parler d’imiter un modèle idéal, mais bien de savoir pour pouvoir rendre compte véridiquement d’organisations singulières dont «on ne peut exprimer la différence que par le juste développement des ressorts secrets et variés dont la Nature est composée». Près de trois siècles après Léonard et Dürer, l’artiste se voit invité à constituer une physiologie en images. Déjà en 1567, Vincenzio Danti, dans son Trattato delle perfette proporzioni , réclamait du peintre qu’il décelât dans le corps imité «l’intenzione della natura »; cette intention se manifeste par «la beauté qui se voit et resplendit dans les membres et les autres choses aptes à atteindre leur fin». L’artiste, deux siècles plus tard, est toujours invité à se livrer à «l’étude la plus assidue des lois de la nature», comme l’écrivent, en 1779, Goiffon et Vincent dans leur Mémoire artificielle des principes relatifs à la fidèle représentation des animaux : «Le système de la machine» corporelle doit être médité, autant dire les fonctions. Dans le prolongement de la pensée de Hume s’impose l’ancienne théorie fonctionnaliste de la beauté naissant d’un accord de la forme et de la fonction.

Selon les termes mêmes des auteurs de la Mémoire artificielle , «c’est dans cette forme de ressort, la plus convenable mécaniquement parlant aux fonctions, que réside la vraie beauté corporelle». Et l’on ne s’étonnera pas de voir en 1797 Goethe, dans ses notes Sur le Laocoon , affirmer que «les œuvres d’art les plus éminentes que nous connaissions nous montrent des natures vivantes d’une organisation supérieure. On attend avant tout la connaissance du corps humain dans ses parties, ses masses, ses destinations intérieures et extérieures, ses formes et ses mouvements en général».

6. Mannequins, modèles et académisme

Les modèles schématiques s’apparentent par ailleurs à l’usage des mannequins, qui se développe à partir du XVIe siècle.

Jan Steen et Vermeer sont parmi les plus connus des artistes qui usèrent assez volontiers de cet auxiliaire. Ils ne furent pas les seuls et l’on peut encore citer, parmi bien d’autres, P. Aertsen, P. Codde, G. Dou, P. de Hooghe, G. Metsu, C. Netscher, P. Slingelandt, G. Terborch, E. de Witte. Il semble bien qu’il faille aussi compter parmi les initiateurs de cette pratique des artistes aussi fameux que Ghirlandaio, Fra Bartolomeo et Dürer. Ces maîtres surent cependant corriger la raideur d’attitude du mannequin articulé au moyen d’études dessinées sur le modèle vivant. L’artifice saute aux yeux dans les autres cas; l’impression de vie fait très souvent défaut, les regards, tout particulièrement, ne semblent pas se répondre et la séduction du moment scénique manque cruellement.

On a pu retrouver dans l’attirail fossile des ateliers un certain nombre de ces anciens mannequins articulés: la plupart ont quelque vingt-cinq centimètres de haut, d’autres le double; il y a lieu de penser qu’on en utilisa de grandeur nature. Le prix et la solidité de ces modèles articulés firent qu’ils servirent souvent à plusieurs générations de peintres. C’est pourquoi des mannequins anciens de proportions maniéristes, aux membres allongés et terminés en pointe, firent survivre en plein XVIIIe siècle des types corporels bien antérieurs. L’emploi de ces personnages ne pouvait, de toute façon, avoir de sens que dans des recherches préliminaires d’attitudes ou pour des études de draperies. Leur existence est bien représentative de la dégénérescence du travail d’atelier où la division des tâches se substitue au feu du génie.

Aujourd’hui, le mannequin articulé est sorti de l’atelier. Il peuple les vitrines et célèbre les accordailles du textile et du profit. Son statut d’automate arrêté valorise l’étoffe qui le vêt. Il est remarquable qu’on accorde la même dénomination aux êtres animés chargés de représenter le type souverain de beauté proposé à la foule hétérogène. Distant et impératif, le mannequin incarne une image culturelle qui réunit les thèmes de l’efficacité aux motifs d’un sur-moi exotique. Simple anatomie ambulante, plus ou moins vêtue, le mannequin, dans sa béatitude ordonnée, offre la panoplie de l’intégration culturelle de l’individu à l’univers de la série industrielle.

Les cahiers de modèles ne nous démontrent pas seulement la pédagogie des arts du dessin; ils nous dévoilent aussi des types idéaux de la perfection plastique qui se sont imposés avec plus ou moins de faveur aux époques et dans les pays qui les acceptèrent. Au même titre, sinon davantage, que des œuvres insignes, ce sont des manifestes culturels de l’état technique et économique de la société où ils apparaissent.

Les techniques de gravure et d’impression ont multiplié les carnets de modèles et en ont assuré la survie. D’après Gombrich, celui de Vogthers, publié à Strasbourg en 1538, mais maintes fois réédité, serait le plus ancien des recueils imprimés. On y voit quantité d’échantillons de têtes entières et de membres destinés, aux dires mêmes de l’auteur, à nourrir l’inspiration d’artistes qui ne peuvent voyager et admirer au loin les œuvres fameuses. C’est un répertoire d’idées graphiques, marquées certes de la griffe de l’auteur, et une série de vues de parties du corps sous différents angles. Mais ce n’est point à proprement parler une méthode progressive pour former la main des débutants.

Il faut, semble-t-il, attendre le recueil de Fialetti, publié à Venise en 1608, pour voir un manuel où les difficultés de la pratique sont décomposées et graduées. Les diverses parties du corps y sont analysées graphiquement. L’œil, par quoi commenceront la plupart des cahiers de modèles, est ainsi figuré en une dizaine d’étapes, par additions successives de linéaments à une première ligne qui détermine le bord inférieur de la paupière supérieure. Ainsi est créé un type de pédagogie par l’image, fondée sur la décomposition réglée de gestes de l’artiste. L’inspiration en vient sans doute d’Augustin Carrache, le fondateur d’une solide tradition académique. À ses élèves, il proposait des exercices gradués où le talent culminait dans la figuration de l’oreille. La difficulté de représenter les courbures complexes du pavillon justifiait que l’on en donnât des images graphiques satisfaisantes qui, elles, étaient souvent substituées au modèle vivant ou sculpté. Cette médiation de l’image est parfaitement systématisée dans le recueil de Van de Passe, qui propose aux dessinateurs des diagrammes schématiques, et celui de l’oreille notamment; il dirige la main dans la mise en place de valeurs qui procurent l’illusion des volumes.

Désormais, ce n’est point tant le naturel qui est proposé aux dessinateurs que des images d’une nature préalablement élaborée par des maîtres. Cette tradition sera perfectionnée par le développement d’un genre difficile, celui de la figure académique, dont les grands artistes florentins du quattrocento avaient donné les premières expressions achevées. Des générations de dessinateurs s’appliqueront patiemment à cet exercice, qu’illustrent bientôt des recueils spéciaux où cristallise une vision conventionnelle du naturel organique.

Des théories de la figure académique seront formulées qui, toutes, définissent une idéalité naturelle fondée sur des interprétations savantes de la structure corporelle, et plus généralement sur la connaissance de l’anatomie. Les maîtres florentins de l’aurore de la Renaissance avaient étudié la nature corporelle avec une exquise attention. Mais le maniérisme, après Michel-Ange, avait consisté, pour une bonne part, à violenter les proportions naturelles, à leur imprimer un caractère expressif tout artificiel qui, en passant les Alpes, allait donner ses traits à l’école de Fontainebleau.

Mais viendra le moment où cette sévère discipline cessera de peser sur le curriculum studiorum des artistes. Si le talent n’échappe pas au règlement académique, l’invention du moins s’en détache, avec la moderne emphase mise sur la subjectivité du créateur, qui enchérit sur les débats de la Renaissance. Le tempérament revendique contre la tradition et contre l’esprit de système. Du jour où les peintres préféreront l’expression de l’espace aérien, tourneront leur attention vers des réverbérations ou figureront le naturel «non comme ils le voient, mais comme ils le pensent» (d’une pensée non académique et théorisée, mais libre jusqu’au délire), la patience académique perdra un peu de son sens, tout en conservant sa valeur dans l’éducation de l’œil et de la main. Ce qui désormais est imposé à la matière, ce n’est plus tant le modèle que procure ce savoir bien codifié mais la vision que se donnent des tempéraments individuels jetés dans un monde contesté. Une fois relevé le défi de détruire les exacts simulacres de l’univers naturel, les artistes renoncent à partager une commune intelligibilité du monde et éprouvent leur solitude en croyant pouvoir informer le destin de l’homme.

Anatomie artistique art de la représentation des formes corporelles dans les œuvres d'art. (Cet art suppose une étude préliminaire de la charpente osseuse [ostéologie] et de la musculature [myologie].)

Encyclopédie Universelle. 2012.