EXPRESSIONNISME
En France, l’expressionnisme a longtemps été rejeté, comme une calamité germanique et brumeuse. Soulignant l’attraction qu’exerçait le Paris brillant des années folles sur l’internationale cosmopolite des arts et des lettres, Paul Morand lui oppose le repoussoir allemand: «Londres, New York [...] avaient les yeux fixés sur nous [...]. Je ne parle pas de Berlin qui se tordait alors dans les affres de la dévaluation, de la faim et de l’expressionnisme.»
L’expressionnisme aurait donc été l’enfer des autres: tout au moins l’effondrement esthétique résultant d’une débâcle guerrière, politique et cosmopolite. Ses œuvres, convulsives et avortées, traduiraient la faillite historique du peuple allemand et de ses élites. Et l’ignorance de l’expressionnisme, en France, n’a jamais empêché de le condamner. Or ce verdict et cette légende noire se fondent sur un contresens historique. L’explosion expressionniste – car il ne s’est jamais agi d’un mouvement vraiment structuré ni d’une école à la différence du futurisme ou du surréalisme – date de 1907. Et, après 1918, l’expressionnisme ne fait plus guère que se survivre quelques années à lui-même. On a donc pris les derniers soubresauts d’un phénomène esthétique pour son zénith. L’expressionnisme est né, en réalité, à l’apogée de l’empire wilhelminien. Bien loin d’avoir poussé sur les décombres de Weimar, l’expressionnisme en a été comme le rêve prémonitoire et la prophétie d’apocalypse. C’est au sein d’une société insolemment capitaliste, cynique et conquérante, dont le prolétariat était déjà gagné en majorité à l’impérialisme, qu’est née l’insurrection des artistes.
Bref, l’expressionnisme n’est pas l’effet esthétique d’un écheveau déterministe de catastrophes, mais une révolte. En ce sens, il manifeste la pesée extrême du tourment intérieur sur la recherche formelle. Comme Malaparte a défini la technique du coup d’État, les poètes et les peintres expressionnistes ont inventé le style de l’angoisse et la technique du «malaise dans la civilisation». Il est assez absurde de voir là le témoignage des miasmes morbides de l’âme allemande, puisque Benn ou Kirchner, après tout, ne font que radicaliser le programme du spleen baudelairien. Et la première dramaturgie géniale de l’expressionnisme est née avant lui, et ailleurs: c’est un tableau de 1893, Le Cri , œuvre du peintre norvégien Edvard Munch. Titubant contre la balustrade d’un pont qui domine la mer soulevée comme par un spasme, un être hagard se serre les tempes à deux mains et crie sous un ciel sanglant. Deux personnages, vus de dos, s’éloignent dans le lointain, leurs hauts-de-forme sur la tête.
Or ce cri tragique de l’horreur existentielle a été poussé dans la société scandinave, conformiste, puritaine et bourgeoise. Le crépuscule des dieux et ses tintamarres wagnériens n’expliquent donc rien du tout. En revanche, l’intrusion de l’inconscient sur les divans de Vienne ou de Christiania, ou à la Salpêtrière, a peut-être joué pour l’expressionnisme le rôle qu’avait tenu le destin dans la tragédie grecque. Le terme doit être entendu ici dans son acception clinique. «La sueur par expression , écrit Littré, se dit des gouttes de sueur qui se montrent sur la face de ceux qui souffrent une angoisse extrême, et, particulièrement, sur celle des agonisants.» Voici la scène originaire de la genèse expressionniste, qui va faire de la culpabilité et de l’agonie les supports de l’expression, grossie démesurément par l’emphase dramatique du style. Le corps est né pour se désarticuler. L’optique découpe ses cadrages cruels. Dans ce musée imaginaire de l’horreur bien réelle – celle de la société – prennent place les nus d’Egon Schiele ou les cadavres de Gottfried Benn. Brecht en plaisantera plus tard: «Les petits cris méchants des damnés me soulagent.»
L’expressionnisme a poussé jusqu’à la caricature l’idée romantique d’une modernité qui creuse son tombeau et organise son propre suicide. Comme dans L’Homme sans qualités de Musil, tout commence par une dépression météorologique et un accident de voiture. Les expressionnistes, fascinés et épouvantés par les rythmes de la ville et de la technique, rêvent d’apocalypse et de régénération et veulent détruire au marteau le confort bourgeois, sa dignité rationnelle et ses artifices. Entre 1909 et 1918, l’Allemagne intellectuelle et artistique est radicalement mise en question par l’expressionnisme, l’une des premières avant-gardes artistiques et littéraires avec le futurisme. Les manifestes belliqueux se succèdent en un tourbillon de paroles. Symboliquement, l’une des revues majeures du mouvement se nomme der Sturm (l’orage, l’assaut) en référence au Sturm und Drang et en présage d’autres offensives. Une nouvelle poésie, relevant à la fois du théâtre et du cabaret, exprime violemment les instincts et les pulsions obscures, en «un soulèvement éruptif de haine, d’extase, en une soif d’humanité nouvelle et un langage qui vole en éclats pour faire voler en éclats le monde» (Gottfried Benn). Il s’agit pour l’expressionnisme d’en finir, par la violence s’il le faut, avec la langue des maîtres, des arts, des armes et des lois, et de couper le cordon avec la «mère», langue des écrivains ou nature des peintres.
Le nihilisme des expressionnistes s’exerce donc aussi contre la forme bourgeoise. Cette volonté de renouveau esthétique et d’orages stylistiques les conduit à s’émanciper de l’anecdote, du sujet. Même si la peinture ou, à plus forte raison, le théâtre expressionnistes restent souvent tributaires de la figuration, leur visée est tout autre: la figure n’est pour l’expressionniste qu’un moyen de trouer le réel, de le désosser et de l’autopsier comme dans les corps décomposés de Benn, et de scruter le visible si loin qu’il se dissout et se transmue, tel l’Ange de Rilke, en Invisible . Or, paradoxalement, cet idéalisme frénétique va de pair avec une réflexion sur le matériau, la technique et les conditions de l’art et avec une virtuosité rarement poussée aussi loin, comme en témoignent la renaissance du bois gravé, les réformes scéniques d’Appia, ou, dans le roman, le refus de la convention psychologique, par exemple dans l’Assassinat d’une renoncule , de Döblin. L’expressionnisme a donc mis en pièces la mimèsis aristotélicienne, telle qu’elle perdurait dans le naturalisme ou la peinture impressionniste. L’imitation de la nature a fait son temps, l’abstraction peut naître, et, avec elle, l’art moderne: c’est un expressionniste, Kandinsky, qui invente l’abstraction dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale. Comment est survenue cette rupture? «Pour l’impressionnisme, écrit Paul Klee, le point décisif de la genèse de l’œuvre, c’est l’instant récepteur de l’impression de nature; pour l’expressionnisme, celui, ultérieur, où l’impression reçue est rendue, dans une combinaison nouvelle.»
Ces révolutions poétiques, qui ne sont pas formelles comme l’a cru Lukács, débouchent sur l’idée d’une synthèse des arts. Kandinsky, Kokoschka, Schönberg, pour ne citer qu’eux, ne se sont pas limités à leur médium spécifique. Il s’agit d’ailleurs d’une synthèse morcelée, à l’image de l’époque, et non d’un fantasme de synthèse totalisante comme chez Wagner. L’irruption d’un nouvel opérateur esthétique, le montage, concept clef de la modernité, introduit à la même époque par Freud dans la théorie des pulsions, permet de réaliser cette synthèse détonante. Une telle fusion des arts se heurte toutefois à des échecs, puisque l’expressionnisme n’a pas su construire un théâtre ou un cinéma parfaits sur la scène desquels il aurait pu s’inscrire: Wedekind n’est en effet qu’un précurseur du mouvement, et Brecht, malgré ses pièces de jeunesse, en fut le critique le plus acerbe, même s’il défendit l’originalité esthétique des expressionnistes face aux positions conformistes de Lukács ou des fonctionnaires marxistes.
En fin de compte, les expressionnistes ont cru à la force du mot et de l’art, et à la toute-puissance des idées qui devaient assurer le succès de leur rébellion. Ils ont été des chercheurs – d’arrière-monde, certes –, mais faustiens; des fanatiques, certes, mais libertins et prolifiques. L’écrasement de la révolution allemande, spartakiste ou bavaroise, dans laquelle ils s’étaient engagés en grand nombre, porte un coup fatal à leur idéalisme. D’autres avant-gardes, comme Dada, la «nouvelle objectivité» ou l’«art prolétarien» vont en finir avec lui dès les années vingt. Mais tous les détracteurs de l’expressionnisme lui doivent tant, qu’ils sont en réalité ses héritiers et ses débiteurs. Car l’expressionnisme est double: obsédé par les tourments de l’intériorité et du passé romantique, il est, en Allemagne, le dernier cri de la subjectivité et de cet individu qui, selon Hofmannsthal, est mort dans les tranchées de la Grande Guerre. Saisissant l’avenir, l’expressionnisme inaugure une ère nouvelle, âge de l’abstraction et d’un art transgresseur de ses limites, dissolvant le sujet. Bref, l’expressionnisme, malgré ses nostalgies, si sensibles chez Benn par exemple, et qui expliquent la conversion de certains de ses adeptes au nazisme, a mis du vin neuf dans les fûts neufs. Idéologie pour les marxistes officiels, dégénérescence pour les nazis (sauf pour Goebbels, qui fut tenté d’annexer le mouvement à la politique «aryenne», comme Mussolini l’avait fait du futurisme en Italie, mais qui en fut dissuadé par Hitler), l’expressionnisme agonise tout au long des années vingt. Le IIIe Reich ne fera disparaître qu’un cadavre. La biographie des expressionnistes majeurs est d’ailleurs un long martyrologe de la création, du nihilisme et de la persécution: suicidés, internés, exterminés dans les camps de Hitler ou de Staline, morts d’accidents comme dans une série noire de passages à l’acte, les expressionnistes allemands ont pourtant, dans leurs rapides existences convulsives, mis l’art moderne à la question, et en ont exprimé l’angoisse et les secrets.
1. Arts
Origine et signification du terme «expressionnisme»
On pense communément que le terme d’expressionnisme a été employé la première fois pour désigner le groupe pionnier du mouvement expressionniste germanique, Die Brücke. Il est de fait que l’expressionnisme est un phénomène nettement daté, et spécifiquement germanique. Néanmoins, on doit observer que la Brücke n’a pas été une seule fois appelée expressionniste pendant toute la durée de son existence, de 1905 à 1913. Ce n’est qu’en 1914 que Fechter appliqua ce terme à sept artistes: Kirchner, Schmidt-Rottluff, Heckel, Pechstein, membres de la Brücke, Kandinsky et Marc, membres du Blaue Reiter, et l’Autrichien Kokoschka. Il revendiquait l’expressionnisme comme «un phénomène germanique, aryen ou nordique [...] incarnant sur le plan métaphysique l’esprit gothique». Mais si l’on s’en tient à une scrupuleuse étude de terminologie, on remarque que les origines du terme se situent en France et que certains aspects de la peinture française du début du siècle méritent la qualification d’«expressionnistes». Notons par exemple que le peintre Hervé fit précéder de la mention «expressionnisme» neuf de ses peintures dans le catalogue du salon des Indépendants de 1901. L’influence de Matisse – qui, à travers son maître G. Moreau, rejoint l’enseignement de Delacroix: «Tu es la matière, ton impression, ton émotion», et chez qui l’expression est une notion centrale (Notes d’un peintre ) – est à l’origine du terme expressionniste appliqué en 1911 à onze exposants français (d’anciens fauves et Picasso) de la XXIIe exposition de la Berliner Sezession. Un élève allemand de l’atelier Matisse en était un des organisateurs, un autre avait traduit les Notes d’un peintre dans le Kunst und Künstler en 1909, l’année de la grande exposition Matisse à Berlin, chez Cassirer. L’esthéticien Worringer reprit cette appellation dans le Sturm d’août 1911, l’appliquant aux Français «synthétistes et expressionnistes». À son tour, Walden étiqueta sa première exposition de mars 1912: Expressionnistes français. Enfin, ce vocable fut employé comme synonyme d’art moderne par Reiche, directeur du Sonderbund de Cologne. S’il n’est pas douteux que tout l’art moderne du début du siècle ne peut être dit expressionniste, il est clair cependant que, contrairement à l’opinion suspicieuse de certains critiques, la norme de l’art expressionniste n’est pas l’excès émotionnel. Son expression sera plus ou moins violente, plus ou moins bouleversée ou contrôlée, pourra tendre au pathétique strident, à la déformation la plus outrancière, ou, au contraire, s’identifier à l’organisation, à la composition, selon le génie de chaque race, selon l’individualité de l’artiste, ses motivations intérieures ou événementielles. Si l’expressionnisme coïncide avec l’art et la culture germaniques, il est un phénomène non seulement germanique, nordique, mais européen et même mondial au XXe siècle. L’entre-deux-guerres, en particulier, a vu toute une floraison de cet art qui s’abattit comme un raz-de-marée sur le Nouveau Monde.
L’expressionnisme germanique: scandale et dynamisme
Si l’expressionnisme est une tendance qui affleure à toutes les époques de l’histoire de l’art, de la Vénus de Willendorf aux toiles abstraites de Pollock, le phénomène de l’expressionnisme est reconnaissable de façon plus manifeste et précise chez des artistes qui furent les précurseurs immédiats de l’expressionnisme moderne, tel Van Gogh pour les artistes de la Brücke. L’expressionnisme suppose toujours une philosophie, une Weltanschauung , une conception du monde. Le remède homéopathique que Van Gogh apportait pour secourir l’homme, l’aveu de sa désespérance exprimée par l’âpreté du graphisme, la violence des tonalités, cette image la plus frappante d’une émotion contenaient l’essentiel de l’expressionnisme. S’il existe en effet autant d’expressionnismes que d’individus, certains caractères sont spécifiquement expressionnistes: prédominance de l’intuition, de l’imagination, de la vision sur la connaissance intellectuelle, projection d’une disposition individuelle sur la nature, sur l’homme, sur l’objet représenté, quel qu’il soit, caractère autobiographique, antipathie pour la société bourgeoise et sympathie pour l’humanité, préoccupation dominante pour les problèmes moraux, religieux et érotiques. Sur le plan technique, enfin, on note l’irréalisme de la couleur et l’usage presque général de la déformation. Gauguin, dont la leçon a été entendue par les Allemands non seulement dans l’ordre plastique mais aussi sur le plan spirituel, possède certains de ces caractères: son fascinant symbolisme, son effort pour retrouver les valeurs primitives. Chez lui, chez Toulouse-Lautrec se profilent toutes les possibilités expressives de la ligne. «La ligne emprunte son énergie à l’énergie de son auteur et la communique au spectateur», disait Van de Velde de la ligne Jugendstil – profession de foi déjà expressionniste de l’Art nouveau auquel on peut rattacher aussi le Suisse Hodler, si apprécié en Allemagne, et le Norvégien Munch. Ce dernier est la plus parfaite incarnation de l’expressionnisme. Ses thèmes: sexualité, religion, mort, sa technique violente, sa palpitante humanité, tout dans son art oblige le spectateur à s’adapter à un univers très personnel, non seulement plastique mais moral. Cette spécificité d’un univers est aussi le propre du Belge Ensor, avec ses masques, ses coquillages, ses squelettes, attributs d’une vision tragico-comique de la vie. L’Entrée du Christ à Bruxelles , de 1888, marque le début de l’expressionnisme précurseur. Cette œuvre fut suivie d’un autre scandale, la fermeture de l’exposition Munch à la Künstlerverein de Berlin en 1892.
L’expressionnisme germanique est essentiellement un art de scandale et de dynamisme. La Brücke, fondée en 1905, oppose son style à une société dont les valeurs sont problématiques. Toute l’Europe aspirait à un retour aux sources et aux valeurs primitives, et surtout l’Allemagne wilhelmienne où pèsent dans tous les domaines l’autoritarisme et le conformisme. Le renouveau de l’art graphique, qui est un des traits caractéristiques de la Brücke s’opère par un retour à l’art du Moyen Âge et à celui des primitifs, voie suivie aussi par Barlach, dramaturge, graveur et le plus grand sculpteur expressionniste avec W. Lehmbruck, contemporain du Blaue Reiter. L’analyse des formes lourdes, moyenâgeuses chez Barlach, celle des formes étirées chez Lehmbruck, empreintes des mêmes tendances à la dématérialisation que celles du Blaue Reiter, montrent l’analogie existant entre ces deux modes de pensée plastique et l’idéologie de leur époque.
La Brücke a reconnu dans le fauvisme français, ce fauvisme qui frôle l’expressionnisme, un irréalisme et une violence de la couleur, un rythme syncopé capables de servir les mêmes visées: avant tout, l’impulsion créatrice mise au-dessus de la réalisation. Cette présence de l’expressionnisme dans le maniement des moyens inventés par les révolutions plastiques de l’époque – fauvisme, cubisme, futurisme – est plus frappante encore dans le Blaue Reiter. Fondé par Kandinsky et Marc, ce mouvement s’est senti assez de force et d’indépendance pour affirmer sa volonté d’être l’art de son époque par l’instauration d’une vision nouvelle. Celle-ci ne laisse pas d’être ressentie dans l’effroi et l’enthousiasme comme une réponse à donner aux transformations du monde moderne et aux nouvelles découvertes scientifiques. Cette problématique se résout dans l’élan impulsif et joyeux qui mène Kandinsky vers l’abstrait, et les affinités du Blaue Reiter avec l’orphisme de Delaunay découvrent dans une perspective européenne les énergies et les violences sous-jacentes aux inventions plastiques françaises orientées vers la même fin: l’explosive destruction des images. Si le Blaue Reiter donne ensuite certains signes d’apaisement, l’expressionnisme resurgit plus violent que jamais lors de la crise qui suit la guerre. Expressionnisme devient presque une appellation politique avec le Novembergruppe, et, dès 1920, une autre forme d’art apparaît, Die neue Sachlichkeit (la Nouvelle Objectivité). Malgré son nom, elle est une manifestation expressionniste, une réaction à la situation de l’Allemagne vaincue en proie aux troubles sociaux, à l’inflation. Pour certains peintres du groupe, l’observation de la réalité est colorée par une vision émotionnelle et, chez Grosz, Dix et Beckmann, par un «érotisme politique et existentiel». Un parti pris politique caractérisera aussi l’attitude de Kokoschka, la grande figure de l’expressionnisme, qui était apparu à Vienne dès 1907-1908; la ville connaissait alors une époque brillante, mais, à mesure que le climat politique s’assombrissait, un sentiment de fatalisme tragique succédait à la mélancolie de la fin du siècle. La violente expressivité de Schiele et de Kokoschka rend compte de la désorganisation d’une société. Le nouveau matériau thématique employé par ces artistes dans leurs saisissants portraits coïncide avec les plus intimes aspects de la conduite humaine explorés par Freud, scandale égal à celui de l’œuvre de Kokoschka, Assassin, espérance des femmes , le premier drame expressionniste (1909).
L’expressionnisme s’étendra en effet aux différents domaines de la création artistique. L’analyse de la littérature de l’époque montre un parallélisme avec l’expressionnisme pictural. Apparue un peu après celui-ci, la poésie atteint son sommet de 1910 à 1914 avec Heym, Werfel, Trakl, Benn. Une musique expressionniste existe, déjà illustrée à l’époque du Blaue Reiter par Schönberg et son école qui atteignent, à travers un code de contraintes mathématiques rigoureuses, un pathétique humain sombre et exaspéré. La pulvérisation de l’univers tonal amorcée dès 1908 par Schönberg est parallèle à la destruction des images par Kandinsky. Pierrot lunaire (1912) de Schönberg, Wozzeck (1922) d’Alban Berg expriment la tragédie de l’irrémédiable solitude humaine et doivent être rapprochés de l’Urschrei , du cri expressionniste. Peut-on parler d’une architecture expressionniste comme on l’a pu de la sculpture dès l’époque de la Brücke? En accord avec les thèses de cette dernière, l’architecture proclame: «Refus de la tradition classique, opposition aux tendances cosmopolites, goût prononcé pour les formes organiques et les effets picturaux.» Elle s’affirme entre 1918 et 1927, à un moment où les conceptions fonctionnelles du Bauhaus expriment le refus du romantisme d’une Allemagne désillusionnée et s’opposent à l’expressionnisme. Ces deux tendances s’associent pourtant chez Behrens, qui sut allier l’esthétique expressionniste à un schéma rationaliste, intégrant la technique à la vie de l’homme.
Le futurisme italien
Dans tous les domaines – poésie, peinture, sculpture – le futurisme italien, dont le premier manifeste parut en 1909, se rattache aux manifestations expressionnistes. Le goût pour le dynamisme de la vie moderne, de la vitesse – ce nouvel absolu –, l’enthousiasme pour toutes les formes d’énergie qui animent le monde, l’énergie, cette vertu nietzschéenne prête à virer en fureur, sous-tendent le futurisme. Son chef, Marinetti, proclame la guerre «hygiène du monde». Le futurisme veut saisir l’instant de l’acte, le temps de l’action et non le temps qui passe, cher aux impressionnistes. Le plus parfait représentant de l’intuition lyrique est Boccioni, le peintre le plus éminent du futurisme avec Severini. Si brève que fut sa carrière, le futurisme a laissé des traces vivantes, notamment en Russie où le nom de futurisme est revendiqué par des peintres et par des poètes, tel Maïakovski. Entre 1910 et 1920, la fièvre créatrice est à son comble en Russie; plusieurs avant-gardes sont expressionnistes, tel le rayonnisme.
Un expressionnisme hollandais et belge
La Première Guerre mondiale favorise l’apparition de l’expressionnisme en Hollande et en Belgique. L’influence du mouvement germanique, d’Ensor, de Le Fauconnier, alors en Hollande, fortifie le foyer expressionniste hollandais auquel vont puiser les peintres flamands réfugiés. Tous montrent un même souci de formes graves, de couleurs sombres, revirement tout à fait frappant chez les grands maîtres Permeke, de Smet, Van den Berghe. Abandonnant une manière encore impressionniste, ils vont à la conquête d’un style de caractère héroïque exprimant une vision du monde radicalement changée. L’expressionnisme belge qui continue à se développer après la guerre est profondément ancré dans le réel, marqué aussi par le fantastique et le généreux esprit de la révolte humanitaire et sociale de Van den Berghe et de Masereel. Il se distingue du mouvement germanique par son caractère de santé. On peut rapprocher de cette école belge un Luxembourgeois, Kutter. Plus au nord, dans les pays scandinaves, on trouve un nouveau courant expressionniste. Une réaction amorcée par Sörensen contre un certain formalisme de Paris aboutit à un art de tendances sociales vers 1920, et, en 1930, se constitue une école fresquiste qui cherche à allier réussite formelle et idéologie. Le groupe Cobra témoigne d’une résurgence de l’expressionnisme nordique après la Libération. La Suisse trouve aussi sa place dans ce mouvement avec Meyer-Amden et Auberjonois. Le lien entre tous ces artistes est l’opposition souvent observée entre un romantisme expressif propre à l’homme nordique et un goût du système et des contours qui caractériserait l’homme méditerranéen.
L’expressionnisme face à l’école de Paris
L’opposition pays nordiques-Méditerranée est vraie dans la mesure où on ne l’érige pas en système. En effet, il y a de l’expressionnisme dans le futurisme. En France, le fauvisme et certaines tendances du cubisme, tel l’orphisme, ont adopté les aspirations générales de libération et l’exaltation de la couleur arbitraire et subjective. Si l’appellation d’expressionniste est encore refusée par les peintres français, l’historien ne saurait en trouver de meilleure pour certains d’entre eux, comme Rouault, Le Fauconnier, tout un courant apparu dans l’immédiat après-guerre. Cet expressionnisme se distingue de celui des peintres de l’école de Paris, et davantage encore du mouvement germanique, par son caractère de retenue, mais il se rapproche des Flamands. On retrouve chez lui les caractères généraux de l’expressionnisme: sens du mystère chez La Patellière, hantise charnelle chez Goerg et chez Fautrier, fantastique social chez Gromaire. Le primat des valeurs plastiques, un volontarisme qui demande l’effet à la composition synthétique et au statisme lui donnent son caractère spécifique. Dans la génération suivante, on retiendra Gruber, plus authentique que le suiviste B. Buffet, A. Marchand, A. Masson aux confins du surréalisme et de l’expressionnisme, Dubuffet dont les portraits-épouvantails le cèdent cependant en horreur aux créatures de l’enfer de F. Bacon en Angleterre. Enfin, il est évident que certains sculpteurs, tels Richier et Giacometti, des écrivains comme Ionesco et Beckett ont des accents expressionnistes. L’arrivée de Soutine et de Chagall ouvre l’école de Paris aux puissances de l’instinct et du cœur. Soutine est tout entier livré à l’Einfühlung , il s’identifie à l’objet, attitude essentiellement expressionniste. Chagall, esprit religieux, animé d’une volonté passionnée d’allégresse qui vire au pathétique angoissé lors des persécutions nazies, est tout coloris, tout sentiment, et donc expressionniste. Il s’inspire des traditions artistiques de son pays. On retrouve ce trait chez Modigliani dont les compositions, la ligne serpentine évoquent l’école viennoise du XIVe siècle. Avec Modigliani et Picasso, l’expressionnisme se teinte de baroque. Latent dans ses périodes montmartroise et bleue et dans le précubisme, l’expressionnisme, fil conducteur du protéiforme Picasso, s’exaspère lors de la guerre civile espagnole et prolonge ses fureurs jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les déformations, les signes brefs, les images-éclairs, la composition tout entière de Guernica est l’image d’un art latin qui rattache Picasso à l’expressionnisme français. L’Espagne a produit aussi en Solana un artiste qui ne peut être enfermé dans aucune école, mais dont l’univers atroce et caricatural est celui de l’expressionnisme.
La peinture murale en Amérique latine
Au Mexique, la décoration murale s’est renouvelée lorsque la révolution de 1910-1920 est passée de sa phase guerrière à sa phase de consolidation politique. Ses dirigeants soutiennent l’art de la fresque qui, comme l’épopée, s’adresse au peuple. En 1916, Mariano Azuela donne le premier roman de la révolution, Los de abajo (Ceux d’en-bas ), geste du prolétariat.
Cet art d’inspiration collective au service du peuple est l’un des phénomènes les plus importants du XXe siècle, grâce au génie épique qui s’y manifeste, même si son expression paraît un peu sommaire. Aux côtés de Rivera, Orozco, Siqueiros et d’innombrables participants se détache Tamayo, prestigieux coloriste. Puisant lui aussi aux sources vives d’un pays qui accomplit un geste héroïque, le Brésilien Candido Portinari crée une imagerie d’une saisissante violence (cycle biblique pour la radio Tupi de São Paulo, 1944). Sensible aux problèmes complexes d’un pays neuf et à son pathétique, Lazar Segall, juif russe naturalisé brésilien, qui avait participé à Dresde à la révolte de l’expressionnisme de l’immédiat après-guerre, peint au Brésil des pages épiques, tel Le Bateau des émigrants . Tout cet art d’Amérique latine né du réveil d’un sentiment collectif se distingue par la vigueur de son expression. Aux États-Unis, un expressionnisme social se développe en 1930 avec Ben Shahn et Edward Hopper, en regard d’un expressionnisme pur, inspiré par Soutine, avec Arthur Carles et Arshile Gorky. Chez Albright, le fantastique se mêle à la stigmatisation sociale; un courant venu d’Europe centrale et d’Allemagne, d’où émerge Max Weber, s’affirme vers 1940 avec une grande vigueur.
Néo-expressionnisme abstrait
L’énergie d’expression est la note dominante de la jeune école figurative américaine ; elle est aussi celle de son néo-expressionnisme abstrait. L’expressionnisme, cet art d’effusion, trouve tout naturellement dans une certaine forme d’abstraction le véhicule le plus adéquat au jaillissement de l’émotion directe, violente, sans contrainte. Robert Motherwell se fait l’écho du mysticisme d’un Van Gogh. «L’art abstrait est un vrai mysticisme, dit-il, ou plutôt une série de mysticismes qui sont issus des circonstances historiques d’où naissent les mysticismes, d’un sentiment élémentaire de gouffre, d’abîme, de vide entre le moi solitaire et le monde. L’art abstrait est un effort pour combler ce vide que sentent les hommes modernes. Son abstraction est son énergie.»
Les peintres du néo-expressionnisme américain étaient de loin les plus nombreux jusqu’en 1958, date de l’apogée de ce mouvement. Ses chefs de file étaient Pollock, Kline, Hoffmann, Clifford Still, De Kooning et Rothko. Ces artistes présentent en termes abstraits leurs jugements moraux; ils suggèrent l’angoisse au lieu de l’illustrer.
Certaines tendances de l’art abstrait occidental se sont rangées sous l’étiquette expressionniste. Il existe en effet, en Europe, un mouvement parallèle au néo-expressionnisme abstrait américain, le tachisme ou peinture dite informelle. Wols, allemand réfugié en France depuis 1932, fut le chef de file de ce mouvement dont le peintre-poète Henri Michaux était un précurseur immédiat. La forme éclate dans l’œuvre de Wols comme si la pression qu’elle supporte était devenue trop forte pour être contenue. Georges Mathieu introduit une dimension expressionniste dans son art par son sens du pathétique individuel et collectif. Jean Atlan, représentant d’une autre tendance artistique, intéressée par les problèmes plastiques et le lyrisme tout à la fois, a été le plus sensible au mystère, au fantastique, à l’élémentaire de la vie parmi ceux qui appartiennent au même mouvement. Si son langage est parfaitement construit, il laisse néanmoins libre cours à son instinct, et son vocabulaire plastique reste soumis à la pression de celui-ci. On pourrait multiplier les exemples pris dans l’art abstrait, cet ultime avatar de l’expressionnisme qui garde, on le voit, une importance majeure aujourd’hui encore.
On observe aussi une veine expressionniste dans le pop’art, phénomène essentiellement américain. Il y a dans le pop’art une préoccupation analogue à celle du collage-contestation des dadaïstes, très différent du simple appel au tout-venant des collages cubistes. Grosz, Schwitters chargeaient la matière d’une intention morale pathétique, injurieuse ou magnifiante. Dans cette esthétique du déchet, il y a un expressionnisme de la matière. Il est présent dans les collages de Rauschenberg qui s’oppose à la société de consommation.
À travers ses métamorphoses, l’expressionnisme est une constante du XXe siècle. Tous les artistes expressionnistes sont guidés par leur sensibilité aux événements politiques et sociaux.
Si l’expressionnisme, en effet, a trouvé un écho profond dans les pays du Nord et de l’Est, s’il répond à l’ardeur généreuse des pays du Nouveau Monde qui conquièrent de haute lutte leur place dans le monde moderne, ou en ressentent les contradictions, il s’est imposé impérieusement aux pays latins. Nécessité due aux contraintes de la société industrielle. L’expressionnisme est né de l’angoisse provoquée par la fin d’un monde et l’apparition d’une nouvelle époque.
2. Littérature
Par le truchement des critiques d’art, de cinéma ou de théâtre, le mot expressionnisme connaît une vogue superficielle en France depuis les années soixante-dix. Malheureusement, tout comme l’adjectif expressionniste qui en dérive, il est employé le plus souvent à tort et à travers. Le style d’un tableau, un décor, des jeux d’acteurs sont estampillés «expressionnistes», alors qu’on veut dire par là, ce qui n’est pas du tout la même chose, qu’ils sont expressifs ou marqués d’une intense expressivité. Cette confusion dans le vocabulaire aboutit au résultat que le mouvement de rénovation artistique et littéraire qui s’est manifesté en Allemagne de 1905 à 1920 environ tend à ne plus être, contrairement aux faits historiques, la référence essentielle de ce qui a été appelé expressionnisme.
Origines et sens d’une dénomination
Si l’existence du mot est en effet attestée en anglais au XIXe siècle et en français au début du XXe, il reste en ces époques d’un usage exceptionnel dans toute l’Europe, d’une signification vague, et sans aucune pertinence dans la désignation d’un style ou d’un courant artistique précis. En allemand, la création des termes Expressionist ou Expressionismus donne lieu, en revanche, à leur utilisation courante, et cette utilisation recouvre, bien que variées, des intentions esthétiques relativement déterminées. C’est en Allemagne et dans l’immense Empire austro-hongrois, principalement de langue allemande, que s’implante la notion, qu’elle rayonne et qu’elle acquiert sa substance.
Au commencement, paradoxalement, fut la France. Lors de l’exposition de la sécession berlinoise en 1911, quelques peintres vivant à Paris (Braque, Derain, Dufy, Marquet, Picasso, Vlaminck entre autres) sont réunis dans une salle sous l’étiquette d’expressionnistes français. Dans les pages du catalogue, ils sont regroupés sous le même étrange libellé. Le responsable en serait le président de la sécession berlinoise lui-même, Lovis Corinth. Aurait-il inventé la dénomination toute nouvelle, inusitée dans la critique française? Plus modestement, il se serait appuyé sur une présentation des peintres en question telle qu’elle aurait été préparée par un Allemand qui fréquentait à Paris l’atelier de Matisse.
Mais peu importe, au fond, le mystère entourant la paternité de l’étiquette. Comptent ses répercussions. Dans les chroniques d’art des journaux et revues, le mot Expressionismus se répand comme une traînée de poudre à partir de mai 1911. Karl Scheffler, dans le numéro de juin 1911 de Kunst und Künstler , publication artistique d’excellente réputation et qui s’est surtout engagée, jusque-là, en faveur des impressionnistes, s’étonne ainsi de voir un groupe de Français se présenter au public sous une dénomination qu’il juge aberrante. Une dénomination qui est maintenant dans la bouche, ajoute-t-il avec acrimonie, de tous ceux qui croient à la force des slogans!
Très vite, effectivement, le mot est perçu de tous côtés avec une signification particulière: celle d’une réaction contre la peinture impressionniste. Nombreux sont les articles de critique d’art qui le prouvent. En quelques mois, tous les courants modernes s’opposant à l’académisme, à ses institutions, et, plus précisément, rejetant l’idée que le but de l’artiste puisse consister à représenter le réel, sont qualifiés indistinctement, sans aucune considération de leur origine nationale, d’expressionnistes. Seul signe décisif, l’option antinaturaliste des artistes concernés. Autrement dit, leur refus de l’imitation de la nature.
Pour la littérature, l’emploi du mot suit presque immédiatement ses premières apparitions dans le vocabulaire des arts plastiques. Dans le supplément littéraire du quotidien Heidelberger Zeitung , en juillet 1911, un jeune écrivain de formation philosophique, Kurt Hiller, s’en prend aux «esthètes»: ils ne sont rien d’autre, estime-t-il, que «des plaques de cire enregistrant des impressions». Il leur oppose la génération montante, à laquelle il est fier d’appartenir: «Nous sommes des expressionnistes. Ce qui nous importe à nouveau, c’est le fond, le vouloir, l’éthos.»
Voilà l’expressionnisme littéraire brièvement mais déjà clairement défini. Les «esthètes» fustigés par Kurt Hiller sont à ses yeux des écrivains «impressionnistes»: ils fondent leur art sur la représentation d’une réalité qu’ils appréhendent exclusivement par les sens. En outre, ils ne sont que des amuseurs cherchant à séduire un public. Ce qu’il faut, c’est que l’écrivain mette au premier plan ses exigences morales en tant qu’individu, tout ce qui provient du fond de son être, et, contre l’autorité illusoire des sens, rétablisse le pouvoir de l’esprit.
Le même Kurt Hiller, dans un livre de 1913, Die Weisheit der Langweile (La Sagesse de l’ennui ), réitère plus nettement ses attaques contre ce qu’il nomme «impressionnisme». Pour sa génération, il s’agit moins, précise-t-il, d’un style que d’une utilisation des sens de manière «inactive, réactive, pas autrement qu’esthétique». Désormais, d’autres aspirations se révèlent selon lui: elles sont morales et s’appellent «conviction, volonté, intensité, révolution». La tendance générale consiste, indique-t-il, à donner le nom d’expressionnisme à cette nouvelle perspective, en raison de la «concentration» qu’elle exige sur un «essentiel volontariste».
Comme pour les arts plastiques, le mot est bientôt énormément utilisé. En 1914, dans un article, l’un des représentants les plus marquants du renouveau poétique, l’Alsacien Ernst Stadler, regrette qu’on en abuse, et à mauvais escient. Il ne conteste pas, toutefois, que sa divulgation corresponde à un changement dans les conceptions littéraires. Deux ans plus tard, à l’occasion d’un compte rendu sur Der ewige Tag (Le Jour éternel ), recueil posthume du poète Georg Heym mort accidentellement en 1912, il évoque une «nouvelle attitude du moi par rapport au monde». Attitude qu’il définit comme un refus des recettes consacrées: «Ce qui se manifeste, c’est la volonté de se propulser en avant au lieu d’aller de l’arrière, de se poser comme début, de risquer gaucheries et fautes de goût plutôt que de s’étioler dans l’entrave d’un formalisme toujours plus figé.»
Le produit d’une société en crise
En vérité, cette révocation des règles traditionnelles, des normes régnantes, au bénéfice d’un expression subjective et même d’une prépondérance du moi, est inséparable du malaise éprouvé par beaucoup de jeunes intellectuels dans la société de l’Allemagne impériale. Avec l’accession au pouvoir de Guillaume II en 1888, l’expansion d’un capitalisme national destiné à concurrencer la France et l’Angleterre conduit à des transformations extrêmement rapides dans la vie quotidienne allemande. Aucun pays n’a connu jusque-là d’essor économique semblable. Menée tambour battant, l’industrialisation a pour conséquence un décalage brutal entre la ville et la campagne, un afflux de main-d’œuvre dans les agglomérations urbaines. Berlin devient, avec deux millions d’habitants, la métropole techniquement la plus moderne d’Europe. De plus, effet d’une démographie galopante, la population allemande passe d’une quarantaine de millions en 1871 à une cinquantaine au début du siècle, et à près de soixante-dix millions à la veille de la Première Guerre mondiale.
Or ni les structures politiques ni les mentalités ne changent à proportion de cette évolution gigantesque. Dans son fonctionnement général, la société est déphasée par rapport aux transformations matérielles, de sorte que la génération des jeunes gens nés vers 1890 se découvre en porte à faux devant les idées archaïques qui continuent à orienter l’administration de la vie collective. À la tête de l’État, un empereur prétend régenter à peu près tout, et jusqu’au goût artistique de ses sujets. De l’enfant à l’adulte, un objectif domine dans la plupart des institutions: étouffer l’individu et le soumettre au conformisme.
C’est pourquoi une partie de cette nouvelle génération, confrontée au sentiment d’une crise des valeurs, ne voit d’autre issue que de se débarrasser des sacro-saintes vérités apprises, de rétablir l’individu dans son autonomie et son pouvoir créateur, en dehors de toute règle préconçue. En quête d’une rénovation spirituelle, d’une réhumanisation, elle se fait iconoclaste, procédant à la destruction de toutes les images et visions de la vie imposées par l’autorité. Le sens majeur de ce qui prend le nom d’expressionnisme tient dans cette révolte des fils contre les pères, contre un ordre social pétrifié. Le conflit père-fils ou le meurtre symbolique du père est l’un des thèmes les plus abordés. Avec Der Sohn (Le Fils ), pièce écrite en 1914 et représentée pour la première fois en 1916, Walter Hasenclever le hisse à la hauteur d’une sorte de programme. En 1916, Leonhard Frank lui donne une extraordinaire dureté dans une longue nouvelle, Die Ursache (La Cause première ).
À la différence de Nietzsche, alors beaucoup lu, et dont le Zarathoustra devient une figure emblématique de la rébellion contre la sclérose provoquée par des valeurs bourgeoises complètement usées, la jeune génération aspire à une communauté nouvelle. À l’aristocratisme nietzschéen du héros solitaire, du «surhomme», et au culte de l’artiste qui lui est lié, elle substitue un idéal de solidarité, de fraternité. Idéal pénétré de substance religieuse, avec des préoccupations d’humilité, de combat pour une rédemption de l’humanité souffrante, et plus proche de l’enseignement du Christ que de l’Antéchrist annoncé par Nietzsche. En 1911, Franz Werfel est un poète à succès avec un recueil qui, significativement, a pour titre Der Weltfreund (L’Ami du monde ).
Dès 1914, essayant de tirer le bilan du bouillonnement intellectuel en cours, l’écrivain autrichien Hermann Bahr montre que celui-ci s’articule sur un terrain social parfaitement déterminé. La tentative de l’époque, dit Bahr, est de réduire l’homme à un «simple instrument», de le plier aux exigences de la machine, de l’obliger non plus à vivre mais à «être vécu». Tandis que l’impressionniste se soumettait à la domination bourgeoise et s’abaissait jusqu’à devenir le «gramophone du monde extérieur», une volonté de résurrection a éclaté chez l’homme humilié: «Voici que des ténèbres s’élève son cri de détresse – un cri qui appelle à l’aide, qui appelle à l’âme, à l’esprit. Tel est, en art, ce qui est nommé expressionnisme.»
En définitive, tous les domaines de la culture ont été bientôt bouleversés. Peinture et littérature, mais aussi danse, architecture, cinéma. Et jusqu’à l’enseignement! Des pédagogues réformateurs vont se réclamer d’une éducation «expressionniste» fondée sur l’éveil de la personnalité de l’enfant, dans le refus de toute méthode autoritaire. La notion d’expressionnisme en arrive à recouvrir, entre 1914 et 1922, beaucoup plus que des catégories esthétiques.
Quels supports?
C’est par les revues, qui permettent de se grouper sans que chacun perde son individualité, qu’est cherchée la transition vers l’autre monde prophétisé. De 1910 à 1922, elles sont le réservoir de toutes les énergies nouvelles. Entre ces deux dates, il en fut publié une centaine, rassemblant plus de deux mille cinq cents collaborateurs, dont un millier environ jusqu’alors complètement inconnus. Leur croissance témoigne d’ailleurs de l’insatisfaction des jeunes intellectuels allemands devant l’évolution sociale de leur pays, puisqu’elles sont une dizaine avant 1914 et une quarantaine à la fin de 1919. Symptôme d’un changement politique et de la retombée du mouvement, elles ne sont plus que huit en 1922.
La plus célèbre, Der Sturm (La Tempête), est fondée le 3 mars 1910 à Berlin par Herwarth Walden, qui exerçait depuis 1903 une activité de critique et d’animateur de sociétés littéraires. Elle est ouverte à tous les mouvements d’avant-garde européens, dont le futurisme et le cubisme. Tous les représentants de l’art moderne y sont convoqués, de Marinetti à Kandinsky, Delaunay, Apollinaire. De plus, Walden lui adjoint en 1912 une galerie de peinture. Et, à la fin de la guerre, un théâtre, dont il confie la responsabilité à Lothar Schreyer. Der Sturm représente ainsi, en Europe, l’un des centres les plus actifs de l’ensemble des tendances modernistes, le lieu de rendez-vous de tout ce qui compte dans le renouvellement de la réflexion esthétique et des formes d’expression.
Revue berlinoise concurrente: Die Aktion (L’Action), fondée en 1911 par Franz Pfemfert. Venu du journalisme politique, marqué par les idées anarchistes, celui-ci estime qu’il est impossible de séparer la littérature d’une critique sociale. C’est pourquoi, à la différence de ce qui se passe pour Der Sturm , il mêle dans son hebdomadaire des poèmes, des bois gravés, des dessins à de nombreux articles abordant les problèmes de la jeunesse et de l’éducation, le mouvement ouvrier ou le droit des femmes. Un manifeste de Ludwig Rubiner publié en mai et en juin 1912 est caractéristique de cette orientation: il prône l’intervention du poète dans la politique, lui demandant d’y injecter de toute sa violence persuasive la pureté de son éthique.
La diffusion de la nouvelle poésie est servie par l’existence de cabarets littéraires: autour des revues, des lectures de poèmes se développent dans des salles d’auberge ou des théâtres. À Berlin, le Nouveau Club et le Cabaret néopathétique, impulsés en 1910 par Kurt Hiller, sont l’origine du succès des poètes Georg Heym et Jakob Van Hoddis auprès de la jeune génération intellectuelle. Celle-ci connaît par cœur un poème de Jakob Van Hoddis publié en janvier 1911, Weltende (Fin du monde ): «Du crâne pointu du bourgeois le chapeau s’envole...»
Pour un homme nouveau
Les invocations à l’âme, à l’esprit reviennent avec insistance dans beaucoup de textes de l’époque. Comment les comprendre? D’une part, le réel avilissant, écrasant, est nié au profit de l’imagination, de l’émotion ou de l’exaltation lyrique. D’autre part, dans cette négation même, la volonté de régénération de l’homme est affirmée, l’avènement d’un homme nouveau est annoncé.
Dès le début, deux ailes constituent le mouvement dit expressionniste. Les uns ont en vue essentiellement une transformation des arts, de l’activité et de la perception artistiques. Ils sont préoccupés d’expériences esthétiques. Ils pensent que par là s’ouvrira aussi le chemin d’une renaissance des vraies valeurs humaines dans la société. C’est, dans l’ensemble, la position de Walden et des principaux collaborateurs de Der Sturm . Les autres sont attirés plus vivement par les luttes politiques et les changements sociaux. Pour le gros d’entre eux, ils publient dans Die Aktion . La cible de Pfemfert et de ses amis est l’ordre bourgeois. Leur idéal repose sur un art et une littérature possédant une fonction directement critique, avec les procédés qui lui correspondent: la satire, la caricature, le grotesque.
Ces deux tendances, néanmoins, sont portées par une opposition commune à une société qui aliène et mutile l’individu. Tel est ce qui, dans la sensibilité générale à leur temps, les réunit. Entre leur moi et le monde, leurs représentants éprouvent une contradiction douloureuse qu’ils essaient de surmonter par la création. Une création qui, d’ailleurs, ignore les frontières des genres. Ne sont pas rares ceux qui s’adonnent à la fois aux arts plastiques, à la poésie, au théâtre. Ainsi de Barlach, Kandinsky, Klee, Kokoschka, Meidner et bien d’autres.
Sous toutes ses formes d’expression, la prépondérance qu’ils accordent à leur moi, qu’elle soit nourrie d’affinités avec la pensée mystique, influencée par la lecture de Nietzsche puis, plus modérément, par celle de Freud ou inspirée par les théories anarchistes, leur permet de refuser la réalité existante. La projection de leur univers intérieur, leurs visions, leurs rêves sont pour eux des moyens de procéder à la désagrégation de cette réalité qu’ils ressentent comme une menace contre leur identité individuelle profonde.
En 1955, revenant sur sa jeunesse dans la préface à une anthologie de poèmes des années 1910-1920, Gottfried Benn soulignait combien l’exigence d’idéal avait été, avant 1914, un principe rassembleur, une source de cohésion au-delà de la variété des ambitions littéraires et des styles d’écriture. Prise collectivement dans un «soulèvement avec éruptions, extase, haine, soif d’une humanité nouvelle», la génération poétique d’alors, malgré les différences, use en commun d’un «langage qui vole en éclats pour faire voler en éclats le monde».
Ce point de rencontre explique la position de nombreux représentants de ladite génération devant la Première Guerre mondiale. En 1914, ils partent presque tous dans l’enthousiasme, soucieux de prouver qu’ils peuvent aussi se montrer, malgré leur opposition aux valeurs bourgeoises, de bons patriotes. Mais, en 1916, la majorité d’entre eux évolue vers le pacifisme, puis vers des conceptions révolutionnaires. Beaucoup participent aux événements révolutionnaires de 1918-1920: exemplaire l’engagement d’Ernst Toller à Munich, ce qui lui vaudra une condamnation à cinq ans de prison ferme. Et l’écrasement de la révolution en Allemagne, qui débouche sur une désillusion, signifie dans une certaine mesure la mort du mouvement expressionniste. Car ce qui est ressenti par ses protagonistes, c’est la fin des possibilités de transformation de l’individu. C’en est terminé du rêve de régénération de l’humanité.
Des procédés distinctifs
En 1921, dans sa préface à une anthologie de poésie intitulée Verkündigung (Annonciation ), l’une des plus célèbres de l’époque avec Menschheitsdämmerung (Crépuscule de l’humanité ) de Kurt Pinthus en 1919, Rudolf Kayser s’en prend à la génération immédiatement précédente, celle de Stefan George, de Rainer Maria Rilke, de Hugo von Hofmannsthal. Il lui reproche, comme Kurt Hiller auparavant, de s’être enfermée dans le royaume des expériences intimes, de s’être attachée à la «magie du verbe» et non à un «combat moral». Les poètes nouveaux, explique-t-il, sont entrés en «révolte» contre son emploi de formes éculées de représentation, aboutissement naturel de l’art pour l’art. Lassés de «répéter», de «redessiner» derrière la nature ou derrière quelqu’un d’autre, ils veulent se saisir de l’univers avec des «mains d’enfants». Résultat de cette volonté, l’invention du mot expressionnisme, un mot qui, à vrai dire, n’est pas selon lui très pertinent: «Il ne vaut rien non seulement à cause de sa banalité, mais parce que, en dépit d’elle, il a des prétentions – il donne l’illusion d’une communauté de programme qui n’existe pas.»
Au moment où Rudolf Kayser publie cette anthologie, les bilans sont justifiés. L’agonie de l’expressionnisme est constatée ici et là. Comment s’est-il manifesté depuis dix ans? Assurément, il n’a pas formé un mouvement homogène, pas plus dans la vision du monde que dans les intentions esthétiques. Les programmes n’ont pas manqué, mais ils ont été fort divers. Rudolf Kayser a raison: il n’en est pas sorti un style commun. Le ralliement d’un groupe d’artistes et d’écrivains à un corps de doctrine fortement charpenté n’a pas existé. Qui plus est, beaucoup de ceux qui ont été rassemblés par la critique littéraire sous la bannière expressionniste l’ont été malgré eux. Parfois même, ils ont récusé ouvertement cette affiliation.
Des traits distinctifs se dégagent néanmoins de toute cette littérature allemande écrite de 1910 à 1920 par la génération qui succède aux auteurs naturalistes, néo-romantiques et fin de siècle. Poèmes, nouvelles, romans et pièces de théâtre sont tout d’abord marqués par la projection exacerbée d’un moi autour duquel s’organise la composition de l’œuvre. La vision de ce moi commande à la représentation, et non la nature, le réel objectif. Ensuite, la psychologie traditionnelle est battue en brèche. La cohérence des caractères n’importe plus, mais l’émergence de pulsions, l’éruption des violences élémentaires de l’éros, la mise en action d’obsessions et de fantasmes, les comportements extatiques. Enfin, le style est animé par des procédés qui éloignent eux aussi du réel objectif: schématisation, grossissement, pathétisation, dynamisation. Avoir «dynamisé» la langue en la revitalisant, après avoir rejeté le vocabulaire et la syntaxe dévalorisés par les journaux, tel a été le mérite, selon Carlo Mierendorff en 1920, des poètes et prosateurs de cette génération dite expressionniste: ils ont accompli à son avis un «acte philologique» par excellence, un «acte d’ascèse» en opposition à la domination des platitudes ambiantes.
À la question de savoir ce qu’est un écrivain expressionniste, Lothar Schreyer répond en 1918: «Il donne forme à la vision intérieure qui s’offre à lui, à travers laquelle il prend intuitivement connaissance du monde. La vision intérieure est indépendante de ce qui est vu extérieurement. Elle est apparition, révélation. En son essence, voilà ce qu’est l’expressionnisme.» À la même date, le romancier Kasimir Edschmid confirme cette opinion en expliquant le sens de la révolution littéraire qui a été accomplie: «Nul ne met plus en doute que ce qui apparaît comme réalité extérieure ne saurait être la réalité authentique. Il faut que la réalité soit créée par nous.»
En vérité, ce qui vaut d’être qualifié d’expressionniste, en littérature comme ailleurs, c’est tout ce qui prend place dans un mouvement de libération à l’égard des normes, des conventions, des valeurs établies. Par ce mouvement, l’Allemagne s’ouvre aux courants modernistes. Il les intègre. Ce n’est pas un hasard si les écrivains de langue allemande les plus novateurs du premier quart de ce siècle, quel que soit leur pays d’origine, ont tous été mêlés à son aventure: Alfred Döblin, Leonhard Frank, Franz Kafka, Carl Sternheim, Ernst Weiss, Franz Werfel et, moins connus, Paul Adler, Carl Einstein, Franz Jung, Albert Ehrenstein. Les uns et les autres, dans des œuvres en prose antérieures à 1918, transforment le mode traditionnel de narration. En allemand, la poésie moderne prend sa source dans la même génération, avec des poètes comme Johannes R. Becher, Gottfried Benn, Georg Heym, Jakob Van Hoddis, Alfred Lichtenstein, Ernst Stadler, Georg Trakl.
À partir du début des années vingt, et pour une décennie, succède à ce mouvement extrêmement productif un courant qui, en tous points, se veut en réaction contre lui: la nouvelle objectivité. Au principe de la vision subjective sont substitués la soumission apparemment objective aux faits et le refus de tout pathétique. C’est alors le règne d’une littérature de constat, du roman de reportage, d’un théâtre documentaire d’actualité. Autre époque, à laquelle s’adaptent, même s’ils ne renient pas complètement les expériences formatrices de leur jeunesse, la plupart des rescapés de la génération dite expressionniste.
3. Cinéma
Le premier film expressionniste, Le Cabinet du docteur Caligari (1919), né en Allemagne, est dû au hasard, à une époque où l’apogée de l’expressionnisme dans les autres arts était déjà dépassé depuis des années.
La naissance à partir du décor
Un scénario bizarre au sujet hallucinant, écrit, grâce à un de ses auteurs, Carl Mayer, dans un style expressionniste explosant en phrases courtes, en exclamations entrecoupées, fut confié, selon les habitudes des studios allemands, à un décorateur, Hermann Warm. Celui-ci l’étudia le jour même avec deux amis peintres employés comme lui au studio. Attiré par ce scénario étrange, l’un d’eux, Walter Reimann, proposa d’exécuter les décors sur des toiles peintes dans un style expressionniste. Le producteur, envisageant un film bon marché, y consentit; le metteur en scène, Robert Wiene, fit de même.
Toutefois, le grand public boudait un film où des ruelles étroites se prolongeaient en lignes ondulées et suintaient d’angoisse, où des maisons ne semblaient être que des cubes vaguement penchés, où des portes étrangement obliques et les losanges déformés de fenêtres paraissaient ronger insidieusement les murs. Le comportement expressionniste des acteurs, aux gestes brusques et sans liaison logique, à la mimique grimaçante, ainsi que leurs maquillages et accoutrements insolites, adaptés à la distorsion du décor, choquaient les spectateurs, tandis que de rares intellectuels acclamaient cette œuvre nouvelle. Exporté deux ans après comme film «autrichien» à cause de l’hostilité persistante des autres pays envers l’Allemagne depuis la guerre mondiale, Le Cabinet du docteur Caligari obtint un grand succès en France et aux États-Unis.
Le tournage intégral en studio, même pour des extérieurs abstraits, devint une des caractéristiques du cinéma expressionniste. Car les préceptes de cet art forcèrent les artistes qui le pratiquaient à «forger leur monde», à ne pas tomber dans la «décalcomanie servile du naturalisme».
Difficultés de délimitation
Aujourd’hui, où l’on croit à tort que presque tous les films allemands des années vingt sont expressionnistes, on tend à en penser autant de certains films des années dix. Or L’Étudiant de Prague (1913) de Stellan Rye et Paul Wegener est tourné dans les extérieurs naturels de cette ville et comporte même quelques intérieurs réalisés dans un vrai château. Dans les rares intérieurs tournés au studio flotte un envoûtant clair-obscur à la Rembrandt, souvenir plutôt de la magie des ombres et lumières sur la scène de Max Reinhardt, à la troupe duquel Paul Wegener appartint pendant des années. On sait peu du premier Golem (1914), film perdu de Wegener et Henrik Galeen. Quant au deuxième Golem (1920), Paul Wegener s’est toujours défendu d’avoir voulu en faire un film expressionniste, et cela malgré les décors du célèbre architecte Hans Poelzig. Aussi les contours originaux de bâtiments gothiques transparaissent-ils encore quelque peu dans les maisons aux pignons raides du ghetto; seuls les intérieurs, avec leurs nervures et ogives en demi-ellipses, dénoncent l’appartenance au style expressionniste. Mais ici encore le clair-obscur fluide semble provenir des effets de Max Reinhardt.
Cela révèle le caractère hybride de maint film dit expressionniste. Déjà Wiene lui-même, essayant d’exploiter de nouveau le caligarisme, n’atteint plus la valeur plastique de celui-ci dans son film suivant, Genuine (1920), et cela malgré un scénario du même Carl Mayer et les décors d’un peintre expressionniste célèbre, Cesar Klein. Son Raskolnikov (1922) s’imposa grâce à la transformation fantastique et presque surréelle des décors par Andrei Andreiev; mais ici également les éclairages rappellent ceux de Max Reinhardt.
Comme Wegener, Fritz Lang déclare que son film Les Trois Lumières (1921) n’est aucunement expressionniste, bien que certains effets d’éclairages et une sorte de Chine drolatique dans un des trois épisodes se prêtent à une parodie de certaines exigences de ce type. C’est le même cas pour Nosferatu (1921-1922), film de F. W. Murnau, tourné dans des extérieurs naturels aux Carpates et dans les villes de la mer Baltique; seuls deux acteurs, Max Schreck dans le rôle du comte Orlok, le vampire, ainsi qu’Alexander Granach, dans celui du satanique agent immobilier Knock, ont su trouver pour leurs créatures de cauchemar une attitude expressionniste.
Romantisme et expressionnisme
En vérité, il existe fort peu de films intégralement expressionnistes; on confond souvent le contenu romantique d’un film allemand où transparaissent l’angoisse ou l’horreur avec l’expressionnisme.
Un des rares films totalement expressionnistes, que l’on n’a même pas osé présenter à son époque en Allemagne alors qu’il connut un grand succès au Japon, a été retrouvé dans les archives de la Cinémathèque japonaise: De l’aube à minuit (1920), tourné par Karl Heinz Martin, à cette époque metteur en scène de théâtre; il a réalisé ce film d’après une pièce de Georg Kaiser.
Sur fond noir, quelques ébauches de décor se détachent comme découpées; ici et là apparaît un meuble, un coffre-fort immense. Parfois des traits de craie suffisent pour indiquer le lieu. Certaines formes sont hors de proportion et sans rapport logique avec leur entourage, selon les préceptes de l’expressionnisme.
Ces rares décors sont striés de lignes ou rehaussés de taches claires ou sombres comme c’est également le cas pour les vêtements et même les visages des acteurs, afin de conférer à l’ensemble un caractère nettement graphique, proche des gravures sur bois d’un artiste tel que Schmidt-Rottluff.
Le cinéma expressionniste et l’acteur
Cependant, un tel film permet de se rendre compte des difficultés que rencontre la création d’une œuvre qui serait intégralement expressionniste: l’acteur, cette Naturform , cette forme naturelle, comme le déplorent les fervents du genre, reste souvent un obstacle. Il n’y a ici que Ernst Deutsch, caissier en fuite, arraché à son monde quotidien, morne et honnête, qui atteigne le vrai comportement expressionniste, comme dans Caligari seuls Conrad Veidt et Werner Krauss y parviennent.
L’acteur sur scène pouvait s’attacher aux paroles; il les «jette» – ainsi s’exprime Léontine Sagan, d’abord actrice expressionniste et plus tard metteur en scène de Jeunes Filles en uniforme (1931) – «comme des pierres d’une catapulte au public». L’acteur du film muet peut seulement avoir recours à la pantomime, à des gestes et à la mimique sans nuances intermédiaires; ce qui fait que certains acteurs moins doués se contorsionnent malhabilement sans sortir du naturalisme.
Un autre film intégralement expressionniste, Le Cabinet des figures de cire (1924), de Paul Leni, décorateur de théâtre, peintre, affichiste et cinéaste, porte un titre adéquat que l’on peut rapprocher de celui du Cabinet du docteur Caligari . Dans ses trois épisodes, Paul Leni nous présente avec un raffinement et un rare sens décoratif trois stades divers de l’expressionnisme. Le premier épisode, avec Haroun al-Rachid et la femme du boulanger, offre des décors farfelus, gonflés comme de la pâte, assortis au physique bouffi d’Emil Jannings, énorme toupie affublée d’un turban immense qui ressemble curieusement aux coupoles orientales de Bagdad
Le deuxième épisode, où se déroulent les exploits d’un Ivan le Terrible extraordinairement sanguinaire, met en évidence le jeu de l’acteur. Des plafonds bas et des corridors étroits forcent les corps à se courber brusquement, à longer les murs, le buste en avant, la taille rompue, bref à assumer cette attitude de «diagonale dynamique» qu’exaltent les expressionnistes.
Le troisième épisode, Jack l’Éventreur, aboutit à un expressionnisme quasi total. Des angles se brisent, des triangles trouent l’espace, le sol devient inégal, glisse sous les pas, des parois obliques cèdent. Des surimpressions transforment à chaque instant l’image fugitive, et le fantôme énorme de Jack l’Éventreur (Werner Krauss) y flotte telle une menace, se doublant, se triplant constamment. Dans ce chaos des formes, le choc des lumières et des ténèbres devient infernal.
Lutte avec le naturalisme et survivance
Toutefois, déjà en 1921, le Kammerspielfilm , créé par Carl Mayer, en prônant les piètres tragédies quotidiennes ainsi que la description des réactions psychologiques – toutes choses condamnées par les expressionnistes –, avait constitué une «gifle naturaliste infligée aux snobs expressionnistes» et tenté d’abolir ce cinéma, sans y parvenir; ce fut ainsi le cas d’Escalier de service de L. Jessner et P. Leni et Rails de Lupu Pick.
Bien que, vers 1927, le cinéma allemand sorte de la «féerie du laboratoire», du vase clos des studios, avec Berlin, symphonie d’une grande ville , tourné par l’avant-gardiste Walter Ruttmann, dont le scénariste est encore Carl Mayer, pour atteindre, en 1929, des effets de plein air quasi impressionnistes dans Les Hommes le dimanche de Robert Siodmak, on retrouve dans beaucoup de films des années vingt-cinq à trente de curieuses survivances et des échos vagues du genre. Le magicien Rothwang de Metropolis (1926), film de Fritz Lang, présente encore des gestes saccadés qui conviennent évidemment à son rôle de demi-fou. Et les ruelles de L’Ange bleu (1930), film de Josef von Sternberg, révèlent des maisons chancelantes et obliques, provenant d’une vision expressionniste.
expressionnisme [ ɛkspresjɔnism ] n. m.
• 1921; de expression
♦ Forme d'art faisant consister la valeur de la représentation dans l'intensité de l'expression (d'abord en peinture). L'expressionnisme allemand, flamand. — Par ext. L'expressionnisme dans le ballet, au théâtre, au cinéma. « Sur le plan technique, l'expressionnisme évolua sans perdre son principe : une vision subjective du monde [...] L'emploi expressif de la lumière devint la marque du cinéma allemand, expressionniste ou non » (Sadoul).
● expressionnisme nom masculin (de expression) Tendance artistique caractérisée par une vision émotionnelle et subjective du monde, qui s'affirme notamment dans le premier quart du XXe s. Caractère d'une œuvre d'art, d'époque quelconque, qui privilégie l'expressivité par rapport au respect d'un code formel. En chorégraphie, courant introduit par les adeptes allemands de Rudolf von Laban et qui se fondait sur la traduction essentielle et vivante de toutes les émotions. ● expressionnisme (expressions) nom masculin (de expression) Expressionnisme abstrait, courant artistique essentiellement américain, qui s'est imposé dans les années 1940 et 1950.
expressionnisme
n. m. Forme d'art qui s'efforce de donner à une oeuvre le maximum d'intensité expressive.
Encycl. L'expressionnisme, dans le sens le plus large du terme, est une tendance permanente de l'art mais il s'est surtout manifesté au XXe s. dans les pays occidentaux qui connaissent une crise de civilisation. Angoisse, sens du tragique et volonté outrancière de les dire, de les crier, caractérisent l'expressionnisme; à la violence de l'intention correspond un goût avoué pour la recherche de l'effet. En peinture, Van Gogh et Gauguin, puis Ensor, Munch et Matisse sont à l'origine des tendances expressionnistes contemporaines. Au cinéma, l'expressionnisme a marqué un grand nombre de metteurs en scène dans les années 1920 (Murnau, F. Lang, etc.).
⇒EXPRESSIONNISME, subst. masc.
Courant de création qui, au début du XXe siècle, a réuni en Allemagne puis en Europe, tous les artistes qui se proposaient de communiquer une expression, une traduction énergique, forte, violente de leurs sentiments ou de certains aspects de la réalité par la peinture d'abord, puis par le cinéma et la littérature :
• La littérature tchèque d'après la guerre est en effet intimement liée à l'expressionnisme allemand et à l'unanimisme français. Au Vous êtes des hommes de P.-J. Jouve et à L'homme est bon de Leonhard Frank répondent, de Prague, le Vive la vie! de S.-K. Neumann et L'amour est toute la vie de Jiri Wolker.
Art et litt., 1936, p. 5005.
Prononc. et Orth. :[]. Cf. é-1. P. harmonis. vocalique dans le lang. cour. : [-] (cf. WARN. 1968). Étymol. et Hist. 1921 (THARAUD, Israël est roi, p. 160). Dér. de expression; suff. -isme (cf. impressionnisme auquel il s'oppose) ou peut-être empr. à l'all. Expressionismus (1911 ds J. JAHN, W. der Kunst) par l'intermédiaire de l'angl. expressionism (1908 ds NED). Fréq. abs. littér. :9.
expressionnisme [ɛkspʀesjɔnism] n. m.
ÉTYM. 1921; de expression, et -isme.
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♦ Forme d'art faisant consister la valeur de la représentation dans l'intensité de l'expression. || L'expressionnisme s'est d'abord manifesté dans la peinture par réaction contre l'impressionnisme. || L'expressionnisme allemand, flamand. || Rouault, Ensor, Munch, Kokoschka, Soutine, représentants célèbres de l'expressionnisme.
1 Le terme nouveau d'expressionnisme est venu du mot « expression » pris dans son sens classique de « représentation des passions ». Si l'on se réfère à la proposition de Diderot, « on a de l'expression avant d'avoir de l'exécution et du dessin », il ne faut pas s'étonner que le terme « Expressionismus » ait été proposé par la critique allemande, il y a cinquante ans, pour qualifier en général toute peinture, mais particulièrement celle où la représentation des sentiments humains passe avant la résolution des problèmes purement plastiques… C'est un retour à une forme sentimentale de Romantisme.
M. Raynal, la Peinture moderne, p. 54.
♦ Par ext. || L'expressionnisme au théâtre. || L'expressionnisme allemand est une réaction contre l'observation naturaliste. || Certaines théories dramatiques de Diderot annoncent l'expressionnisme. || L'expressionnisme dans la mise en scène. — L'expressionnisme au cinéma.
2 Dans les jours troublés qui suivirent la défaite, l'expressionnisme envahit la rue berlinoise, les affiches, le théâtre, la décoration des cafés, les boutiques et les étalages (…) Les films doivent devenir des dessins rendus vivants, proclamait alors Herman Warm (…) L'horreur, le fantastique et le crime dominent l'expressionnisme qu'on aurait pourtant tort de considérer comme une transition entre le Grand-Guignol et la terreur américaine à la Frankenstein (…) Sur le plan technique, l'expressionnisme évolua sans perdre son principe : une vision subjective du monde (…) L'emploi expressif de la lumière devint la marque du cinéma allemand, expressionniste ou non.
Georges Sadoul, Histoire d'un art, le cinéma, p. 145-147.
Encyclopédie Universelle. 2012.