CASTRISME
D’un point de vue historique, l’Amérique latine n’est pas le continent où se sont produits le plus grand nombre de coups d’État et de bouleversements politiques violents. L’Afrique, dans ce domaine, la précède largement. Mais l’Amérique latine reste sans doute la région de la planète où le vocable «révolution» est le plus fréquemment employé. L’intervention des forces armées dans la vie publique des nations latino-américaines a changé de sens, de nature et d’ampleur. Si le caudillo classique – le chef de guerre qui prend le pouvoir pour lui-même – a marqué tout le XIXe siècle et le début du XXe siècle, c’est l’armée en tant que telle qui est progressivement devenue un «groupe de pression» politique. En revanche, la valeur quasi mythique du mot «révolution» n’a guère évolué.
Il n’y a guère de régime, en Amérique latine, orienté à droite ou à gauche, qui ne se soit proclamé résolument «révolutionnaire». La caricature atteint parfois le grotesque ou le dérisoire. Des régimes, parfois civils mais le plus souvent militaires, en tout cas ouvertement autoritaires, voire dictatoriaux, ont prétendu réaliser une authentique «révolution». Trois «ruptures», pour s’en tenir au seul XXe siècle, peuvent être considérées comme réellement «révolutionnaires». La première a eu lieu au Mexique de 1910 à 1917. Elle a bouleversé le Mexique colonial et féodal et posé les bases d’un régime qui a beaucoup évolué mais se réclame encore aujourd’hui des idéaux qui présidèrent à ce soulèvement.
La deuxième se situe en Bolivie en 1952. Le Mouvement nationaliste révolutionnaire, héritier des frustrations et des déceptions de la désastreuse guerre du Chaco contre le Paraguay, lance ses milices armées à l’assaut du pouvoir et décrète une réforme agraire radicale pour l’époque. Les grandes différences de situations entre la Bolivie et le Pérou, autre pays andin à forte composante ethnique indienne, s’expliquent encore aujourd’hui par le «choc» de 1952. Et ce n’est pas un hasard si le commandant Guevara, compagnon de la première heure de Fidel Castro, a choisi la Bolivie en 1967 pour tenter d’en faire une «base» permettant de développer toute une série de mouvements de guérilla dans les pays voisins.
La troisième rupture, en 1959, est la rupture cubaine. Paradoxalement, la révolution castriste a été négligée et même franchement sous-estimée à ses débuts. L’épopée de la poignée de maquisards réunis par Fidel Castro dans la sierra Maestra a été à peu près ignorée par l’opinion internationale jusqu’en 1958. L’entrée triomphale des colonnes castristes à La Havane en janvier 1959 n’a pas seulement surpris le dictateur Batista. Elle a pris de court les analystes qui s’interrogeaient sur les véritables objectifs de ce soulèvement. L’ambiguïté a duré plusieurs mois. Humaniste et pragmatique dans un premier temps, saluée par une notable partie de l’opinion nord-américaine, la «rupture» castriste a viré du «vert-olive», couleur de l’uniforme des maquisards fidélistes, au «rouge» violemment anti-américain. «Nous ne savons pas très bien nous-mêmes comment appeler ce que nous sommes en train de construire et nous n’en avons cure» déclarait Fidel Castro au lendemain de sa victoire. Et il ajoutait «nous ne sommes pas communistes». Mais, dès 1961, il proclamait Cuba «socialiste». Et, en 1965, il créait un nouveau Parti communiste cubain (P.C.C.) en réunifiant toutes les tendances «révolutionnaires» de 1959 mais en assurant la prééminence à ses propres adhérents du Mouvement du 26-Juillet et en intégrant le «vieux» et bien modeste Parti communiste cubain (ex-Parti socialiste populaire, P.S.P.) longtemps hostile au soulèvement armé, selon lui «aventuriste», des compagnons de Fidel Castro.
Depuis 1959, le castrisme a beaucoup évolué. Non seulement il a radicalement modifié les structures de l’île, les relations humaines, le style de vie jusqu’alors plus profondément imprégné de l’American way of life que celui de n’importe quel autre pays d’Amérique latine, mais il est devenu idéologie, modèle, vitrine, exemple et aussi repoussoir pour ses adversaires. Première révolution socialiste du continent américain, le castrisme s’est voulu exemplaire et en constante expansion. Après avoir échappé à la forte pression des États-Unis, le castrisme est resté étroitement lié à Moscou jusqu’à l’éclatement de l’empire soviétique. Il a été utilisé, à plusieurs reprises, dans l’épreuve de force entre superpuissances. Frappé par la crise des idéologies, il lutte aujourd’hui pour sa survie.
1. Essai de définition
Bien plus que le léninisme, le trotskisme ou le maoïsme, le castrisme est personnalisme avant d’être doctrine. Ce n’est pas parce que l’Amérique est la terre par excellence des caudillos, car les Cubains rejettent le culte de la personnalité même s’ils le pratiquent sans s’en apercevoir. Mais il est évident que la poignée de révolutionnaires castristes a joué un rôle absolument hors de proportion avec son importance objective et que le numéro un, le lider máximo , marque d’une emprise exceptionnellement puissante toute la trajectoire de l’aventure fidéliste et sa projection castriste.
De l’appel de Madero en 1910 jusqu’en 1917, le mouvement révolutionnaire mexicain a surgi de la terre avec une grande violence certes, mais cette première grande révolution sociale de l’Amérique latine était inexorablement inscrite dans les faits et l’équilibre des forces. Le succès de la révolution cubaine a été suspendu en revanche d’une manière permanente aux impondérables et aux décisions de quelques hommes.
Pour les révolutionnaires mexicains, la réforme agraire et la non-ingérence des capitaux étrangers avaient été des slogans et des objectifs évidents dès le premier jour. Le castrisme, lui, est né d’une protestation idéaliste et forcenée contre la corruption et l’injustice. Sa doctrine, sa tactique et sa stratégie révolutionnaires, ses intentions politiques, ses objectifs économiques et sociaux se sont définis peu à peu et sous la pression des événements. La nécessité de forger une idéologie n’est apparue qu’après la conquête du pouvoir. Ce point est capital: le ralliement de la révolution cubaine au camp socialiste et l’adoption du marxisme-léninisme par Fidel Castro en 1961 ne sont pas la conséquence d’une volonté exprimée a priori, mais d’une évolution dont la logique n’est évidente qu’a posteriori.
La fidélité du castrisme à son essence impliquait sans aucun doute un combat déterminé contre l’influence et les intérêts des États-Unis, mais cette fatalité n’était pas évidente pour les dirigeants et l’opinion des États-Unis au moment où la révolution cubaine n’était que la révolte d’une poignée d’hommes contre la stupide et cruelle dictature Batista. Il est vrai que le rôle de neutralisation joué par l’opinion nord-américaine en faveur de la révolution cubaine combattante n’est pas négligeable et la modification rapide de ce facteur a conditionné les chances du castrisme à l’échelle continentale.
La victoire de la révolution cubaine prouvait sans aucun doute que l’instauration d’un pouvoir socialiste par la lutte armée était possible également en Amérique, mais la manière dont cette victoire a été acquise modifie la projection du castrisme. Le commandant Ernesto Che Guevara, compagnon de la première heure de Fidel Castro, théoricien de la guerre de guérilla et du «foyer» insurrectionnel, a lui-même affirmé qu’«après Cuba l’impérialisme américain ne se laissera plus jamais surprendre». Chanson de geste héroïque et généreuse lorsqu’il se limitait aux cheminements des guérilleros barbus dans les contreforts de la sierra Maestra, le castrisme est devenu une volonté de puissance et d’expansion malfaisante lorsqu’il a osé s’attaquer aux structures économico-sociales de l’île et aux positions de l’impérialisme en Amérique latine. Castro devient alors un «redoutable dictateur», et le «castro-communisme» – néologisme né d’une évidente volonté de dépréciation – prend le relais d’une subversion dénoncée depuis la conquête de l’indépendance politique par toutes les forces attachées au statu quo.
Ces deux jugements extrêmes et formulés dans les mêmes secteurs d’opinion à peu de distance illustrent les difficultés d’une définition objective.
2. Une évolution permanente
L’héritage
Tout à la fois aventure victorieuse, triomphe d’une avant-garde révolutionnaire consciente, style de gouvernement, magie du verbe, volonté de démocratie directe, tactique et stratégie repensées à partir d’un marxisme-léninisme vécu dans le Tiers Monde, recherche du véritable homme socialiste, instauration d’une société libérée des stimulants matériels, diplomatie farouchement indépendante et sourcilleuse, le castrisme n’est cependant pas fondamentalement original. La guérilla et la lutte armée sont des composantes traditionnelles de l’histoire de l’Amérique latine. Dans les années vingt, Sandino, qui suscitait l’admiration des universitaires américains, luttait les armes à la main en Amérique centrale contre les troupes de Somoza au service des intérêts nord-américains. Dix ans plus tôt, Emiliano Zapata avait brandi les drapeaux exaltants de la réforme agraire toujours promise et jamais accordée dans un continent où la masse énorme et misérable des paysans sans terre continue de représenter la majorité de la population active.
Les rumeurs de violences et de combats désespérés n’ont en fait cessé de monter du continent américain depuis le début du XIXe siècle, mais cette agitation a souvent donné l’impression d’un désordre irrationnel. Mais, pour la première fois – c’est la véritable nouveauté du castrisme –, la violence armée s’insère dans une vision du monde logique sinon cohérente. En devenant un élément virtuellement important d’un conflit planétaire et d’une guerre froide provisoirement atténuée, le castrisme a permis à l’Amérique latine d’accéder à la solidarité internationale. Non que cette solidarité n’existât pas avant 1959. Mais elle n’était pas perçue dans sa totalité. Ce n’est pas un hasard si la crise des fusées à l’automne de 1962 a mis le monde au bord de la guerre thermonucléaire.
Un radicalisme
Autre innovation du castrisme: le radicalisme de ses réformes de structures. La réforme agraire mexicaine est antérieure à celle de Cuba, et celle qui fut décrétée en Bolivie par le docteur Paz Estenssoro en 1952 a, dans une certaine mesure, modifié les rapports de forces dans le pays qu’Ernesto Che Guevara avait choisi en 1967 pour base de départ d’une insurrection agraire généralisée. Mais la réforme mexicaine a été relativement longue à se mettre en route; elle a connu des aléas, des accélérations certaines et des coups de frein non moins évidents; elle a été vantée, institutionnalisée, mais également détournée de ses intentions. Ses résultats – non négligeables – ne sont apparus qu’après plusieurs années, à une époque où l’élan impétueux de la révolution était singulièrement atténué. Le bureaucratisme inéluctable et la volonté de rester fidèle aux grands principes de la Constitution de 1917 définissent une réforme agraire octroyée et non plus conquise sous la pression des masses. En Bolivie, la réforme agraire de 1952, génératrice d’une certaine amélioration du niveau de vie, accuse la mise en quarantaine du prolétariat travaillant dans les mines d’étain. À Cuba, un an seulement après la victoire de la révolution, on compte plus de six cents coopératives agricoles disposant de «magasins du peuple»; les paysans viennent y acheter les produits indispensables à des prix modiques. Sept ans après cette même victoire, des «fermes du peuple» se créent: il s’agit de supprimer le salaire et de donner naissance à la première «société communiste intégrale». Des générations d’ingénieurs agronomes et des chefs de chantiers agricoles sont formés dans les nouvelles universités technologiques, tandis que l’école Camilo Cienfuegos, au pied de la sierra Maestra, accueille les fils de guajiros , les paysans cubains sans espérance et sans terre de la période prérévolutionnaire.
Bien des erreurs et des tâtonnements sont commis dans cette recherche précipitée de nouvelles formules pour bouleverser les structures agraires de l’île, mais on ne saurait sous-estimer la puissance d’attraction du castrisme en raison de cet accent mis délibérément sur les problèmes de la terre.
Le rôle des masses rurales
La grande masse des paysans d’Amérique latine vit dans des conditions précaires et parfois même inhumaines. Les plaies du latifundio alternant avec celles du minifundio , l’analphabétisme, l’oppression des systèmes d’exploitation féodaux, la faim, une mortalité galopante, le sous-développement culturel: ces réalités volontiers minimisées par les dirigeants offrent, en théorie au moins, un terrain exceptionnellement favorable à la propagation de l’idée castriste. Il est significatif que les projets de réformes agraires se soient multipliés en Amérique latine depuis 1959. Plus ou moins dynamiques, ces projets se heurtent dans la plupart des cas au mauvais vouloir des classes possédantes et ne représentent qu’un élément mineur dans le bilan des succès et des défaites du castrisme dans l’hémisphère occidental. En réalité, ces contre-feux sont d’une faible efficacité. S’ils servent les dirigeants, c’est que l’incendie ne s’est pas propagé dans les conditions et avec la vitesse annoncées par les révolutionnaires castristes. «Il y a une leçon dont devraient profiter nos frères d’Amérique qui habitent des pays essentiellement agricoles comme le nôtre», écrivait Ernesto Guevara en 1959, «c’est qu’on ne peut prétendre faire la révolution d’abord dans les villes où sa portée sociale sera forcément incomplète. Il faut faire les révolutions agraires, lutter dans les champs et dans les montagnes et de là porter la révolution dans les villes.» Le thème castriste d’un «foyer» insurrectionnel, né dans la campagne et se développant jusqu’à déboucher sur la formation d’une armée révolutionnaire et la conquête du pouvoir, a évidemment été conçu dans la sierra Maestra. Mais ce thème, rationalisé par Régis Debray dans Révolution dans la révolution? , était déjà ébauché dans le discours prononcé par Fidel Castro devant ses juges le 16 octobre 1953 à Santiago de Cuba: «Voici les six problèmes pour la solution desquels nous aurions pris des décisions immédiates en même temps que pour la restauration des libertés publiques et de la démocratie politique: la terre, l’industrialisation, la construction, le chômage, l’éducation et la santé. 85 p. 100 des petits fermiers de Cuba payent un loyer et vivent sous la menace constante d’être dépossédés de la terre qu’ils cultivent. Plus de la moitié des meilleures terres appartiennent aux étrangers. Dans la province d’Oriente, la plus grande de nos provinces, les terres de l’United Fruit Co. et de la West Indian Co. s’étendent de la côte nord à la côte sud. Il y a deux cent mille familles paysannes qui ne possèdent pas un lopin de terre où planter un potager pour leurs enfants affamés. La grandeur et la prospérité du pays sont liées à la santé et à la vigueur des paysans qui aiment la terre et qui savent la cultiver, à condition d’être encadrés par un État capable de les guider et de les protéger.»
De l’humanisme libéral et chrétien initial au communisme d’inspiration européenne, puis au communisme révolutionnaire à l’usage des pays du Tiers Monde, le castrisme n’a pas varié, depuis 1953, dans sa recherche d’une société où la masse paysanne échapperait aux fatalités du Moyen Âge. Depuis 1959, c’est dans les zones rurales que le castrisme a donné l’impression d’être en état de modifier le statu quo: secteur oriental du Guatemala, chaînes montagneuses de Colombie et du Venezuela, vallées du haut Pérou.
3. La dimension continentale
Que faire? Le castrisme répond par la théorie du foco , du foyer insurrectionnel dont Che Guevara a exposé les conditions de développement: «La révolution cubaine a fait trois apports fondamentaux à la mécanique des mouvements révolutionnaires en Amérique: 1. Les forces populaires peuvent gagner une guerre contre l’armée. 2. Il ne faut pas toujours attendre que soient remplies toutes les conditions pour la révolution; le foyer insurrectionnel peut les créer. 3. Dans l’Amérique sous-développée, le terrain de la lutte armée doit être fondamentalement la campagne.»
Les vicissitudes
Les dirigeants cubains comme ceux des autres pays latino-américains confrontés avec des mouvements insurrectionnels armés ont une égale propension, pour des raisons certes différentes, à surestimer l’impact propre du castrisme. En fait, si la vague castriste a paru s’étendre de 1959 à 1968 avec quelques succès et beaucoup d’échecs, elle a souvent recouvert ou réanimé des foyers anciens et parfois mal éteints. Le mouvement armé du Guatemala issu de l’échec d’une insurrection de jeunes officiers s’inspira au moins autant de l’expérience progressiste locale (close en 1954 sur l’intervention indirecte des États-Unis) que de la «geste» cubaine. La psychologie des paysans guatémaltèques – y compris les habitants de la zone du Motagua ou de la côte du Pacifique – n’a que de lointains rapports avec celle des guajiros de la sierra Maestra. Les succès les plus significatifs des guérilleros guatémaltèques ont été, dans les années soixante, remportés dans la capitale. Les «foyers» de guérilla, implantés dans les zones agraires, tout particulièrement dans les secteurs proches de la frontière du Honduras et le long du fleuve Motagua, n’ont pas réellement bénéficié d’un soutien des populations paysannes (largement métissées dans ces secteurs) et n’ont survécu que grâce à l’appui de réseaux urbains relativement puissants. C’était déjà une «distorsion» de la théorie castriste. Cette insécurité des campagnes a favorisé la formation de milices paramilitaires terroristes aux ordres des grands propriétaires et a généralisé la terreur «blanche». La guérilla d’inspiration castriste des années soixante a finalement été noyée dans le sang par les forces armées, soutenues par les États-Unis, responsables de la mise à mort de l’expérience démocratique et progressiste née en 1944. Mais les vaincus ont tiré les leçons de cet échec. Ils se sont repliés, méditant de repartir à l’assaut sur de nouvelles bases. Ce qu’ils ont fait à partir de 1971. En Colombie, les mouvements armés d’inspiration castriste se sont développés parallèlement aux mouvements d’autodéfense de paysans confrontés depuis 1948 à une sévère répression. Ils ont été dirigés par de jeunes intellectuels venus des villes, notamment de Bogota, et l’écrasement, à partir de 1964, des zones d’autodéfense paysanne où le Parti communiste tentait de prendre pied n’a laissé aux «foyers» castristes que des zones et des possibilités d’action assez semblables à celles que l’on a pu observer au Venezuela à partir de 1961. Dans ce pays, le mouvement insurrectionnel armé du Falcón, proche de Maracaibo, n’a jamais réussi, en cinq années de lutte, à atteindre le niveau d’implantation obtenu par la révolution cubaine deux ans après le débarquement du Granma à Playa Colorada. Le mouvement castriste au Venezuela s’est fait davantage connaître par des actions spectaculaires mais peu rentables – le kidnapping de personnalités par exemple – que par l’extension rapide et solide des zones de guérilla rurale.
Dans le haut Pérou, où Luis de La Puente et Guillermo Lobaton tentèrent d’exploiter un terrain préparé par l’action syndicale de Hugo Blanco, le mouvement insurrectionnel armé d’inspiration castriste du printemps de 1965 a été assez rapidement annihilé par une contre-offensive vigoureuse des forces armées péruviennes. De 1959 à 1961, d’autres échecs mineurs du castrisme insurrectionnel peuvent être relevés en Argentine (Mouvement de Tucumán), au Paraguay (Mouvement du 14-Mai), en république Dominicaine (liquidation de maquis dirigés par Jimenez de Moya et donnant naissance au Mouvement du 14-Juin dont le rôle dans le soulèvement d’avril 1965 a été considérable), en Colombie (premier échec du M.O.E.C., Mouvement ouvrier étudiant paysan), en Équateur (Union révolutionnaire de la jeunesse).
Le foyer du Nancahuazu
Le «foyer» insurrectionnel du Nancahuazu, dans la province bolivienne de Santa Cruz, est un autre exemple d’échec d’une guérilla castriste en Amérique du Sud. Préparé pendant l’automne de 1966, découvert en mars 1967 et détruit par les forces armées boliviennes en octobre 1967 après la capture et l’exécution du commandant Che Guevara, ce «foyer» implanté dans une zone rurale à proximité de centres pétroliers était conçu, selon les révélations apportées par la publication du Journal de Bolivie de Che Guevara, comme une future base de départ pour des opérations de guérilla dans les pays voisins: nord de l’Argentine, Brésil, haut Pérou, Paraguay. Il est difficile d’apprécier la dernière tentative de Che Guevara: il semble en effet qu’il a dû engager l’action armée en Bolivie même avant la date qu’il avait primitivement envisagée et dans des conditions différentes de celles qui étaient prévues. «La Bolivie, a écrit Régis Debray en 1965, est le pays où les conditions objectives et subjectives sont les mieux réunies, le seul pays d’Amérique du Sud où la révolution socialiste soit à l’ordre du jour malgré la reconstitution d’une armée intégralement détruite en 1952.»
Il est remarquable que, dans toutes les expériences castristes en Amérique du Sud de 1959 à 1968, le soutien des paysans a fait généralement défaut. Che Guevara s’en plaint amèrement à plusieurs reprises dans son Journal de Bolivie. L’une des raisons du succès de la révolution cubaine a effectivement été le ralliement progressif des paysans à un mouvement armé, faible au départ, tenant ensuite en échec les forces armées de la dictature, pratiquant dans les zones libérées la réforme agraire promise. Pour des raisons différentes et variables selon les pays considérés, ce ralliement des paysans n’a pu se produire ailleurs: manque de conscience politique, accélération de la contre-offensive des forces armées parfois aidées par des spécialistes nord-américains de la contre-guérilla, faiblesse des foyers insurrectionnels, absence d’articulation entre la «base paysanne» et les «réseaux urbains», conflits entre dirigeants d’extrême gauche parfois ralliés à la lutte armée par opportunisme. Chaque expérience mériterait un examen particulier et approfondi.
Il ne s’ensuit pas que les thèses castristes – et notamment la priorité accordée à la lutte armée dans les campagnes – soient erronées. Le rebondissement, sous des formes différentes, de la guérilla dans les années soixante-dix et quatre-vingt en Amérique centrale, notamment au Nicaragua et au Pérou, a montré que la conquête du pouvoir par la violence armée passait d’abord par une progression victorieuse de l’insurrection dans les campagnes. Cela a été évident en Uruguay, où le soulèvement des Tupamaros, réduit à des actions très spectaculaires mais limitées dans la capitale Montevideo, a été liquidé par les forces de l’ordre après avoir remporté des succès importants dans cette tentative originale de guérilla urbaine. Cela a été aussi le cas en Argentine, où les Montoneros ont connu un sort identique à celui des Tupamaros uruguayens. Leurs opérations, combinant le terrorisme urbain et les actions très localisées de guérilla rurale, ont déclenché une riposte énergique. Les Montoneros ont été écrasés. Sombre bilan pour les idéologues de la prise de pouvoir révolutionnaire: en Uruguay, l’un des régimes les plus démocratiques du continent américain fut remplacé par une dictature militaire impitoyable. En Argentine, le chaos déboucha sur le retour au premier plan des militaires.
Dès 1970, une conclusion s’impose: l’imitation pure et simple du schéma cubain n’a pas répondu aux espérances entretenues par les leaders castristes. Après l’échec dramatique du foyer bolivien, voulu et animé par le «Che» Guevara, le castrisme va prendre un tournant et la tendance en Amérique latine sera à la recherche de formules plus adaptées aux conditions propres de chaque pays. Le prestige de Cuba pâlit d’ailleurs dans la mesure où son alignement de plus en plus net sur l’Union soviétique lui aliène des sympathies, même et surtout dans les rangs d’une gauche révolutionnaire résolument hostile à toute inféodation à l’étranger. Ce sont en revanche les dirigeants des «vieux» partis communistes orthodoxes d’Amérique latine qui enterrent la hache de guerre avec La Havane, mettant fin à une période de querelles particulièrement vives sur les thèmes de «lutte armée, lutte de masses et lutte légale».
4. Une troisième voie
Les relations entre le castrisme et le communisme sont ambiguës, complexes et changeantes.
Fidélistes et communistes cubains
Le Parti socialiste populaire (P.S.P.), parti communiste cubain, n’a rallié la révolution cubaine qu’à la veille de son triomphe. Les premiers jugements des communistes cubains sur le Mouvement du 26-Juillet de Fidel Castro sont sévères. Il s’agit selon eux d’une «tentative aventuriste dirigée par des petitsbourgeois». Fidel Castro, jeune avocat, ancien élève des jésuites, dirigeant étudiant, partisan de l’action directe, issu d’une famille relativement aisée, n’inspire pas confiance à la «vieille garde» du P.S.P. Ce dernier, fidèle à la ligne soviétique de Front national, met l’accent sur le rôle de la classe ouvrière. Il réagit même brutalement lorsque le Mouvement du 26-Juillet et le «Directoire des étudiants» qui lui est associé tentent en 1958 de déclencher une grève insurrectionnelle à La Havane. Il est admis que le Parti communiste a contribué à faire échouer cette grève. Certes, des personnalités communistes de premier plan, comme Carlos Rafael Rodriguez, ont rallié les guérilleros dès la fin de 1958, mais le parti en tant que tel n’est que l’ouvrier de la onzième heure au sein des O.R.I. (Organisations révolutionnaires intégrées). Le P.C. cubain, l’un des plus puissants et des plus structurés de toute l’Amérique latine avant 1959, apporte des cadres, une expérience, et à partir de 1961 une «idéologie» puisque Fidel Castro s’est publiquement prononcé en faveur du marxisme-léninisme. En fait, les relations entre «fidélistes» et «communistes» demeurent difficiles. La tentative de la «vieille garde» du P.C. pour noyauter et contrôler les O.R.I. aboutit à la crise du printemps de 1962 et au limogeage d’Annibal Escalante, l’un des chefs de cette «vieille garde». La rupture totale de la révolution cubaine avec les États-Unis et le glissement de plus en plus prononcé dans le camp socialiste entraînent nécessairement une collaboration de fait, et parfois une osmose, entre les dirigeants cubains et les leaders communistes de l’île ou du continent voisin. À Cuba même, Fidel Castro et ses lieutenants originaires du Mouvement du 26-Juillet ont obtenu l’incorporation dans leurs rangs des anciens militants du P.S.P.
Castristes et communistes latino-américains
Les rapports entre les dirigeants de la «première république socialiste des deux Amériques» et les états-majors des vieux partis communistes d’Amérique latine se révèlent au moins aussi ambigus que ceux qu’ont entretenus, de 1956 à 1962, communistes et fidélistes à Cuba. En décembre 1964, une conférence secrète de tous les partis communistes latino-américains – y compris bien entendu le nouveau Parti communiste de Cuba – marque l’apogée d’une collaboration dont les difficultés apparaissent publiquement lors de la première Conférence de solidarité des peuples d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique en janvier 1966 à La Havane. Les représentants des partis communistes prosoviétiques au sein des différentes délégations latino-américaines se rallient sans doute au thème de la priorité de la lutte armée pour la conquête du pouvoir, mais ils ne contrôlent pas ces délégations, sauf exceptions, et leurs réserves sont déjà évidentes. Les aléas de la lutte armée en Amérique latine et la politique de pénétration économique de l’Union soviétique dans le sous-continent (aboutissant à des accords commerciaux et de coopération avec plusieurs gouvernements dénoncés comme contre-révolutionnaires par les dirigeants cubains) expliquent l’âpreté des discussions d’août 1967 à la Conférence de solidarité des peuples d’Amérique latine dans la capitale cubaine. Les résolutions finales adoptées tiennent compte des critiques exprimées par les dirigeants communistes partisans de la «ligne soviétique»: il est admis pour la première fois que toutes les conditions ne sont pas nécessairement identiques dans tous les pays d’Amérique latine.
En mars 1967, Fidel Castro a déjà dénoncé publiquement et avec violence ce qu’il a appelé le «défaitisme de la direction droitière du Parti communiste vénézuélien». Il l’a accusée de «vouloir abandonner la lutte armée». Il a pris en revanche la défense du leader guérillero Douglas Bravo et affirmé que «les vrais communistes sont ceux qui se battent». La controverse jusqu’alors secrète entre dirigeants cubains exaltant la «lutte révolutionnaire armée en Amérique latine» et dirigeants communistes pour qui «la lutte armée n’est que l’une des formes de lutte contre l’impérialisme» rebondit à la conférence de l’O.L.A.S. où fut soumis au vote un texte condamnant «la politique commerciale de l’Union soviétique en Amérique latine»: la rupture fut évitée de peu.
Fidel Castro a pris soin de ne pas impliquer directement l’U.R.S.S. dans sa querelle avec la «maffia des partis communistes d’Amérique latine». La fin du commandant Guevara en Bolivie et la publication du journal de campagne de son ancien ministre de l’Industrie lui donnent l’occasion de dénoncer «la trahison des communistes boliviens» accusés d’avoir saboté sciemment le mouvement insurrectionnel dirigé par le Che. Le «style» castriste permet sans doute à Fidel Castro de continuer à entretenir de bons rapports avec l’Union soviétique (dont l’aide économique et militaire est considérable), tout en prônant une «ligne» révolutionnaire en contradiction avec la coexistence pacifique. Le castrisme choisit donc une «troisième voie» impliquant la dénonciation parallèle de l’impérialisme américain et d’un communisme «inadapté». Revendiquant avec vigueur une «action nouvelle» et une «révision d’un vocabulaire marxiste dépassé», le castrisme de la fin des années soixante affirme encore sa vocation à être l’un des porte-parole du Tiers Monde. Il prend alors le risque d’un isolement redoutable. En fait, la pression des événements extérieurs et la logique de son ralliement, après 1968, à l’Union soviétique vont le contraindre à une certaine ambiguïté. Bien que nuancé, le discours d’août 1968 de Fidel Castro est une approbation globale de l’intervention des pays du pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie. Le castrisme, qui affronte des difficultés économiques grandissantes et subit les effets négatifs de l’embargo décidé par les États-Unis (bien que celui-ci soit en partie tourné par des accords économiques et financiers avec de nombreuses puissances «capitalistes» moyennes), doit de plus en plus compter sur le soutien des pays de l’Est, et d’abord de l’Union soviétique. En 1969, Cuba signe de nouveaux accords techniques et commerciaux avec l’U.R.S.S. La même année, un observateur cubain est présent à la conférence des partis communistes de Moscou, une escadre soviétique rend une visite à La Havane, et le maréchal Gratchko, ministre soviétique de la Défense, est accueilli dans la capitale cubaine.
Le castrisme met une sourdine à ses critiques dirigées contre la politique dite de coexistence pacifique défendue par Moscou et par les partis communistes orthodoxes d’Amérique latine. En 1967, Fidel Castro dénonçait avec virulence le «défaitisme» du P.C. vénézuélien. En 1969, il ne critique pas les propositions de dialogue entre le nouveau gouvernement démocrate chrétien vénézuélien de Rafael Caldera et les différents groupes de guérilla qui se trouvent, il est vrai, dans une situation quasi désespérée. Moins redouté par les régimes en place d’Amérique latine, moins admiré par les tenants de la lutte «pure et dure» qui opposent, pour la première fois, le «castrisme» au «guévarisme», le régime cubain se trouve en position de reprendre des relations plus normales avec certains pays de l’hémisphère. Cette «normalisation» annonce la première phase de contacts, officiels et secrets, qui amorceront quelques années plus tard la première vraie tentative de normalisation entre La Havane et Washington.
Sur le plan intérieur, le castrisme s’institutionnalise. Le Ier Congrès du Parti communiste cubain approuve en 1975 un projet de constitution qui codifie l’organisation politique et administrative du pays. Il adopte également un plan de développement quinquennal. En ce qui concerne le domaine extérieur, il obtient la fin de la mise en quarantaine décidée, sous la pression des États-Unis, par l’Organisation des États américains. Cette «ouverture» est tolérée par Washington, qui a de son côté engagé des pourparlers «indirects» avec La Havane. Le processus est stoppé par l’intervention cubaine en Angola. La Havane la justifie en faisant valoir le principe de «la solidarité internationale» et en affirmant que l’envoi de troupes cubaines a été décrété pour répondre à une demande instante du gouvernement de Luanda menacé par une agression des forces armées de l’Union sud-africaine. Mais, pour les États-Unis, cette «extension» africaine du castrisme donne une nouvelle dimension au contentieux déjà vieux de seize ans avec La Havane. Le malaise est aggravé avec l’engagement cubain en Éthiopie aux côtés du général Mengistu qui est aux prises avec une double révolte, en Ogaden et en Érythrée. Le castrisme apparaît à Washington comme un simple «pion» de l’expansionnisme soviétique en Afrique. Tout débat sur une reprise de normalisation entre les États-Unis et Cuba butera désormais sur le «préalable» africain.
Dès les années quatre-vingt, le castrisme avait perdu sa pureté, ses élans de jeunesse, et il connaissait l’usure du temps. La crise économique mondiale a frappé Cuba non moins durement que les autres nations du Tiers Monde non productrices de pétrole, aggravant encore sa dépendance à l’égard de Moscou. Malgré les progrès remarquables réalisés dans les domaines de la santé et de l’éducation, la lassitude grandissait dans une population soumise à un rationnement dont elle ne voyait pas la fin, et incitée en permanence à se «mobiliser» pour défendre la révolution.
Au début des années quatre-vingt-dix, avec la redéfinition des rapports politiques à l’échelle mondiale, le régime castriste se trouve de plus en plus isolé. La défaite des sandinistes au Nicaragua en 1990 avait déjà privé La Havane de son ultime relais en Amérique centrale. Malgré l’effondrement du communisme en U.R.S.S. et en Europe de l’Est, Fidel Castro réaffirma, lors du IVe Congrès du Parti communiste cubain en octobre 1991, le maintien d’une stricte orthodoxie marxiste et le refus de toute ouverture vers l’économie de marché. Sur le plan économique, la désagrégation de l’U.R.S.S. et la dissolution du C.A.E.M. ont encore précarisé la situation de l’île, et le régime s’est vu contraint d’aggraver les mesures d’austérité de plus en plus mal supportées par la population.
castrisme [ kastrism ] n. m.
• v. 1960; de Fidel Castro, n. d'un homme d'État cubain
♦ Mouvement révolutionnaire de Fidel Castro; politique qui en découle. — Adj. et n. CASTRISTE .
● castrisme nom masculin Doctrine anti-impérialiste inspirée des idées de Fidel Castro.
castrisme
n. m. Doctrine, due à Fidel Castro, qui préconise la guérilla rurale pour venir à bout des régimes autoritaires d'Amérique latine.
castrisme [kastʀism] n. m.
ÉTYM. V. 1960; du nom de Fidel Castro, homme d'État cubain.
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♦ Mouvement révolutionnaire né de Fidel Castro; politique qui en découle. || Le castrisme en Amérique latine.
Encyclopédie Universelle. 2012.