CASSIODORE
Cassiodore eut le génie de la médiation. Les hautes fonctions qu’il exerça dans le royaume ostrogoth d’Italie firent de lui l’interprète de la culture classique à la cour de Théodoric et le porte-parole du souverain germanique auprès de ses sujets romains. Retiré à Vivarium, dans le monastère qu’il avait fondé, il consacra les trente dernières années de sa vie à préparer la transmission de l’héritage gréco-romain à un Occident tombé aux mains des Barbares.
Défenseur d’une politique et interprète de la culture
Flavius Magnus Aurelius Cassiodorus Senator naquit à Scylacium (Squillace) dans le pays des Bruttii, l’actuelle Calabre, où ses ancêtres avaient acquis fortune et réputation. Sa famille semble avoir eu de lointaines origines syriennes, sans doute antiochiennes. Suivant les traces de son père, qui avait fait une brillante carrière dans la haute administration, Cassiodore fut remarqué par Théodoric, dont il avait prononcé le panégyrique. Il avait une vingtaine d’années lorsqu’il fut nommé questeur. En cette qualité, il devait mettre en forme les décisions du prince en leur donnant l’éclat du style. Cassiodore excella à cette tâche et continua à s’en acquitter, même lorsqu’il fut appelé à de plus hautes fonctions. Consul en 514, il succéda en 523, comme magister officiorum , au malheureux Boèce, exécuté pour avoir été soupçonné de complot et d’intelligence avec les Byzantins. À la différence de Boèce, qui transposait en politique l’idéalisme platonicien, Cassiodore était un réaliste, habile à s’adapter aux circonstances pour en tirer le meilleur parti. Parler, dans son cas, de «collaboration avec l’ennemi» serait cependant un anachronisme. Théodoric, en effet, ne s’était pas substitué à un pouvoir romain légitime, mais à l’usurpateur Odoacre, lui-même un Barbare. En outre, on nourrissait encore l’idée que le royaume italien des Ostrogoths formait un seul corps avec l’empire romain d’Orient, dont il était comme une émanation et un reflet. De fait, l’ordre maintenu en Italie et la relative modération du souverain tranchaient sur un Occident tantôt en voie de décomposition et tantôt soumis à des tyrannies brutales.
On s’explique alors le ton et le contenu des douze livres de Variae qui rassemblent les ordonnances et les décrets que Cassiodore avait rédigés au nom de Théodoric et de ses successeurs: lieux communs et ornements littéraires donnent une couleur antique à la correspondance officielle des souverains ostrogoths. Sous ces ornements, on discerne le programme d’une symbiose harmonieuse entre la population romaine et les envahisseurs germaniques. Pour servir le même dessein politique, Cassiodore avait composé une Chronique et surtout une Histoire des Goths, que nous connaissons seulement par un mauvais résumé, rédigé au siècle suivant par l’historien Alain Jordanès. Mais, en Italie, la réalisation de ce programme, compromis par la politique de ségrégation suivie par Théodoric, allait être brusquement interrompue par la reconquête byzantine. Entreprise en 535 par Justinien, celle-ci devait durer plus de vingt ans et ruiner pour longtemps la péninsule.
Dès 540, année où le roi goth Vitigès se rend aux Byzantins, Cassiodore ne pouvait se faire aucune illusion sur le naufrage de sa politique et sur le sort de l’Italie. Depuis longtemps déjà, il semble avoir aspiré à une vie de retraite et de contemplation. Il avait même manifesté du goût pour les problèmes de philosophie et de théologie en écrivant un De anima qui nous est parvenu. Il fonde donc sur ses terres de Squillace le monastère de Vivarium, qu’il aménage en grand seigneur et dont il nous fait une description complaisante: des jardins bien irrigués, le voisinage d’un fleuve poissonneux et la proximité de la mer fournissent aux moines une nourriture variée et leur permettent une large hospitalité; des piscines recueillant les eaux de sources pures procurent des bains salutaires aux malades et aux infirmes. Mais ce ne sont là que commodités accessoires. Le centre de l’existence monastique, c’est la lecture et la méditation de la Bible. Cassiodore se soucie donc d’offrir à ses moines la formation qui leur permettra d’aborder avec fruit le texte sacré. Jadis, encore au service de l’État, il avait agité l’idée d’une sorte d’université chrétienne, analogue au didascalée d’Alexandrie ou encore au centre d’études ecclésiastiques qui florissait alors à Nisibe, sur le territoire de l’empire perse. Il avait même établi, avec le pape Agapit (535-536), le projet et le plan de la future université romaine. Mais, depuis que l’Italie était devenue un champ clos où s’affrontaient Goths et Byzantins, la poursuite d’une telle entreprise paraissait impossible.
Le dessein encyclopédique des «Institutions» et les arts libéraux
Faute de pouvoir donner des maîtres à ses moines, Cassiodore entendait leur fournir des livres. Pendant une très longue période, la bibliothèque allait se substituer à l’université. Encore fallait-il choisir et utiliser les volumes ainsi rassemblés, être prévenu de leur contenu, être initié à leurs méthodes et à leur langage. Cassiodore écrivit donc les Institutiones . C’est, en quelque sorte, un «guide de l’étudiant en Écriture sainte». Il est vrai que l’étude de la Bible avait pour les contemporains de Cassiodore un caractère encyclopédique que nous n’entrevoyons plus. Le livre sacré était censé contenir éminemment tout ce que la philosophie et la culture profane offraient d’acceptable et d’utile. On comprend alors la diversité des domaines abordés dans les deux livres des Institutiones . Le premier est consacré directement à l’exégèse de la Bible et aux grands auteurs qui y donnent accès. Il s’agit évidemment des Pères de l’Église, grecs et surtout latins.
Mais la bibliothèque idéale de l’exégète biblique, dont Cassiodore dresse le catalogue, ne pouvait se limiter aux Livres saints et aux commentaires des Pères: les uns et les autres mettent en œuvre la grammaire, se servent des procédés de la rhétorique, usent des armes de la dialectique; on ne saurait même toujours les comprendre si on ignore l’arithmétique, la musique, la géométrie, l’astronomie. Un second livre des Institutiones était donc nécessaire pour orienter le moine dans l’étude de ces sept arts libéraux de la tradition antique, qui font figure désormais de disciplines auxiliaires de la science biblique.
Au-delà des frères de Vivarium, auxquels elles étaient directement destinées, ces Institutiones connaîtront un immense et durable succès. Elles répandront l’idée d’une culture chrétienne formée sur un modèle inspiré d’Augustin, et elles transmettront le schéma du trivium et du quadrivium, base de toute l’organisation scolaire au Moyen Âge.
Cassiodore mit son sens pratique au service de ce programme. À sa demande, un certain Épiphane traduisit du grec des extraits des historiens ecclésiastiques: Sozomène, Socrate et Théodoret. Cassiodore en composa une espèce de centon qui nous est parvenu sous le nom d’Historia tripartita . Non seulement il fit appel à des traducteurs, mais il forma une équipe de copistes, dont l’œuvre survécut en partie. Après la disparition du monastère, qui suivit de peu la mort de son fondateur, la bibliothèque de Vivarium semble avoir été transférée à Rome, au Latran. Des copies s’en répandirent au loin, qui furent à leur tour transcrites. Le plus célèbre des manuscrits dérivant au moins en partie d’un des volumes de la bibliothèque cassiodorienne est le codex Amiatinus , copié en Northumbria au début du VIIIe siècle. C’est notre plus ancien témoin de la Vulgate.
Le fondateur de Vivarium se consacra inlassablement à la formation intellectuelle et spirituelle de ses moines. Il avait quatre-vingt-douze ans lorsqu’il écrivit pour eux un traité De orthographia . Mais on retiendra surtout ses commentaires de l’Écriture. Si ses Complexiones in epistolas et acta apostolorum ont été ignorées des médiévaux, il n’en va pas de même de ses Complexiones in psalmos , dont l’influence a été considérable. Ce commentaire, où plusieurs versets sont toujours expliqués à la fois – d’où le nom de Complexiones –, s’inspire surtout des Enarrationes in psalmos d’Augustin. On y retrouve les intentions encyclopédiques proclamées dans les Institutiones . Cela a bien été saisi par les copistes qui se sont attachés à signaler, en marge du commentaire de Cassiodore, ce qui intéressait chacun des arts libéraux. On observe que, par leur nombre, les remarques concernant la rhétorique et la dialectique l’emportent de façon écrasante sur ce qui intéresse l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie: le quadrivium est réduit à la portion congrue. En dépit de ses prétentions à l’universalité, la culture que Cassiodore a tant contribué à transmettre à l’Occident est essentiellement littéraire.
Encyclopédie Universelle. 2012.