abstraire [ apstrɛr ] v. tr. <conjug. : 50>
1 ♦ Considérer par abstraction (un caractère, une qualité) en séparant, en isolant. « la science isole ce qu'elle étudie; et elle l'abstrait pour en retirer le générique » (Caillois). Absolt Il faut abstraire pour généraliser.
2 ♦ S'ABSTRAIRE v. pron. S'isoler mentalement du milieu extérieur pour mieux réfléchir. Il arrive à s'abstraire complètement au milieu de cette agitation.
● abstraire verbe transitif (latin abstrahere, arracher) Isoler mentalement un élément, un caractère d'un ensemble afin de le considérer à part. ● abstraire (difficultés) verbe transitif (latin abstrahere, arracher) Conjugaison Comme extraire. Sens Ne pas confondre abstraire et faire abstraction de → abstraction ● abstraire (homonymes) verbe transitif (latin abstrahere, arracher)
abstraire
v.
d1./d v. tr. Isoler par abstraction (qqch).
d2./d v. Pron. Isoler son esprit en se plongeant dans la réflexion, la méditation.
⇒ABSTRAIRE, verbe trans.
A.— Emploi trans.
1. PHILOS., LOG. Abstraire qqc. de qqc. Isoler, par l'analyse, un ou plusieurs éléments du tout dont ils font partie, de manière à les considérer en eux-mêmes et pour eux-mêmes :
• 1. Abstraire ou séparer le sujet de l'objet, l'esprit de la matière, les choses divines des choses terrestres, voilà la condition de toute bonne philosophie, soit spéculative, soit pratique; ...
MAINE DE BIRAN, Journal, 1819, p. 226.
• 2. ... c'est le souffle de Dieu qui circule parmi les mondes et les contingences de ces mondes. Les gouttes de ce sang sont pareilles en tant que parties d'un même tout, et si elles ne l'étaient, ce tout ne serait pas; elles se cherchent, tourbillonnent, s'attirent, se joignent, se pénètrent, formées elles-mêmes d'autres particules plus menues, lesquelles sont formées d'autres, et ainsi de suite, et toujours tant que tu pourras les diviser, tant que ta pensée pourra les abstraire.
G. FLAUBERT, La Tentation de saint Antoine, 1849, p. 418.
• 3. On conçoit sans peine l'intérêt qu'il peut y avoir à abstraire de l'organisme certains des éléments qui le constituent, pour les étudier en eux-mêmes, soustraits aux multiples influences qu'ils reçoivent de la colonie dont ils font partie.
J. ROSTAND, La Vie et ses problèmes, 1939, p. 58.
Rem. 1. L'obj. indir. peut manquer (cf. ex. 2). 2. Abstraire peut prendre une valeur péj. et signifier « séparer abusivement un élément du tout dont il fait partie » :
• 4. ... notez, enfin, Verlaine étant ici laissé de côté, le narcissisme des symbolistes. Ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset, n'avaient ainsi abstrait le poète de l'homme et n'avaient, à propos de leur propre existence que Dieu mit au centre de tout comme un écho sonore, chanté autre chose que les grands partis généraux, les larges émotions de la nature humaine.
A. THIBAUDET, Réflexions sur la littérature, 1938, p. 40.
2. LOG., GRAMM. Dégager d'un ensemble complexe les traits communs aux éléments ou aux individualités qui le composent.
— Les résultats de cette opération intellectuelle sont :
♦ Une idée générale, un concept :
• 5. ... et voilà que l'idée de pêche est devenue générale, et n'est plus composée que des caractères qui conviennent absolument à toutes les pêches. Cette opération s'appelle abstraire. Ce mot vient de l'ancien mot traire, qui n'est plus d'usage, et qui est synonyme de tirer : abstraire, c'est tirer de... Effectivement vous tirez de deux ou plusieurs idées individuelles tout ce qui les confond, en rejetant tout ce qui les distingue, et vous en faites une idée commune. Il n'est pas inutile d'observer ici que puisque l'on a tiré, abstrait, certaines parties de l'idée particulière pour la généraliser, elle n'est plus exactement la même quand elle est devenue générale que quand elle était individuelle.
A.-L.-C. DESTUTT DE TRACY, Éléments d'idéologie, Idéologie proprement dite, 1801, p. 90.
• 6. ... tout nom généralisé, toute idée d'un individu étendue à plusieurs est déjà un mot abstrait, une idée abstraite car dans l'usage qu'on en fait, il y a déjà des particularités de ses éléments qu'on a négligées, et d'autres qu'on a séparées, tirées dehors pour ainsi dire, enfin qu'on a abstraites.
A.-L.-C. DESTUTT DE TRACY, Éléments d'idéologie, Idéologie proprement dite, 1801, p. 94.
• 7. ... si les philosophes se sont tant occupés de la théorie de la définition, c'est principalement en vue des idées dans la conception desquelles la raison fait usage de la puissance qu'elle a de généraliser, d'abstraire, d'associer, de dissocier et d'élaborer diversement les matériaux que la sensation lui fournit.
A. COURNOT, Essai sur les fondements de nos connaissances, 1851, p. 338.
• 8. ... « Grâce à sa vertu active, l'intellect agent peut abstraire par sa lumière l'universel du particulier, les espèces intelligibles des espèces sensibles, les essences, des choses actuellement existantes... »
É. GILSON, L'Esprit de la philosophie médiévale, 1932, p. 25.
♦ Un symbole :
• 9. Belle définition de la science par Soury (15 février 1896). « Ce qui fait l'homme, ce qui le rend capable d'abstraire le monde, de se le représenter sous forme de symbole, de créer la science :c'est le mot. Il fallait le mot pour créer le monde des abstractions, le monde des symboles où nous vivons presque uniquement.
M. BARRÈS, Mes cahiers, t. 1, 1896, p. 78.
♦ Une vue d'ensemble, une représentation simplifiée :
• 10. ... Une autre preuve de ma passion pour la généralité, c'est que je cherche toujours à classer, à mettre en ordre, par conséquent à abstraire, afin de me donner ces vues d'ensemble, qui me sont les plus délicieuses.
J. RIVIÈRE, ALAIN-FOURNIER, Correspondance, Lettre de J. R. à A.-F., janv. 1906, p. 224.
• 11. Nous cherchons instinctivement dans l'univers la clarté et l'exactitude de notre pensée. Nous essayons d'abstraire de la complexité des phénomènes des systèmes simples, dont les parties sont unies par des relations susceptibles d'être traitées mathématiquement.
A. CARREL, L'Homme, cet inconnu, 1935, p. 10.
Rem. 1. L'ex. 10 montre le verbe en emploi absolu. 2. Bien que souvent assimilés, les 2 verbes abstraire et généraliser ne sont pas synon. Abstraire entre dans la compréhension de généraliser qui est une de ses visées possibles.
B.— Constr. pronom. [Dans le domaine de la psychol.] S'abstraire de. S'isoler par la pensée des choses ou des événements environnants, notamment sous l'empire d'une préoccupation dominante dans laquelle l'esprit se laisse absorber :
• 12. ... quand l'esprit se considère ou s'observe lui-même par une sorte de vue intérieure concentrée dans ses propres actes ou opérations actives, il s'abstrait et se sépare par là même de tout ce qui peut être représenté extérieurement, ...
MAINE DE BIRAN, Journal, 1823, p. 408.
• 13. « C'est assommant, ce temps-ci, on n'est pas plus tôt arrangé avec ce qui est... Car enfin, on ne peut s'abstraire de son temps. Il y a un pouvoir, il y a une morale, imposés par les bourgeois de son époque, auxquels il faut se soumettre. Il faut être bien avec son commissaire de police. Qu'est-ce que je demande? C'est qu'on me laisse tranquille dans mon coin... ».
E. et J. DE GONCOURT, Journal, 1862, p. 1027.
• 14. Il m'est si doux de ne rien prévoir, de ne rien vouloir et de m'abstraire absolument des nécessités de ma propre existence. — Ruse de l'autruche, qui cache sa tête, pour échapper à son ennemi.
H.-F. AMIEL, Journal intime, 1866, p. 440.
• 15. — Et moi, me voilà réduit au silence, s'écria Laudon, et, je dois conclure que désormais il n'y a plus rien à faire, qu'il faut s'abstraire de tout, s'asseoir à terre dans un coin, et, autant que possible, auprès d'une eau courante car, en tournant ses pouces, on aura du moins la seule distraction rationnelle, celle de voir couler quelque chose.
J.-A. DE GOBINEAU, Les Pléiades, 1874, p. 242.
• 16. ... par quel phénomène psychique, M. Tadéma peut-il s'abstraire ainsi de son époque, et vous représenter, comme s'il les avait eus sous les yeux, des sujets antiques?
J.-K. HUYSMANS, L'Art moderne, 1883, p. 210.
• 17. ... M. Huysmans ne s'abstrait jamais de son œuvre : il s'y met tout entier à chaque instant. Dans chacun de ses romans un personnage le représente, et l'on dirait que c'est ce personnage qui a écrit le roman.
J. LEMAITRE, Les Contemporains, 1885, p. 316.
• 18. Quand je vois la foule des gens qui arrivent à s'abstraire des événements, je ne comprends pas comment ils font. Ils ne sont pas dans le bain, c'est vrai, mais comment font-ils pour ne pas s'y mettre?...
E. TRIOLET, Le Premier accroc coûte deux cents francs, 1945, p. 248.
• 19. La logique suppose la possibilité de connaître l'homme et le monde de l'extérieur, si l'on peut dire, en les contemplant du dehors et comme du point de vue de Sirius; mais en réalité l'existant que nous sommes ne peut s'abstraire de la condition humaine et de la situation dans laquelle il se trouve.
J. LACROIX, Marxisme, existentialisme, personnalisme, 1949, p. 62.
— Expr. synon. rare. Abstraire son esprit de :
• 20. ... j'ai été forcé d'abstraire mon esprit dix, douze et quinze heures par jour de ce qui se passoit autour de moi, pour me livrer puérilement à la composition d'un ouvrage...
F.-R. DE CHATEAUBRIAND, Études historiques, av.-pr., 1831, p. 2.
— [Avec insistance sur la préoccupation dans laquelle l'esprit se laisse absorber] S'absorber dans :
• 21. ... m'abstrayant tout entier dans un travail d'une année ou de deux encore, je ne vois rien, nulle part.
S. MALLARMÉ, Correspondance, 1878, p. 168.
— Emploi absolu. S'abstraire :
• 22. On s'abstrait, on oublie.
H. TAINE, Notes sur l'Angleterre, 1872, p. 12.
• 23. Encore une journée de perdue! Salie! gâchée! pervertie absolument! anéantie en cafouillages!... En crétines angoisses!... C'est que je puisse me recueillir!... Véritablement... Enfin! que je puisse m'abstraire!... Tu comprends?... La vie extérieure me ligote ... Elle me grignote! Me dissémine!... M'éparpille!... Mes grands desseins demeurent imprécis, Ferdinand! J'hésite!... Voilà! Imprécis! j'hésite! C'est atroce! Tu ne me comprends pas? Calamité sans pareille!
L.-F. CÉLINE, Mort à crédit, 1936, p. 478.
• 24. ... quel effort il faut exiger de moi pour m'abstraire, pour cesser de voir ce qui sollicite en tant de sens divers ma pensée!
A. GIDE, Ainsi soit-il, 1951, p. 1195.
• 25. Les mots — je l'imagine souvent — sont de petites maisons, avec cave et grenier. Le sens commun séjourne au rez-de-chaussée, toujours prêt au « commerce extérieur », de plain-pied avec autrui, ce passant qui n'est jamais un rêveur. Monter l'escalier dans la maison du mot c'est, de degré en degré, abstraire. Descendre à la cave, c'est rêver, c'est se perdre dans les lointains couloirs d'une étymologie incertaine, c'est chercher dans les mots des trésors introuvables. Monter et descendre, dans les mots mêmes, c'est la vie du poète.
G. BACHELARD, La Poétique de l'espace, 1957, p. 139.
Rem. Abstraire, au sens de « se donner une représentation abstraite de », est volontiers péj. :
• 26. Ces terribles abstracteurs de quintessence s'armèrent de cinq ou six formules, qui, comme autant de guillotines, leur servirent à abstraire des hommes.
J. MICHELET, Le Peuple, 1846, p. 341.
• 27. Il eût mieux valu sans doute ne pas abstraire si fort votre Dieu, ne pas le placer dans ces nuageuses hauteurs où pour le contempler il vous fallut une position si tendue. Dieu n'est pas seulement au ciel, il est près de chacun de nous; il est dans la fleur que vous foulez sous vos pieds, dans le souffle qui vous embaume, dans cette petite vie qui bourdonne et murmure de toutes parts, dans votre cœur surtout.
E. RENAN, L'Avenir de la science, 1890, p. 85.
Prononc. ET ORTH. — 1. Forme phon. :[], j'abstrais []. Enq. :/1, D; 2j/. Conjug. croire, inf. /2/, part. /, 1, D; 2t/. 2. Dér. et composés : abstracteur, abstractif (-ive), abstraction, abstractionnisme, abstractionniste, abstractivement, abstractivité, abstrait, abstraitement, se rattachent à traire. Pour le paradigme, cf. traire. 3. Hist. — Dès son apparition dans la lang. au XIVe s., le verbe abstraire se présente sous sa forme actuelle, mi-sav., le préf. étant calqué sur celui du lat. abstrahere, alors que le rad. est celui du verbe traire, de formation pop. À noter pour le part. passé de ce verbe la forme abstraict avec le ,,c superflu rétabli au Moyen Âge dans les mots populaires où il était déjà représenté sous la forme d'un i formant diphtongue avec la voyelle précédente`` (BEAUL. t. 2 1927, p. 309). Cette forme est encore attestée à la fin du XVIe s. (cf. hist.). Dès le début du XVIIIe s., ce verbe est reconnu comme défectif, mais les dict. ne s'accordent pas sur l'ensemble du paradigme existant : — dans un 1er temps, FUR. 1690 et Trév. 1752 et 1771 signalent l'imp. comme inusité alors que Ac. 1740 qui renvoie, pour la conjug., au verbe traire, donne l'imp. trayois; le passé simple est rejeté d'un commun accord; — dans un 2e temps, Ac. 1932 indique que ce verbe est empl. seulement au prés., à l'imp. de l'ind. et aux temps composés alors que la Gramm. Ac. de la même année, comme déjà BESCH. 1845, LITTRÉ et plus tard GREV. 1964, § 701 citent les autres temps à l'exception du passé simple et de l'imp. du subj.
Étymol. — Corresp. rom. : prov. mod. abstraire; ital. astrarre; esp. abstraer; a. cat. abstraer; cat. abstraure, abstreure; port. abstrair.
1. a) 1327 (1531) pronom. « s'arracher à, s'isoler de qqc. » (JEAN DE VIGNAY, Mir. hist., 32, 81 (éd. 1531) ds QUEM. t. 1 1959 : celluy sainct... s'estoit abstraict du monde); b) fin XVe s. (?) trans. « détourner (son ardeur) de » emploi fig. (Therence en franç., fol. 377 a ds GDF. Compl. : Que Pamphile presentement A du tout abstrait son courage Des nopces et du mariage Pour faire ainsi comme devant); c) 1510-12 « enlever (une femme) » (LEMAIRE DE BELGES, Illustr. II, 23 ds HUG. : la noble pucelle Cassandra se veit abstraire par force); 2. 1361-1364 pronom. « ne pas tenir compte, faire abstraction de soi », terme philos. (ORESME, Traité contre les divinations en général ds MEUNIER, 56 : on se doit acoustumer à oir le contraire, et doit on soy abstraire, en résistant à son inclination).
Empr. au lat. abstrahere (avec adaptation d'apr. traire), sens propre dep. PLAUTE, Mercator, 353 « enlever (une femme) », d'où 1 c; autres sens remontent au lat. tardif : cf. avec 1 a ISIDORE, Sententiae, 3, 8, 4 ds TLL s.v., 202, 82 : a mundi vanitatibus abstractum hominem; avec 2 b CLAUDIAN. MAMERTUS, De statu animae, p. 130, 7 ibid., 202, 29 : a corporeis ad incorporea... abstrahat [Varro] animum; sens 2 dep. VIe s. Arator, 1, 911 ds TLL s.v., 200, 64 : abstrahe quod sunt [gentiles] et tibi fac similes (cf. ALBERT LE GRAND, De Bono, 482, p. 252, 47 ds Mittellat. W., 62, 64 : intellectus... abstrahit ab omni differentia temporis; cf. abstrahere « sous-traire », terme de math., IXe-Xe s. Anonym. geometriae, I, 3, 20 ibid. 62, 40) [cf. avec abstractio, le sens philos. « isoler par la pensée un élément d'un tout pour y consacrer son observation » : ALBERT LE GRAND, De intellectu et intellegibili, 1, 2, 1 ibid., 62, 60 : propria operatio intellectus agentis est abstrahere, non quidem a materia tantum, sed universaliter ab hoc particulari].
HIST. — L'hist. du mot se caractérise par : — la disparition rapide (dès le XVIe s.) du sens premier, concernant les séparations quasi physiques que l'on peut opérer entre des réalités, qui par définition ont une existence propre (choses matérielles, personnes, composantes des unes et des autres comme le corps et l'esprit); — le développement d'un sens fig., intellectuel, issu de la scolast., concernant non les « réalités » mais les « abstractions » qui n'existent que par le travail de l'esprit : dès le XVIIe s. les dict. de l'usage ne connaissent plus abstraire que comme ,,terme de philosophie`` (RICH. 1680), ,,terme dogmatique`` (Ac. 1694), ,,terme didactique`` (Ac. 1762), etc.
I.— Le sens premier et sa disparition. — A.— « Arracher, enlever, séparer », sens premier, phys. qui est celui du lat. et ne vit guère qu'au XVIe s. en fr. : Que les Lucains conduisoient leurs enfans a la maniere des Spartains, et que abstrais du laict maternel les metoient habiter entre les pasteurs. J. FOSSETIER, Chronique margantique (Gdf.). — Cf. aussi : J'abstrais and j'arrache. PALSGRAVE, Éclaircissement, p. 669 (Gdf.). B.— Accept. et emplois disparus. — 1. « enlever (une femme) » : cf. étymol. 1 c; 2. abstraire son courage de « détourner son ardeur » de : cf. étymol. 1 b; 3. emploi pronom. « s'abstraire » (avec l'ambiguïté inhérente à cet emploi) : a) ou bien le suj. s'abstrait du monde pour ne plus considérer sa personne et ne considérer que le monde (cf. étymol. 2 : on doit soy abstraire en résistant à son inclination), accept. qui semble n'avoir eu qu'une existence éphémère; b) ou bien au contraire, le suj. s'abstrait pour se consacrer entièrement à lui-même en négligeant le monde : cf. étymol. 1 a : celluy sainct (...) s'estoit abstrait du monde), accept. qui disparaît jusqu'au XIXe s. cf. résurgence ds sém. : s'abstraire :être entièrement et continuellement absorbé dans... 1854-60, POIT., Nouv. dict. universel de la lang. fr.; 4. en alchim. abstraire « extraire », c.-à-d. « distiller un corps pour en extraire des essences subtiles », cf. ex. unique ds HUG. : Un sommaire, qui est comme un elixir et quinte-essence, tirée et abstraicte, non seulement des harangues, mais aussi des intentions et prétentions des principaux personnages. (Satyre Ménipée, la Vertu du Catholicon). — Rem. 1. Cet ex., grâce à la comparaison qu'il contient, atteste la coexistence à la fin du XVIe s. du sens phys. qui disparaît et du sens intellectuel qui se développe (cf. inf. II). 2. Cette accept. techn. a disparu du fait du discrédit relatif de l'alchim. à partir de la Renaissance (cf. disparition analogue du mot abstracteur du fait de son emploi quasi unique dans l'expr. techn. abstracteur de quintessence).
II.— Le sens fig. et son développement. — « Considérer isolément dans un obj. un de ses caractères » (cf. sém.) : issu du lat. médiév. (cf. étymol.), ce sens se dégage en fr. à la fin du XVIe s. (cf. sup. I 4) quand la sc. et la philos. commencent à s'exprimer en « vulgaire ». Les excès de la scolast. en matière d'abstraction — s'ils ont affecté d'autres mots de la famille d'une nuance péj. pouvant même entraîner leur disparition (cf. abstracteur mort du fait de l'expr. abstracteur de quintessence passée de la terminol. de l'alchim. elle aussi compromettante, à celle de la philos.) — ne semblent pas avoir compromis l'avenir de ce sens du verbe. Du XVIIe s. jusqu'à Ac. 1878 il s'impose comme sens de philos. (RICH. 1680; Ac. 1694 à 1762) et de math. (FUR. 1690; Trév. 1704, 1752, 1771; Ac. 1835); cf. aussi : — XVIIe s. : Pour connaître l'accident comme accident, il faut l'abstraire du sujet de la substance. (Ac. 1694). — XVIIIe s. : Analyser, c'est décomposer, séparer, c'est-à-dire abstraire. (CONDILLAC, L'art de penser ds DG). — XIXe et XXe s. grande vitalité du sens (cf. sém.). — Rem. Le verbe est cependant défectif : Il y a plusieurs temps de ce verbe qui ne sont point usités comme l'imparfait, le prétérit indéfini, etc. D'autres sont fort durs à l'oreille. Alors on dit mieux faire abstraction. (Trév. 1771).
STAT. — Fréq. abs. litt. :139.
BBG. — DAGN. 1965. — FOULQ.-ST-JEAN 1962. — GOBLOT 1920. — Gramm. t. 1 1789. — LAL. 1968. — MIQ. 1967. — PRIVAT-FOC. 1870.
abstraire [apstʀɛʀ] v. tr. [CONJUG. traire. Inusité au passé simple et à l'imp. du subj.]
ÉTYM. 1327, pron. « s'arracher à »; du lat. abstrahere « arracher », de ab-, et trahere, refait d'après traire.
❖
1 Considérer par abstraction (un caractère, une qualité) en séparant, en isolant. || « Dans un objet blanc, on abstrait la blancheur, qui devient un terme général » (Littré).
1 A mesure que l'esprit a abstrait ou (…) distillé la nature pour en tirer l'essence (…)
France, le Jardin d'Épicure, p. 218.
2 J'étais pour longtemps encore à l'âge où l'on n'a pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes différentes avec lesquelles on l'a goûté, où on ne l'a pas réduit à une notion générale qui les fait considérer dès lors comme des instruments interchangeables d'un plaisir toujours identique.
Proust, À la recherche du temps perdu, t. I, p. 213.
♦ Absolt. || Il faut abstraire pour généraliser.
2 Pron. || S'abstraire : s'isoler du milieu extérieur pour s'absorber, se plonger dans la méditation, la rêverie. || S'abstraire de son entourage. — (Sans compl.). || Il arrive à s'abstraire complètement au milieu du bruit et de l'agitation; rien ne le distrait de son travail.
3 Encore une journée de perdue ! Salie ! gâchée ! (…) Enfin ! que je puisse m'abstraire !… tu comprends ?… La vie extérieure me ligote… Elle me grignote !
Céline, Mort à crédit, éd. Denoël, p. 478.
Encyclopédie Universelle. 2012.