ÉMILIE
En 187 avant J.-C., le consul Marcus Aemilius Lepidus construit la voie romaine à laquelle il donne son nom. Cette via Aemilia , dont le tracé est connu par les anciens itinéraires comme la Table de Peutinger, copie médiévale d’une carte datant probablement du IVe siècle, ne différait guère de celle qui, à travers une riche plaine agricole et industrielle, conduit aujourd’hui de Plaisance à Rimini, en passant par les villes héritières des communes libres du Moyen Âge, Parme, Modène, Reggio, Bologne, Forli. Et si la province moderne est plus étendue, englobant au sud-est la Romagne (ce qui explique la dénomination officielle de la région: Émilie-Romagne), la via Emilia est toujours son axe vivant, route des commerçants, des pèlerins, des artistes.
1. Des Villanoviens aux Byzantins
Sous la ville actuelle de Bologne, des fonds de cabanes marquent l’emplacement d’une importante agglomération rurale datant du premier âge du fer. Cette civilisation villanovienne – du nom du hameau où, en 1853, le comte Gozzadini découvrit une nécropole de 193 tombes – , qui se caractérise par ses décorations géométriques, diffère sensiblement du monde des Étrusques, qui n’apparaissent dans la région que vers le VIe siècle avant notre ère. La Bologne étrusque (Felsina) n’est guère connue. Mais, au sud, sur le plateau dominant la vallée, émergent encore d’un fouillis de verdure des murs d’enceinte et ce qui fut des maisons, des égouts, des rues, des fontaines: c’est Marzabotto, témoignage presque unique d’urbanisme étrusque. Plus encore que la cité des collines, Spina, dans le paysage désolé et marécageux de l’embouchure du Pô, représente une des grandes découvertes de notre temps. Les fouilles des nécropoles de Valle Trebba et de Valle Pega ont révélé une station palafittique, «véritable Venise de l’Antiquité». Escale maritime et marché drainant les courants commerciaux et culturels venus de la Méditerranée orientale, la ville était en rapports étroits avec la Grèce. Et, de fait, dans les trouvailles des tombes prédomine l’influence attique: le peintre des Niobides, le peintre de Penthésilée, le peintre de Borée peuplent le flanc des coupes et des vases de délicates figures mythologiques, équivalents des plus parfaites créations du Ve siècle grec.
Mais cette civilisation si brillante s’effondre, au IVe siècle, sous les coups des Gaulois. De cette période, il ne reste presque aucun témoignage archéologique. Il faut attendre la conquête romaine pour que s’organise la VIIIe Région, avec la construction de la via Aemilia, la constitution de centres urbains (Ariminum, Forum Livii, Bononia, etc.), et surtout le tracé des centuriations dont le quadrillage régulier apparaît encore sous les cultures de la plaine. Il n’y a pas en Émilie de grands ensembles comme en Italie méridionale: Velleia n’est qu’une petite ville de province avec son forum, son amphithéâtre et ses thermes, et à Rimini l’arc d’Auguste, point de rencontre de la via Aemilia et de la via Flaminia, n’a pas la majesté des arcs de triomphe de la capitale. Mais les nombreuses stèles funéraires rassemblées dans les musées témoignent d’un art local vigoureux.
Avec le déclin de l’Empire, l’Émilie orientale prend une importance considérable. En 402, commencent les «grandes heures» de Ravenne, dont Honorius fait la seconde Rome de l’empire d’Occident. Galla Placidia, sœur d’Honorius, les rois barbares Odoacre et Théodoric ont lié leurs noms à d’extraordinaires réalisations. Les Byzantins, à partir de 540, sont plus fastueux encore. Aux formes héritées de l’Antiquité classique se marient les décors somptueux venus de l’Orient. Dans la splendeur des ors et le chatoiement des couleurs se déploient sur les murs la procession des vierges de Saint-Apollinaire-le-Neuf, le cortège hiératique et barbare de Saint-Vital et la verte prairie des élus de Saint-Apollinaire-in-Classe. Au sud, près de la via Romea, l’antique abbaye de Pomposa, construite au VIIIe siècle, rappelle les schémas architecturaux de sa voisine.
2. La route des pèlerinages
Au XIIIe siècle, rapporte E. Mâle, des jongleurs célébraient Olivier et Roland sur les places de Bologne. À partir du XIe siècle, en effet, la poésie et l’art français ont pénétré en Italie avec les pèlerins, et c’est par l’antique chemin, la via Aemilia devenue «via Francigena», que se sont répandues les légendes épiques: au portail de Modène, Artus de Bretagne et ses compagnons chevauchent autour de l’archivolte. C’est par la «via Francigena» qu’arrive, dans les églises de Parme, de Plaisance, de Ferrare, l’influence de la Provence et du Languedoc.
Ces apports français n’empêchent d’ailleurs pas l’art roman d’Émilie d’avoir les caractères propres dus à des personnalités artistiques de premier plan. À Modène, Wiligelmo (XIe siècle) fonde sur le retour à l’Antiquité une rénovation de la plastique. À Plaisance et à Ferrare travaille maître Niccolo (XIIe siècle) qui préfère le pittoresque familier aux mystères du sacré. Mais le grand maître de la sculpture romane est Benedetto Antelami (1150 env.-1225 env.): la Descente de croix de la cathédrale de Parme émerveille par son calme et sa noblesse. Il y a chez l’artiste des réminiscences de Saint-Gilles-du-Gard et de Saint-Trophime d’Arles. Mais son goût du naturalisme l’apparente aussi aux sculpteurs de Chartres: au Baptistère de Parme, dont il a certainement ordonné l’ensemble décoratif, les statues des mois ont cette solidité paysanne et cette gravité qui défie le temps.
L’art gothique religieux n’atteint pas ces sommets, même si Bologne a nombre d’églises fort intéressantes (San Francesco, San Domenico, San Giacomo et surtout San Petronio). L’architecture civile, en fait, est plus séduisante, car elle a modelé la physionomie de toutes ces villes de briques rouges et d’arcades (Gotico de Plaisance, Castello estense à Ferrare, palais de la piazza Maggiore à Bologne). Mais c’est surtout dans la peinture que le XIVe siècle émilien manifeste son originalité: à Bologne, les artistes qui travaillent autour du chantier de San Petronio, et le plus grand de tous, Vitale (mentionné entre 1330 et 1359), sont des réalistes au dessin presque anguleux et plein de force. L’École de Rimini, que l’on retrouve aussi à Pomposa et à San Pietro in Silvis, a, au contraire, assimilé les leçons d’un Giotto (1266-1337), d’un Lorenzetti et d’un Cavallini, mais aussi celles des mosaïstes de Ravenne.
3. Les centres urbains
Est-ce, au XIIe siècle, la création des communes libres? où plutôt, à la Renaissance, l’émiettement de la région en multiples «seigneuries», les Manfredi à Faenza, les Malatesta à Rimini, les Este à Ferrare, les Bentivoglio à Bologne, les Farnèse à Parme et à Plaisance? Il semble parfois qu’il n’y ait pas d’unité de l’Émilie et que l’étude des courants artistiques puisse être centrée, du XVe au XVIIIe siècle, autour de quelques villes, témoins de leur époque: Rimini et Ferrare, cités du Quattrocento, Parme, patrie du Corrège; Bologne où naît la peinture émilienne du XVIIe siècle.
Rimini et Ferrare
Rimini n’est plus actuellement qu’une morne plage, et de la splendeur des Malatesta, seul demeure le temple inachevé que Sigismond demanda à Alberti, qui transforma dans ce dessein la vieille église Saint-François de 1447 à 1468. Ce n’est plus un édifice religieux, comme le dénonçait Pie II, mais un «déploiement d’architecture et de symbolique à des fins de glorification personnelle.» Les ravissants reliefs d’Agostino di Duccio (1418-1481) complètent un ensemble représentatif au plus haut point des raffinements savants de la Renaissance italienne.
Dans la plaine, à l’abri des marais, Ferrare, la cité du silence, comme l’appelle D’Annunzio, a gardé ses grandes perspectives muettes et, derrière ses murs, les jardins clos des héros de Giorgio Bassani. Au nord de la ville, l’«Addizione Erculea» que fit construire Hercule Ier d’Este sur les plans de Biagio Rossetti (1471-1515), avec ses palais (palais des Diamants, palais de Ludovic le More) et ses «vie piane, grandi come fiumane » («rues droites, grandes comme des fleuves»), n’a pas changé depuis le XVe siècle. Mais la ville n’est plus ce monde de fête que créèrent, pour la famille d’Este, les artistes ferrarais: Cosmè Tura (1430 env.-1495) au trait cruel, presque outré, mais à la force constructive et à l’imagination colorée; Francesco Del Cossa (1436 env.-1478 env.) qui, au palais de Schifanoia, mêle les représentations savantes des humanistes à la peinture brillante de la vie de cour et au charme des scènes champêtres; Ercole de’ Roberti (1456 env.-1496) qui continuera son œuvre à Bologne; Dosso Dossi (1479 env.-1542 env.) dont les personnages évoluent dans des paysages inquiétants chargés de magie.
Parme et Bologne
Parme, le fief des Farnèse, ville moderne qui a moins d’unité que Bologne, n’est pas cette cité imaginaire au nom «compact, lisse, mauve et doux» que Proust colorait de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. Pourtant c’est un peu dans le monde du rêve que nous transporte Corrège. L’admiration suscitée par Antonio Allegri, dit Corrège, a été presque un lieu commun depuis l’émotion d’Annibal Carrache devant la coupole de Parme jusqu’à l’émerveillement de Verdi, écho de celui du président de Brosses ou de Delacroix. Sa peinture, après la gravité austère d’un Mantegna (1431-1506), est comme un hymne de joie. Sous la pergola de la chambre de l’abbesse de Saint-Paul (1518-1519), dansent les amours aux tendres formes potelées et les seize lunettes monochromes les nimbent d’une précieuse couronne d’ivoire et de perles. À la coupole de Saint-Jean, le peintre, premier baroque, jette ses personnages dans l’infini des nuées. Mais son chef-d’œuvre est la coupole de la cathédrale (1526-1530). Sur un fond gris azur, dans un tourbillon de draperies colorées, dans le fourmillement rose et blond des chairs, avec des raccourcis audacieux, les anges, les apôtres et les saints célèbrent l’assomption de la Vierge. L’œuvre de son disciple, Parmesan, qui a décoré la Madone de la Steccata et les plafonds du château de Fontanellato, a une grâce un peu mièvre et cette séduction raffinée qui caractérise le maniérisme.
À l’ombre des tours penchées de la Garisenda et des Asinelli, la rouge Bologne, avec l’ensemble monumental de la piazza Maggiore, le curieux complexe de San Stefano, les hautes façades de briques des églises gothiques, évoque l’antique cité des glossateurs dont l’université compta jusqu’à dix mille étudiants. Le mouvement des affaires, l’industrie, l’abondance heureuse en font la capitale moderne de l’Émilie.
4. Les peintres du XVIIe siècle émilien
Ce qui attirait les voyageurs des deux derniers siècles – les guides anciens en font foi – , c’était la peinture du XVIIe siècle. De grandes expositions, organisées à Bologne depuis 1954, ont sorti de l’ombre les Carrache, le Guide, Dominiquin, l’Albane, sous-estimés jusque-là au nom de l’antiacadémisme. Mais les amateurs du XVIIIe et du XIXe siècle en faisaient déjà leurs délices: «Tout est plein ici de la gloire et du nom des Carrache, écrivait Stendhal. Mon bottier, ce matin, m’a fait leur histoire mieux que Malvasia.» Louis, l’aîné, dont la peinture imprégnée d’un sentiment religieux de nature populaire a parfois des accents sombres et austères qui rappellent les Espagnols; Augustin, le théoricien; Annibal, le plus illustre de la famille. Est-ce de l’académisme, cette plénitude de la vie et des sens qui annonce le baroque de Rubens et de Bernin, ce sens du paysage qui prélude à l’art de Poussin, cette poésie de l’évasion heureuse qui se déploie dans le monde de l’allégorie et trouve son parfait achèvement à la galerie Farnèse, à Rome? (Car c’est surtout à Rome que les peintres émiliens, issus de la fameuse académie des Incamminati fondée par les Carrache, ont créé leurs plus grandes œuvres). Le Guerchin (1591-1666) n’est-il pas déjà un romantique, lui qui promène son cavalier blanc sous la lune dans des paysages noirs et bleus? Y a-t-il rien de plus spontané que les gris légers et les bouquets de fleurs avec lesquels un Domenico Canuti compose les charmants décors de la bibliothèque de San Michele in Bosco? Et, au XVIIIe siècle, les Bibiena, architectes et graveurs, sont les poètes fantaisistes du théâtre baroque.
Aujourd’hui, ce qu’on appelle l’«autoroute du soleil» double la via Aemilia. Mais les natures mortes du Bolonais Giorgio Morandi (1890-1964), qui jouent subtilement des bruns, des ocres, des gris et des blancs, ont les couleurs austères des collines de l’Apennin. Les Muses inquiétantes de Giorgio De Chirico (1888-1978) se meuvent dans des paysages abstraits inspirés par Ferrare, et derrière la transcription moderne se devine l’influence d’un Cosmè Tura ou d’un Roberti: le présent se relie ainsi de façon inattendue aux traditions du passé. Il n’a pas disparu, ce paysage émilien que chantait Giosuè Carducci (1835-1907):
DIR
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Addio, grassa Bologna e voi di nera
Canape nel gran piano ondeggiamenti,
E voi pallidi in lunghe file a’ venti
Encyclopédie Universelle. 2012.