USINES
USINES, architecture
La conception de l’usine comme type architectural au même titre que le palais ou le temple est contemporaine de l’apparition des programmes «fonctionnels» (prison ou hôpital) dans le champ des préoccupations des architectes. L’émergence de cette nouvelle typologie à la fin du XVIIIe siècle répondait à la volonté des architectes de participer à la transformation sociale dont la philosophie des Lumières et la chute de l’Ancien Régime étaient les symptômes et les agents. Avant que l’essor du capitalisme moderne provoque une demande et procure les moyens économiques et technologiques favorables à une architecture industrielle spécifique, les débuts de la révolution industrielle sont marqués par des recherches purement théoriques qui, de Ledoux à Durand, visent, à travers l’élaboration de modèles (types chez Ledoux, ou méthode chez Durand), un propos qui dépasse l’objet usine lui-même. Parallèlement, la production concrète se fonde sur le perfectionnement de modèles vernaculaires tels que le moulin, la ferme, ou plus généralement emprunte à l’architecture civile ou militaire régionale. Du moulin artisanal on passe, par répétition ou extension, à des implantations de type industriel, en même temps que les progrès techniques (turbines) permettent des implantations semblables dans le textile et la métallurgie. La ferme va servir de modèle pour l’industrie métallurgique: la cour rectangulaire entourée des ateliers, des logements d’ouvriers et des étables, avec la maison de maître dans son axe, exprime la structure familiale sur laquelle se fonde au départ cette activité. Cette disposition se retrouve dans les manufactures royales, où le roi prend la place du père, par l’intermédiaire des administrateurs qui occupent le corps de logis central: Saline d’Arc-et-Senans, usine du Creusot... Cette hiérarchie de l’espace sera réutilisée plus tard, lorsque le pouvoir s’incarnera symboliquement dans l’établissement industriel lui-même, dominant de sa masse les logements ou leur servant de point d’articulation: Houillères du Nord-Pas-de-Calais, usine Godin à Guise. L’invention de la machine à vapeur qui rend possible une implantation indépendante des cours d’eau, l’automatisation des métiers à tisser, le perfectionnement des machines textiles imposent des modifications profondes aux bâtiments ainsi qu’à la division du travail et à son organisation. La fabrique à étages éclairés par de larges ouvertures vitrées, aux planchers libérés au maximum d’éléments de support, mais capables de résister à de fortes charges, répond à la fois aux besoins techniques (importance des machines disposées en continu, circulation des matières premières et des produits finis, alimentation en force motrice), aux impératifs de surveillance inhérents à la rentabilisation maximale de la main-d’œuvre, ainsi qu’aux conditions d’implantation dans des zones où le terrain est la plupart du temps cher. Le passage de l’organisation verticale à l’usine horizontale se combine avec son installation dans des terrains vierges, à l’écart des villes, et détermine la naissance d’agglomérations entièrement liées aux activités industrielles, et souvent organisées en fonction des besoins de leurs promoteurs (Houillères du Nord, sidérurgie dans l’Est...), pour donner les zones industrielles.
L’architecture industrielle va suivre les progrès techniques et constituer un terrain d’expérience pour leurs applications: colonnes de fonte, ossature métallique, au XIXe siècle, structures en béton armé au début du XXe et, au milieu du XXe siècle, structures tendues, gonflables.
Ce type d’architecture reflète les débats théoriques et contribue à l’élaboration de la notion d’architecture moderne. L’usine de la fin du XIXe siècle s’écarte des traditions locales qui caractérisent encore fréquemment les premiers exemples d’usines au sens actuel; alors qu’au XVIIIe siècle les manufactures royales et les utopistes avaient consacré le droit au «style» de l’architecture destinée au travail (frontons, colonnes, sévères ordonnances d’arcades), l’éclectisme va garnir les filatures de tourelles, de créneaux, d’arcs de décharge empruntés au vocabulaire médiéval. Si la fonction symbolique est déterminante dans ce choix — l’industriel y voit un moyen d’affirmer sa prospérité et de se donner une image de marque —, celui-ci répond également au souci des architectes et des ingénieurs de trouver, dans les exemples du passé vis-à-vis desquels ils sont tenus par la tradition académique et par leur formation, des formules stylistiques adaptables aux problèmes techniques qu’ils ont à résoudre ainsi qu’aux matériaux qu’ils emploient, la brique étant le plus répandu pour ses qualités économiques.
Après la Première Guerre mondiale, l’usine devient un emblème de l’architecture moderne: en 1911, les usines Fagus de Walter Gropius à Alfeld an der Leine sont une sorte de manifeste des traits architecturaux qui constitueront le vocabulaire de l’architecture rationaliste: une façade de verre et d’acier accrochée, une structure porteuse, un toit plat, prédominance de l’horizontale et de la verticale. Pour Le Corbusier, l’architecture industrielle est une espèce de modèle idéal, tant du point de vue formel que du point de vue de son élaboration. Selon lui, l’architecte doit, à l’image des concepteurs d’usines, prendre en compte dans un bâtiment les données fonctionnelles.
Si l’architecture industrielle constitue à la fois le lieu et le prétexte de l’élaboration des théories fonctionnalistes, elle n’en a pas moins été le champ dans lequel s’est souvent exprimée une recherche formelle qui dépasse les limites d’une simple adéquation de la forme à la fonction. Les délires du XIXe siècle, puis les réalisations de Gropius, d’Aalto, de Louis Kahn témoignent qu’en architecture la forme garde toujours ses droits, même face aux impératifs économiques et idéologiques les plus contraignants.
Encyclopédie Universelle. 2012.