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RÉUSSITE SOCIALE
RÉUSSITE SOCIALE

Comment la société désigne-t-elle les hommes chargés d’assumer les responsabilités nécessaires à son fonctionnement? Comment les reconnaître, les préparer ou les mettre à l’épreuve? Ces questions se sont toujours posées aux individus soucieux de satisfaire leurs aspirations comme à la collectivité en vue de l’intérêt général. Le droit divin, le système des castes ou des ordres, les avantages conférés par la naissance ont représenté des réponses que n’accepte plus la conscience moderne. Les privilèges ont été abolis, comme l’hérédité des charges, et même, certaines fois, l’héritage de la propriété. De plus ou moins fermée qu’elle était, la société s’est ouverte à de larges courants de mobilité, géographique et sociale. Aucune barrière institutionnelle ne sépare un groupe d’un autre, et rien n’interdit à quiconque de faire la preuve de sa valeur et d’en recevoir le prix: des systèmes spécifiques, sous forme d’examens ou de concours, assortis de diplômes, ont été mis en place pour s’assurer des aptitudes de chacun. L’accès aux fonctions les plus importantes, assurant prestige, richesse ou pouvoir, est, en principe, ouvert à tous, sans distinction [cf. MOBILITÉ SOCIALE].

Cependant, égaux en droit, les hommes ne le sont pas toujours en fait. Du moins l’égalité des chances ne paraît pas réalisée, malgré quelques exemples d’ascension sociale spectaculaire, allégués avec d’autant plus de complaisance qu’ils sont plus exceptionnels. La position de chacun dépend encore, dans une large mesure, de la position occupée par ses parents. Les chances de réussite ne sont pas également réparties entre tous. Il en résulte une double inquiétude. Si l’organisation sociale ne permet pas à tous de manifester leurs aptitudes, elle entretient des germes graves de frustrations et de tensions. Elle risque en outre de laisser dans l’ombre des hommes qui rendraient les meilleurs services. Ni l’efficacité ni la justice ne trouvent leur compte dans cet état de fait. Si telle est bien la situation, près de deux siècles après la promulgation de la Déclaration des droits de l’homme, il y a lieu d’en comprendre les raisons. Faut-il la considérer sans issue, ou des remèdes ne pourraient-ils être trouvés, susceptibles au moins d’atténuer ses conséquences? Les principes démocratiques seraient-ils un mirage, ou un idéal, qui s’éloigne à mesure qu’on s’en approche?

Une observation empirique et quantitative

L’observation doit se garder de tout jugement normatif. Il ne s’agit pas de mérite personnel, mais de succès au regard de la société. Tel peut estimer avoir réussi et se contenter d’une situation modeste. Tel autre, le plus doué, peut porter en lui le sentiment d’un échec, parce qu’il mesure la distance entre l’œuvre accomplie et l’œuvre désirée. Le sentiment intime n’est pas un gage suffisant. Nul n’est saint, savant ou grand artiste qu’au jugement des autres, fût-ce à titre posthume. Qui pourrait prétendre avoir réussi, s’il est seul à l’admettre?

La réussite est une grandeur de réputation, que la société sanctionne par des signes tangibles. Ainsi, un colonel a mieux réussi qu’un commandant, et un général qu’un colonel. Dire que la réussite est sociale représente presque une tautologie. Toute considération morale mise à part, elle ne peut être que sociale. C’est pourquoi les données présentées dans cet article reposent toutes, pour apprécier la réussite et préciser ses composantes, sur des critères objectifs, de nature sociale. Sont réputés avoir réussi dans le passé les hommes où les femmes dont le nom a été conservé et figure dans les dictionnaires biographiques, ou, pour le présent, ceux qui sont membres des plus hautes assemblées, politiques ou scientifiques, dirigent les plus grandes entreprises, occupent les plus hautes fonctions ou sont parés des titres les plus élevés dans les différentes carrières. La réussite est d’autant plus grande que les critères adoptés pour le choix des sujets sont plus stricts, et que leur nombre est plus restreint. Les recherches conduites depuis près d’un siècle autour du problème de la réussite ou de la supériorité sont toutes dominées par le souci d’observation empirique et quantitative qui s’est emparé des sciences de l’homme.

Les hommes illustres

Les premiers travaux sont liés à une querelle scientifique qui passionne les savants et le public cultivé à la fin du XIXe siècle, à propos de l’influence respective de l’hérédité et du milieu dans l’apparition des individualités supérieures. Le titre du livre de F. Galton, le père de l’eugénique moderne (paru en 1869), a valeur de manifeste: Hereditary Genius. Toute son œuvre est destinée à prouver l’importance du facteur «hérédité», quelle que puisse être l’influence exercée par le milieu. Les idées de K. Pearson, mathématicien et biométricien, frappé lui aussi par les théories de Darwin sur l’origine des espèces et la sélection naturelle, vont dans le même sens, ainsi que les conclusions du botaniste genevois, A. de Candolle, dans son Histoire des sciences et des savants depuis deux siècles (1873).

La thèse contraire est défendue par A. Odin, dans Genèse des grands hommes, gens de lettres français modernes (1895). Il étudie pour chacune des personnes figurant dans ses listes plusieurs caractères (sexe, religion, âge au décès, origine géographique et sociale) et procède en outre à des ventilations selon les époques. S’il trouve, comme Galton, une proportion d’hommes remarquables apparentés entre eux très supérieure à ce que donnerait une répartition au hasard, il ne voit pas là l’effet nécessaire de l’hérédité, la «genèse» des grands hommes étant au contraire favorisée par tous les éléments positifs du milieu, résidentiel, familial et culturel.

Le débat s’est poursuivi avec les travaux de H. Ellis en 1904, auprès d’un échantillon de mille trente «génies» anglais, ou de J. M. K. Cattell en 1903, vigoureux partisan de l’influence du milieu, qui porte son observation sur les hommes de science américains. Femmes éminentes, biologistes et physiciens ont encore été étudiés aux États-Unis par C. S. Castle (1913), S. S. Visher (1928) et A. Roe (1946-1953). Une recherche de Maas (1916) a porté sur plus de quatre mille Allemands éminents nés après 1700, et morts avant 1910. Le travail de W. G. Bowerman, Studies in Genius (1947), sur un millier d’Américains éminents et sur un autre millier de grands hommes de tous les temps et tous les pays, pousse l’analyse, au moins du premier groupe, jusqu’à étudier, en outre, la dimension de la famille d’origine et la descendance, la cause du décès, la taille et le poids, les traits de personnalité.

Ce sont là quelques jalons dans une longue suite de recherches, dont les résultats, présentés de manière synthétique par C. Lévy-Leboyer (1961), n’ont pas permis de répondre à la question posée, dans la mesure où aucune conclusion certaine n’apparaît. On ne saurait nier l’importance ni de l’hérédité ni du milieu, mais il n’est pas possible de déterminer leur part respective dans la formation des hommes les mieux doués, ou d’expliquer l’origine ou la nature des «dons».

Les dirigeants

Peu à peu, les préoccupations des observateurs se déplacent. La montée des idées socialistes et l’idéologie de la lutte des classes, la révolution russe, la coupure du monde en deux blocs incitent les démocraties occidentales à se demander si elles ont su traduire dans les faits l’égalité qu’elles proclament. Les études sur la mobilité sociale, et spécialement sur les dirigeants, connaissent un grand essor. La première impulsion est venue justement des États-Unis d’Amérique, qui n’ont pas connu le système de la noblesse, et qui se flattent d’être le pays de l’égalité des chances et des self-made men. Les voies d’approche sont analogues à celles des études sur les hommes éminents du passé, la base de départ étant fournie par les listes de divers annuaires ou répertoires. Des sources abondantes se trouvent déjà dans le livre classique de P. A. Sorokin, Social Mobility (1927). Trente-cinq ans plus tard, S. M. Lipset et R. Bendix semblent lui faire écho, en évoquant, dans un effort de comparaison internationale, des recherches portant sur l’ensemble de la population, et sur les origines des administrateurs, des hommes politiques, des chefs d’industrie et des hommes d’affaires, dans plusieurs pays d’Europe et aux États-Unis (Social Mobility in Industrial Society , 1960). Les investigations les plus significatives ont porté aux États-Unis sur des échantillons plus ou moins étroits d’hommes d’affaires (F. W. Taussig et C. S. Joslyn, 1932; L. W.Warner et J. W. Abegglen, 1955; S. Adams, 1954-1957), sur les notables de Philadelphie (E. D. Baltzell, 1958-1962), ou encore sur des hommes s’étant illustrés dans diverses carrières et nés entre 1771 et 1920 (C. W. Mills, 1945; R. Bendix et Howton, 1957). En Grande-Bretagne, R. K. Kelsall (1955) a observé les caractéristiques des plus hauts fonctionnaires depuis 1870, et G. H. Copeman (1955) celles des directeurs de plus d’un millier de grandes entreprises. Plusieurs études systématiques ont été conduites en France. A. Girard (1961) a étudié environ deux mille personnalités contemporaines appartenant aux diverses carrières, et deux mille cinq cents anciens élèves de quatre «grandes écoles». Il a fait remonter ses investigations dans le passé en étudiant les trois mille personnages français nés depuis 1450 et figurant dans le Petit Larousse illustré. À quoi s’ajoutent notamment des indications sur les élèves de l’École nationale d’administration, étudiés aussi par T. B. Bottomore (1954) et J. F. Kesler (1964). Toujours en France, les littérateurs des siècles passés ont été étudiés par R. Escarpit (1958), les dirigeants de l’industrie française par N. Delefortrie-Soubeyroux (1961), le personnel parlementaire à plusieurs reprises par M. Dogan (1955-1965-1967), les fonctionnaires par A. Darbel et D. Schnapper (1969). D’autres études ont porté sur les dirigeants en Allemagne fédérale (M. Janowitz, 1958, et R. Dahrendorf, 1961-1962), sur la classe dirigeante et les anciens élèves de deux grands collèges universitaires en Italie (E. Pennati, 1964), ou sur les membres de l’Assemblée fédérale suisse depuis 1948 (E. Gruner, 1966).

La masse imposante de telles recherches renseigne sur les origines des hommes «arrivés». Les critères de sélection ne sont pas toujours les mêmes et varient avec l’étendue des échantillons. Les règles de recrutement et d’avancement diffèrent de pays à pays ainsi que l’importance relative des entreprises. Les comparaisons sont parfois malaisées, et les variations observées au cours du temps demandent à être interprétées avec prudence. Mais l’ensemble des recherches, fondées sur des principes analogues, apporte un corps de résultats cohérents, dont les conclusions générales ne sont pas discutables.

Les facteurs sociaux de la réussite

Sexe et âge

Le nombre de femmes occupant des postes élevés, quels qu’ils soient, ou qui se distinguent dans les arts et lettres, est toujours très limité, sinon infime. La prédominance reste en règle générale l’apanage des hommes, aussi bien dans les démocraties populaires que dans les pays occidentaux. La proportion des hommes relativement âgés placés aux postes de commande demeure très élevée. Le vieillissement démographique a provoqué un vieillissement parmi les détenteurs de l’autorité. À l’époque contemporaine, les hommes d’âge mûr ou vieillissants tiennent plus longtemps les leviers de commande.

Facteurs démographiques

Rien de certain ne saurait être avancé sur l’influence de la structure familiale. Si les dirigeants appartiennent en général à des familles moins prolifiques, et si leurs parents sont moins souvent ou très jeunes ou assez âgés, on ne saurait isoler un seul facteur. En fait, les études ne livrent que des caractéristiques du milieu restreint d’où sont issus les dirigeants.

Géographie de la réussite

Les diverses régions des différents pays ne sont pas également riches en dirigeants ou en hommes de talent. H. Ellis discernait l’importance de trois régions anglaises: l’East Anglia, le Sud-Ouest et le pays de Galles. W. G. Bowerman définit aux États-Unis quatre «foyers» principaux: la Nouvelle-Angleterre, l’État de New York, la Virginie et les Carolines. La prépondérance de la Nouvelle-Angleterre et de la côte atlantique est confirmée par Visher. Cattell montrait que les villes ont fourni une proportion de savants bien plus forte que les campagnes. En France, les provinces de l’Est, et tout spécialement la Bourgogne et la Franche-Comté, se détachent nettement, après Paris et l’agglomération parisienne.

L’importance des villes est le fait saillant qui, dans tous les pays, l’emporte sur les variations régionales. Le taux de réussite, mesuré par le nombre d’hommes éminents ou de dirigeants nés dans les diverses localités par rapport à leur population, croît de la campagne aux grandes villes. En France, la prépondérance de Paris, marquée depuis plusieurs siècles, ne cesse de se renforcer.

Origines familiales élevées

Le fait urbain est un fait social. La civilisation s’est toujours définie par rapport au phénomène urbain, et la concentration des hommes est une condition nécessaire du progrès dans les sciences et les arts, comme dans l’organisation économique et politique. Derrière tous les éléments précédents se dissimule l’influence d’un facteur fondamental qui agit de l’extérieur sur la réussite des enfants. Ce facteur est social. Les professions exercées par les pères des hommes en vue se répartissent d’une manière diamétralement opposée à celle de la population totale. Des origines sociales élevées favorisent grandement ceux qui en bénéficient. Le fait est universel.

Parmi les hommes de «génie» de tous les temps observés par Bowerman, 70 p. 100 ont eu un père occupant déjà une place dans les carrières où ils s’illustrèrent. Parmi les hommes éminents des États-Unis, 20 p. 100 seulement ont eu un père exerçant une profession manuelle. La même constatation est faite par Ellis pour les «génies» anglais, et par Odin pour les gens de lettres français. Escarpit dégage une similitude frappante chez les écrivains anglais et français au XIXe siècle. Dans les deux pays, 8 p. 100 sont issus de la petite administration ou sont enfants d’employés, 10 p. 100 et 8 p. 100 ont des parents exerçant des professions manuelles. Au contraire, 72 p. 100 et 74 p. 100 proviennent des milieux les plus élevés.

Parmi les hommes qui occupent le devant de la scène française en 1971, et parmi ceux qui ont réussi à un grand concours, respectivement 68 p. 100 et 66 p. 100 sont issus du groupe socialement le plus élevé, soit 5 p. 100 de la population. À l’inverse, 8 p. 100 seulement proviennent des milieux ouvriers et agricoles qui, bien qu’en diminution par suite du développement du secteur tertiaire, représentent encore plus des deux tiers de la population. On fait une constatation semblable pour les dirigeants de l’industrie: moins de 20 p. 100 proviennent des milieux de petits commerçants ou d’employés et petits fonctionnaires ; une infime minorité a des origines agricoles ou ouvrières. Il en va de même pour les parlementaires depuis le début de la IIIe République. Lorsque le sort des urnes est favorable aux partis de gauche ou d’extrême gauche, la proportion de «fils du peuple» au Parlement augmente légèrement. Même phénomène parmi les hauts fonctionnaires.

Cette forte sélection sociale se rencontre ailleurs, et joue d’autant plus que la réussite est plus élevée. En Angleterre comme en France, les origines sociales des candidats aux élections générales donnent une image inversée de l’ensemble de la population. Le contraste est plus accusé s’il s’agit des élus, et il s’accentue encore si l’on considère les membres des cabinets ministériels. Il est un peu moins marqué parmi les travaillistes que parmi les conservateurs, mais n’en est pas moins net partout.

Ce qui est vrai du personnel politique l’est aussi des hauts fonctionnaires. En Angleterre, d’après R. K. Kelsall, 30 p. 100 proviennent de la classe la plus favorisée et 41 p. 100 de la classe moyenne, alors que celles-ci ne forment respectivement que 3 et 15 p. 100 de la population active. Au contraire, 3 p. 100 des hauts fonctionnaires sont issus de familles d’ouvriers spécialisés et de manœuvres, représentant 29 p. 100 de la population active. Les mêmes répartitions qui s’observent en Italie, en Suisse ou en d’autres pays d’Europe occidentale s’observent aussi aux États-Unis. Sorokin trouvait déjà que 80 p. 100 des capitaines d’industrie et des financiers américains compris dans son échantillon étaient issus des classes de commerçants et de techniciens, 25 p. 100 des familles de propriétaires terriens, et 4,6 p. 100 des ouvriers qualifiés et non qualifiés.

Les recherches plus récentes et plus systématiques de Bendix et Howton ou celles de Warner et Abegglen aboutissent aux mêmes conclusions. Quelques divergences apparaissent seulement si l’on essaie de décrire la situation au cours du temps, la part des enfants de la classe ouvrière semblant ou s’accroître ou diminuer légèrement. Ces différences peuvent s’expliquer par la dimension et les structures variables des échantillons, et ne modifient pas le résultat fondamental: le self-made man a toujours constitué une exception aux États-Unis.

Les membres de l’élite américaine, écrit le sociologue américain C. W. Mills, «proviennent, dans une proportion considérable, des classes supérieures, anciennes et nouvelles, de la société locale et des quatre cents plus grandes villes. La masse des richissimes, des dirigeants d’entreprises, des politiques, des grands militaires provient du tiers supérieur de la pyramide des revenus et des professions. Leur père appartenait au minimum aux couches des petits hommes d’affaires et membres de professions libérales, et était souvent beaucoup plus haut placé. Ce sont des Américains de naissance, fils d’Américains de naissance, originaires principalement des zones urbaines et, à une majorité écrasante, sauf pour les politiciens, de l’Est. Ils sont généralement protestants, plus particulièrement épiscopaliens ou presbytériens. En général, plus la position est élevée, plus les hommes qui l’occupent sont originaires des classes supérieures et restent liés à elles. Une majorité écrasante d’entre eux a un diplôme universitaire.»

En le transposant, ce tableau s’applique à tous les pays occidentaux, et conduit à insister sur deux traits complémentaires: le haut niveau d’instruction et l’hérédité professionnelle.

Haut niveau d’instruction

La réussite est liée de la manière la plus étroite au niveau d’instruction. Presque tous les hommes haut placés sont des «diplômés», ou sortent des écoles publiques ou privées jouissant d’un prestige élevé; en totalité, quand il s’agit de carrières dont l’accès dépend de la possession d’un diplôme particulier, et dans la proportion de six, sept, huit ou neuf sur dix dans celles où aucun titre déterminé n’est requis, comme la politique, les arts ou même, comme aux États-Unis, le sport. Ils ont donc prouvé leurs aptitudes, et le principe égalitaire est respecté dans la lettre. Mais la poursuite des études supérieures n’est le fait que d’une partie très limitée de la population. Il faut, pour y accéder et y réussir, appartenir le plus souvent à des milieux favorisés.

Hérédité professionnelle

Si le recrutement des dirigeants dans toutes les sphères d’activité s’opère sur une base très étroite, il ne se fait pas de manière aléatoire à l’intérieur de la minorité favorisée. Dans tous les pays, les hommes qui s’élèvent dans une carrière déterminée ont un père qui exerçait la même profession. En Allemagne, 7 p. 100 des juges sont fils de juges, 8 p. 100 des professeurs sont fils de professeurs, près du tiers des hauts fonctionnaires sont fils de fonctionnaires. Ce phénomène d’autorecrutement, qui varie selon les pays et selon les secteurs, est vrai partout, il est notamment très marqué dans les milieux médicaux, politiques ou militaires.

En France, en 1960, sur 1 250 candidats aux concours des écoles militaires, 30 p. 100 sont fils d’officiers et 14 p. 100 de sous-officiers d’active. Plus du quart sont petits-fils d’officiers, soit du côté paternel, soit du côté maternel: les deux grands-pères de 6 p. 100 d’entre eux sont ou ont été officiers.

En Suisse, la biographie de 1 500 parlementaires a été contrôlée par Gruner. Un quart d’entre eux ont un père ayant exercé des mandats politiques, et, dans ce quart, près de trois sur dix un père député aux chambres fédérales. Mais si l’on ajoute les frères, les oncles et neveux, les grands-pères et les petits-fils de même nom, et de nombreux cas d’alliance, au total 44 p. 100 de parlementaires se trouvent avoir des liens de parenté. Les dimensions de la Suisse et les caractères propres de la vie cantonale et fédérale peuvent expliquer une proportion aussi forte. Cependant, le fait se rencontre aussi ailleurs. Dogan estime à environ un millier le nombre de députés de la IIIe République qui ont recueilli, sous une forme ou sous une autre, un «héritage politique».

Il n’est pas excessif de parler d’une véritable «hérédité professionnelle», dont l’action se manifeste avec d’autant plus de force qu’on atteint des couches sociales plus élevées. Cette circonstance constitue un élément favorable à la réussite.

Interprétation et discussion

La règle des deux tiers

Les faits rapportés ci-dessus, partout observés dans le monde occidental, permettent d’établir une sorte de règle des deux tiers. Comprise le plus souvent entre 60 et 75 p. 100 selon les domaines, ou selon le caractère de plus ou moins grande sélection des groupes observés, une proportion des deux tiers environ des hommes éminents ou des dirigeants dans leurs carrières respectives proviennent d’une frange très étroite de la population, que l’on peut définir comme la classe supérieure d’après les avantages dont elle dispose. Moins d’un dixième sont originaires des milieux les moins favorisés, ouvriers et paysans, qui représentent quelque deux tiers de la population totale. Près d’un quart sont issus de ce qu’il est convenu d’appeler les «classes moyennes ». L’accès à la réussite n’est donc pas complètement fermé, en particulier aux classes intermédiaires, puisqu’elles fournissent un contingent non négligeable des dirigeants ou des hommes éminents. L’inégalité des chances n’en est pas moins flagrante: très faibles pour ceux qui sont mal placés au départ, elles s’accroissent peu à peu à mesure qu’on monte les degrés de l’échelle sociale, et deviennent très grandes pour ceux que la naissance a déjà favorisés.

Faut-il voir dans cette permanence au cours du temps des privilèges de fait, sinon de droit, liés à la naissance, la conséquence d’une volonté concertée de la part d’une minorité d’acteurs sociaux de se constituer en une sorte de caste, soucieuse de maintenir ses avantages? Les intérêts d’une classe dominante, peu nombreuse, s’opposent-ils à ceux des classes dominées et majoritaires, comme le veut la théorie marxiste? Faudrait-il admettre au contraire que les aptitudes, innées ou acquises, sont inégalement réparties dans les différents groupes socioprofessionnels, et que la sélection sociale n’est que la face apparente de la sélection naturelle? Ou encore, puisque le recrutement aux postes clefs n’est pas totalement fermé, une véritable «circulation des élites» assure-t-elle à la fois suffisamment de justice et un maximum d’efficacité?

Les raisons d’une persistance

Il n’y a pas lieu ici d’ouvrir une discussion idéologique et il convient d’abord de comprendre les raisons de cette persistance.

En premier lieu, ce qu’on observe aux niveaux les plus élevés de la réussite est la résultante de mouvements plus profonds qui ne cessent de parcourir la société. Le passage d’une génération à l’autre se poursuit à chaque instant et n’est pas livré au hasard pur. Les études de mobilité sociale, dans quelque pays que ce soit, montrent toutes à l’évidence que les groupes professionnels se reproduisent d’abord en leur propre sein. Un seul a un recrutement presque entièrement autarcique, l’agriculture, parce que le sens du mouvement est irréversible et qu’on ne va pas de la ville à la terre. Les autres groupes recrutent des membres venant de tous les autres, mais davantage de leur propre groupe. Que ce soit en fin comme en début de carrière, les hommes appartiennent toujours au groupe de leur père ou aux groupes immédiatement voisins, plus souvent qu’on ne l’observerait si le choix des professions obéissait aux seules lois du hasard.

Chaque milieu a ses comportements propres, mais aussi ses attitudes et ses aspirations. L’instruction donnée aux enfants et le succès dans les études ne sont pas indépendants du niveau d’instruction des parents. Le mariage non plus n’est pas une loterie où chacun aurait des chances égales d’épouser une personne appartenant à tous les milieux. L’homogamie demeure dans la société d’aujourd’hui la règle dominante, c’est-à-dire que les conjoints qui se choisissent sont déjà appariés par la similitude de leur cadre de vie, de leur profession, comme de leurs origines sociales. Autrement dit, des déterminismes sociaux très rigoureux subsistent, qui n’abolissent pas la liberté de mouvement ou de choix des individus, mais en limitent l’exercice de tous côtés par des contraintes extérieures.

L’organisation sociale est hiérarchique. Le progrès économique et technique n’a fait qu’accentuer ce caractère en diversifiant les activités qui requièrent des niveaux de compétence sans cesse accrue, mais elle a multiplié en même temps les postes de commande, donnant à un plus grand nombre d’hommes la possibilité de franchir un échelon. En outre, l’observation de l’ascension sociale ne doit pas faire oublier les risques de régression. Tous les fils de médecins ou de chefs d’entreprises ne deviennent pas médecins ou chefs d’entreprises. Même si un grand nombre des plus hauts diplômés de l’Université ont des enfants qui poursuivent des études, ceux-ci n’atteignent pas tous le même niveau. Certains même sont inaptes aux études. Ils ne retombent pas pour autant, sinon exceptionnellement, dans une condition prolétarienne, parce qu’ils sont protégés par leurs origines, et que le nombre des emplois qualifiés ou semi-qualifiés augmente, en particulier dans le secteur tertiaire.

Finalement, chacun trouve au sein de sa famille une ambiance et des possibilités particulières. À défaut d’héritage matériel subsiste un héritage culturel qu’on reprocherait d’ailleurs aux intéressés de dilapider, et qu’il est du devoir social des parents de transmettre et de faire fructifier. C’est en définitive l’institution familiale elle-même qui en est cause. Mis à part toute considération d’hérédité biologique – et pourtant l’hérédité existe –, c’est au sein de sa famille que l’enfant apprend les normes de conduite qui dirigeront toute son existence. À aptitudes égales, l’un est favorisé quand l’autre ne l’est pas. Seule la suppression de la famille pourrait supprimer le germe toujours renaissant de l’inégalité. Platon l’avait compris, qui préconisait la communauté des femmes et des enfants pour une république idéale. Mais il la réservait aux seuls gardiens de la cité, laissant au commun des hommes les soucis et les joies des affections naturelles.

Ce n’est qu’à certains moments de l’histoire, lorsqu’une révolution renverse brutalement un corps d’institutions vieillies, qu’émergent des hommes nouveaux. Encore ne viennent-ils pas de la partie la plus humble du peuple, mais de ceux qui possédaient déjà la réalité du pouvoir sans en détenir les signes. Et la tourmente passée, des mécanismes de préservation se remettent en place. La société ne peut vivre en état de destructuration ou de révolution permanentes. L’histoire de la Russie soviétique, des pays de l’Europe de l’Est, et le résultat des recherches empiriques qui s’y développèrent comme à l’Ouest ont montré à l’évidence que le même phénomène observé dans les démocraties occidentales pouvait y être constaté. Les chances de poursuivre des études et d’accéder à des postes de responsabilité y furent, comme ailleurs, moins fréquentes pour les enfants de paysans ou d’ouvriers que pour ceux de l’intelligentsia. Le choix d’un conjoint comme le choix d’une profession obéissaient aux mêmes contraintes, parce que la société demeurait stratifiée, et que l’organisation du travail supposait une hiérarchie, et n’accordait pas les mêmes ressources ni le même prestige aux diverses activités.

Les facteurs d’égalisation

Faut-il pour autant s’accommoder de cette situation et considérer que rien ne peut être tenté pour rapprocher la réalité de l’idéal démocratique? On se gardera de minimiser les progrès déjà obtenus. La généralisation de l’instruction, l’élévation continue du niveau de vie tendent sans conteste à combler le fossé qui sépare les groupes. De même qu’en matière de mortalité ou de fécondité, la société d’aujourd’hui tend, en matière de modes de vie et de valeurs sous-jacentes, à devenir plus homogène qu’elle ne le fut au XIXe siècle, lors de l’industrialisation naissante. Il y a là sans nul doute un facteur d’égalisation dont on ne peut prévoir tous les effets. Mais les obstacles sont grands, inhérents à l’organisation sociale elle-même, qui risquent de s’opposer longtemps encore à la stricte égalité de tous. Ce n’est pas en les niant qu’on parviendra à les surmonter.

Enfin, quels que soient les dons ou les chances à la naissance, ils ne sauraient suffire en tant que tels pour assurer la réussite. Il y faut une volonté de réussir, une motivation, une «secrète exigence». Les déterminants sociaux ne sont pas contestables, qui entravent ou qui facilitent l’apparition et la formation d’individualités capables d’assumer des fonctions de responsabilités. Mais aucun ordinateur n’est encore à même d’expliquer la supériorité en tant que telle. Tous les enfants des milieux favorisés ne réussissent pas, tous les enfants d’une même famille n’atteignent pas la même réussite. Certains échouent quand d’autres parviennent à s’imposer, alors qu’ils avaient bénéficié au départ des mêmes avantages.

L’étude des mécanismes de sélection et de contrôle qui règlent la réussite sociale enseigne que la tâche est difficile et toujours urgente pour faire en sorte que toutes les aptitudes puissent s’épanouir, et que seules demeurent les inégalités naturelles.

Encyclopédie Universelle. 2012.