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QUATUOR À CORDES
QUATUOR À CORDES

«Quatuor. Terme latin, qu’on trouve souvent pour marquer une pièce de Musique composée à quatre Voix , et qu’on fait chanter pour cette raison par quatre Voix seules , afin que la multitude n’en offusque pas les beautez»: c’est ainsi que le quatuor est défini, dans son acception la plus générale, en 1703, par le Dictionnaire de la musique de Sébastien de Brossard. Un demi-siècle plus tard, Rousseau (Dictionnaire de musique , 1767) ajoute à ce signalement des précisions d’une savoureuse naïveté: «Quatuor. C’est le nom qu’on donne aux morceaux de Musique vocale ou instrumentale qui sont à quatre Parties récitantes. Il n’y a point de vrais Quatuor , ou ils ne valent rien. Il faut que dans un bon Quatuor les Parties soient presque toujours alternatives, parce que dans tout Accord, il n’y a que deux Parties tout au plus qui fassent Chant et que l’oreille puisse distinguer à la fois; les deux autres ne sont qu’un pur remplissage, et l’on ne doit point mettre de remplissage dans un Quatuor.» À l’époque où écrit Rousseau, d’autres théoriciens ont traité le sujet avec plus de rigueur et de bon sens, mais bientôt, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, le mot «quatuor», employé seul, désigne une forme de composition instrumentale nouvellement mise en vogue, sinon inventée de toutes pièces: le quatuor à cordes , composé pour deux violons, un alto et un violoncelle. Cette forme s’impose rapidement, avec assez de force pour prendre place dans les traités de composition, presque sur un pied d’égalité, à côté de la sonate, de la symphonie et du concerto. C’est à elle qu’a trait le présent article (pour les quatuors à vent, cf. instruments à VENT).

Genèse et évolution

Le plan du quatuor à cordes est calqué sur celui de la sonate: deux mouvements rapides encadrant un mouvement lent auquel s’ajoute parfois un menuet ou un scherzo. Son originalité n’est donc pas dans sa construction formelle, qu’il a en commun avec la sonate et tous ses dérivés, mais dans l’agencement sonore de quatre voix instrumentales assez différentes pour qu’on puisse suivre chacune d’elles à travers les développements d’une œuvre, assez proches parentes pour s’équilibrer harmonieusement.

Considéré de la sorte, le quatuor n’est pas le fruit d’une génération spontanée, survenue vers 1760, mais l’aboutissement d’une longue évolution, capricieuse, discontinue, du moins en apparence, mais tout de même indéniable.

Sans remonter au Moyen Âge, on trouve chez les musiciens de la Renaissance une prédilection pour des ensembles polyphoniques dont le plus équilibré était le quatuor soprano-alto-ténor-basse, couvrant toute l’étendue de la voix humaine. Le mode d’écriture alors en usage, le contrepoint, dans lequel chaque partie était traitée mélodiquement et l’intérêt également réparti entre elles (au lieu que plus tard, sous le régime de la monodie accompagnée, la voix supérieure monopolisera l’attention), convenait à merveille au quatuor vocal. Il n’est pas surprenant qu’au moment où se créa une musique instrumentale, reflet, à ses débuts, de la musique vocale, et ne s’en affranchissant que par un processus assez lent, les compositeurs aient été séduits par le dispositif du quatuor.

Dans les pays où le violon s’était imposé de bonne heure, on trouve incidemment des œuvres destinées à quatre violons de formats différents; ainsi, en 1532, dans la Musica Teusch... de Hanns Gerle, une fugue aux quatre voix parfaitement équilibrées, ou, vers 1550, à Paris, des Danceries pour quatre violes, ou encore, un siècle plus tard, dans la Musurgia universalis du père Athanase Kircher (1650), une savante Symphonia à quatre de Gregorio Allegri (duoi violini , alto et basso di viola ), à laquelle font pendant, publiées par Ballard, des Pièces pour violon à quatre parties (1665) qui presque toutes ressortissent au répertoire de la danse.

Si de telles œuvres, annonciatrices du futur quatuor à cordes, n’apparaissent dans l’Europe continentale, pendant deux siècles, qu’assez rarement et à intervalles irréguliers, il n’en est pas de même en Angleterre qui fait bien davantage figure de précurseur. De la seconde moitié du XVIe siècle au début du XVIIIe, on pratique assidûment dans les familles anglaises, nobles ou bourgeoises, où la musique est en honneur, un répertoire de pièces écrites pour de petits ensembles de violes (quatre, cinq ou six instruments) sans accompagnement de luth ou de clavier. L’armoire aux violes (chest of viols ) a sa place dans tous les appartements de quelque confort, et les Fantaisies destinées aux instruments qu’elles renferment sont si traditionnellement réservées aux archets qu’on appelle broken consorts (concerts brisés) les musiques dans lesquelles ils s’adjoignent d’autres instruments. Ce répertoire restera fidèle à l’écriture contrapuntique fort avant dans la période pendant laquelle, sur le Continent, la sonate pour un instrument monodique et basse continue attaquera puis évincera l’ancienne polyphonie.

Mais cette éviction ne sera pas absolue, et l’on va même constater, au cours de l’ère dite baroque, de curieuses réactions.

Les créateurs italiens de la sonate, au début du XVIIe siècle, l’avaient d’abord conçue, par on ne sait quelle timidité, pour un trio composé de deux violons dialoguant à égalité, accompagnés par une basse d’archet ou de clavier, ou des deux à la fois; puis, tournant décidément le dos à toute polyphonie, ils avaient, avec la sonate à violon seul et basse, abondé dans le sens de la monodie accompagnée. Arcangelo Corelli en avait donné les modèles les plus accomplis dans son recueil de 1700, la fameuse Opera quinta . Cependant, tandis que prospérait le solo accompagné et que s’imposait le système de la basse continue, d’assez nombreux compositeurs cherchaient un nouvel enrichissement en faisant chanter au-dessus de la basse, non plus une, mais deux ou trois voix instrumentales. Des dernières années du XVIIe siècle au milieu du XVIIIe, on publia un nombre sans cesse accru de telles sonates; bientôt, la technique du violoncelle s’étant notablement assouplie, la basse continue s’accompagna d’une basse d’archet de plus en plus animée et chantante, et l’on revint, en fait, à l’ancienne polyphonie, mais affranchie des vieux modes d’église, et bénéficiant de tout ce que l’harmonie avait acquis entre-temps, surtout dans le domaine de la modulation.

Au nombre relativement restreint d’œuvres pour instruments à archet sans basse de clavier écrites par des novateurs audacieux avant le milieu du XVIIIe siècle (on en a rencontré, épisodiquement, depuis la Renaissance) s’ajoute vers 1740-1750 une profusion de pièces qui peuvent comporter une basse chiffrée, mais où le chiffrage n’est plus là que pour permettre le recours à un clavier au cas où manquerait un des partenaires. Rien que pour Paris, le catalogue des éditeurs Le Clerc-Veuve Boivin paru en 1751 mentionne sous la rubrique «Quatuor» vingt-trois recueils dans lesquels la basse est encore chiffrée, mais où le chiffrage est presque toujours superflu si le quatuor est au complet.

Le quatuor moderne, définitivement affranchi de la basse continue, va s’affirmer après une courte période que meublent les premiers essais de Joseph Haydn, Johann Stamitz, Johann Baptist Vanhall, Florian Leopold Gassmann, Luigi Boccherini, François Joseph Gossec, entre autres. Cette forme nouvelle jouira très vite d’une vogue surprenante. À Paris, entre 1765, l’année où y est publié l’opus 3 de Haydn, et 1800, paraîtront plus de cent cinquante recueils de trois, six ou douze quatuors chacun, et ce n’est là qu’une partie de ce qui se publiera en Europe pendant ce laps de temps, sans parler de l’inédit (près de cent quatuors pour le seul Vanhall).

Le quatuor classique

Attribuer à Joseph Haydn, comme le font les manuels élémentaires d’histoire de la musique, la «création» du quatuor à cordes, c’est simplifier les choses à l’excès. Si, pour ce qui est de la sonate, on est d’accord sur l’époque et le lieu d’origine et sur les premiers pionniers (Tarquinio Merula, Salomone Rossi, Biagio Marini, Giovanni Battista Fontana, en Italie, pendant la première moitié du XVIIe siècle), l’origine du quatuor classique est en revanche aussi difficile à fixer de façon précise que celle de la symphonie. Dans ces deux derniers cas, il s’agit de formes aux sources multiples, pratiquées dans toute l’Europe musicienne par de nombreux compositeurs qui souvent travaillaient dans la même direction, sans se connaître. Par contre, il est acquis que la notoriété de Haydn, auteur de quatuors, a très vite imposé ce genre, l’a vivifié au point de lui assurer d’emblée une vaste et prompte diffusion, de susciter de nombreux émules, d’ouvrir la voie à Mozart, Beethoven et leur descendance.

Les premiers quatuors de Haydn, composés à partir de 1755, intitulés, à l’origine, quadri , divertimenti , cassations , s’apparentent à l’ancienne suite: cinq mouvements, dont deux menuets, un contenu musical en général plutôt léger, dans le caractère de sérénades de plein air propres à être exécutées aussi bien par de petits orchestres à cordes. À partir du recueil de Quatuors dialogués de 1764, on est en présence d’un véritable style de quatuor, avec, cependant, de temps à autre, une prépondérance accordée au premier violon (vraisemblablement due à la présence de Luigi Tomasini ou de quelque autre grand virtuose momentanément attaché à la cour du prince pour lequel Haydn travaillait). On la retrouve lorsque, en 1832, dans sa méthode de violon (Violinschule , Haslinger, Vienne), Louis Spohr distingue entre le quatuor normal et «une espèce de quatuor où le premier violon exécute le Solo, et les trois autres instruments ne font qu’accompagner, on les appelle Quatuors Brillans, ils ont pour but de donner occasion au joueur du Solo de montrer son talent dans les petits cercles ou salons». Même dans ces œuvres de circonstance, Haydn mérite une autre audience que celle des «petits cercles ou salons». Avec son opus 17 (1771) commence une série de chefs-d’œuvre qui se poursuit sans faiblesse jusqu’au quatre-vingt-troisième et dernier quatuor, resté inachevé.

Les quatre-vingt-onze quatuors de Luigi Boccherini (ce nombre n’inclut pas ceux dont l’attribution est incertaine) n’ont pas la même densité musicale, et surtout ne marquent pas, au cours des années, un progrès aussi continu; mais, au départ, il semble bien que le maître italien l’emporte en maturité, pour ce qui est de l’écriture de quatuor. Dans son recueil de 1761, publié seulement six ans plus tard, les structures d’ensemble sont plus équilibrées, et la mise en valeur des voix intermédiaires plus poussée que dans les Quadri de Haydn. Ultérieurement, il cédera du terrain et subira plus ou moins l’influence de son rival, sans pour autant mériter la désaffection dont son œuvre a longtemps souffert. Celle-ci commence à revenir à la lumière, et l’on s’aperçoit que sa verve, sa mobilité d’expression, la vivacité et l’esprit de ses épisodes descriptifs compensent largement ses faiblesses.

Avec le début de l’ère classique, l’histoire du quatuor perd de son intérêt, non qu’il aille s’appauvrissant, bien au contraire, mais presque tout ce qui compte dans le genre s’incorpore à la production de compositeurs universellement connus, dont la biographie, la chronologie, l’esthétique ont été amplement étudiées et dont les quatuors, pour les plus grands d’entre eux, font l’objet de monographies aisément accessibles. Ce qui ne signifie pas qu’un examen attentif ne permettrait pas de sauver de l’oubli des morceaux choisis dignes de revivre dans les œuvres-fleuves de Georges Onslow (trente-six quatuors), Pavel Vranický (cinquante-huit), Adalbert Gyrowetz (soixante), Camille Pleyel (plus de soixante), Vanhall (une centaine), Giovanni Cambini (cent quarante-neuf) et autres créateurs inégalement mais absolument inspirés.

De tels chiffres, d’ailleurs, seront bientôt choses du passé. Déjà Mozart s’en tient à vingt-six quatuors. Beethoven n’en écrit que dix-sept (plus une transcription pour quatuor à cordes de sa sonate pour piano opus 14), Schubert quinze, plus six inachevés ou perdus, et il faut attendre les dix-huit quatuors de Darius Milhaud pour retrouver pareille fécondité. Une telle remarque vaut aussi pour le nombre des symphonies et des concertos.

Les quatuors de Mozart avaient marqué le plus haut achèvement de l’idéal classique. Avec Beethoven, une véritable révolution survient, tant dans la forme que dans l’esthétique du genre, plus radicale peut-être que celle que ses symphonies ont opérée dans leur propre domaine. Si grande en est la nouveauté qu’elle fait encore impression de nos jours. Igor Stravinski écrivait, à propos du dix-septième quatuor: «À quatre-vingts ans, j’ai trouvé dans Beethoven une nouvelle joie. La Grande Fugue , par exemple, me semble être le plus parfait miracle de la musique [...] C’est aussi le morceau de la musique le plus «contemporain» que je connaisse, et «contemporain» à jamais [...] À peine marquée par son âge, la Grande Fugue est, rien que pour ce qui est du rythme, plus subtile que n’importe quelle musique de mon propre siècle» (Observer , 17 juin 1962). Au contraire, à la fin du XIXe siècle, les derniers quatuors de Beethoven n’étaient pas encore universellement acceptés: témoin cette déclaration, dans une lettre à Pierre Louýs (févr. 1895), d’un compositeur ouvert pourtant à toutes les hardiesses, Debussy: «Le quatorzième quatuor de Beethoven est décidément une longue fumisterie, malgré ce qu’en disent les jeunes métaphysiciens de «l’Art et la Vie». Et que l’on ne nous embête plus avec les vieux meubles qui n’ont pas même gardé le parfum de leur siècle!» Le propos est d’autant plus piquant qu’il émane du maître de qui l’unique quatuor, donné en première audition à la Société nationale en 1893, marque le changement d’orientation le plus radical qui se soit produit dans l’évolution du genre depuis Beethoven.

À diverses époques, on avait pu remarquer, épisodiquement, des coloris inspirés de l’orchestre, que permettait le recours à des artifices tels que les pizzicati, les sons harmoniques, trémolos, arpèges, l’usage de la sourdine (cf. les quatuors de Borodine). Le quatuor de Debussy s’engage à fond dans cette voie. Il conserve bien les quatre mouvements inspirés du dispositif traditionnel, reliés par des affinités thématiques sensibles surtout entre les premier, deuxième et quatrième mouvements; mais l’écriture, souvent qualifiée d’impressionniste à défaut d’un terme plus adéquat (il est à remarquer que l’épithète se justifie mieux ici qu’à propos de l’œuvre globale de Debussy), n’a plus que de lointains rapports avec l’entrelacs polyphonique de quatre voix égales, bien que différenciées, qui faisait le fond du quatuor classique. Cette émancipation ne fait que s’accentuer chez Bartók, Ives, la deuxième école de Vienne et chez les compositeurs sériels et postsériels. Le quatuor s’enrichit par l’introduction de nouveaux modes de jeu, de l’électronique, des effets spatiaux ou de l’orchestre face auquel il joue le rôle de soliste.

Un merveilleux équilibre instrumental

Une seule constante, à la vérité assez curieuse, subsiste à travers toute l’histoire du quatuor: c’est l’emploi d’instruments de trois formats, et non quatre, ce qui justifie la surprise d’une ambassadrice, d’ailleurs réputée pour sa naïveté, à la vue d’un second violon si semblable au premier... À diverses reprises, des luthiers ont construit des instruments de formats intermédiaires entre le violon, l’alto et le violoncelle, sans parvenir à les imposer. On ne voit guère à cela d’autre explication qu’un attachement sentimental plus ou moins conscient des compositeurs à l’ancien équilibre des deux voix supérieures dans la primitive sonate à trois.

L’exécution du quatuor a longtemps été assurée par la réunion occasionnelle de musiciens d’orchestre, de virtuoses amateurs ou professionnels. On peut évoquer telle séance amicale à Vienne, en 1784, où le premier violon était Haydn, le second Dittersdorf, et l’alto Mozart en personne. C’est aussi à Vienne, en 1792, que se constitua le premier quatuor professionnel, celui d’Ignaz Schuppanzigh, qui se produisit en séances publiques à partir de l’hiver 1804-1805. L’exemple fut rapidement suivi dans l’Europe entière. Pierre Marie Baillot (1771-1842) créa en 1814, à Paris, un quatuor qui se donna surtout à tâche de faire connaître les quatuors de Beethoven. La pérennité du quatuor à cordes est confirmée par le nombre de compositeurs contemporains ayant écrit pour lui, dans les styles les plus divers: P. Boulez, J. Cage, E. Carter, M. Feldman, B. Ferneyhough, G. Ligeti, G. Kurtág, L. Nono, H. Radulescu, G. Scelsi, I. Xenakis, etc. Par ses créations et par son dialogue avec les compositeurs, dont H. Lachenmann, le Quatuor Arditti, par exemple, contribue à la floraison de la musique pour quatuor à cordes.

Encyclopédie Universelle. 2012.