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PROVERBES
PROVERBES

Les proverbes constituent le genre le plus paradoxal de la littérature orale. L’un des plus anciens, sans doute, mais aussi celui qui a le mieux résisté à l’érosion du temps. Difficile à cerner, investi comme il est, en amont, par les dictons, les lieux communs, les «expressions proverbiales» et les locutions populaires (savoureuses mais engagées dans les manières de dire du moment et vite vieillies) et, en aval, par les adages, les sentences, les maximes et les jeux de société de la culture savante, le proverbe populaire reste malgré tout reconnaissable. Sa brièveté, les images sidérantes qu’il impose, ses inventions stylistiques (métaphores, périphrases, antithèses, rapprochements imprévus, jeux de mots, rimes, assonances, etc.) l’impriment dans la mémoire.

À la fois évident et énigmatique, c’est une œuvre d’art en miniature qui fait les délices du peuple et l’admiration des créateurs. Autre paradoxe: sa concision fait de lui le genre le plus souvent collecté, illustré, expliqué, développé et aussi, suivant les époques, méprisé et combattu.

Quelques repères historiques. De la Bible à Érasme

Les civilisations archaïques et préchrétiennes, aussi bien au Moyen-Orient qu’en Asie et en Europe, véhiculent toutes des proverbes dont la vétusté est encore soulignée par une référence explicite aux aïeux («les Anciens disaient») et par des archaïsmes dans l’expression. Il est tentant de les rapprocher des lois ou des textes religieux, d’autant qu’un des livres de la Bible est justement intitulé Livre des Proverbes. Toutefois le mot hébreu traduit ainsi (Meshalim ) signifie plutôt poèmes et désigne en fait un exposé de morale religieuse. Rien à voir avec les proverbes populaires dont le ton apparemment péremptoire est toujours tempéré par l’humour, et dont les métaphores énigmatiques renvoient à l’ambiguïté du réel. Pareillement, dans le Nouveau Testament, certaines paraboles, à cause des images simples et fortes qu’elles contiennent (le chameau qui pourrait passer par le chas d’une aiguille, la parure des lys des champs), font penser aux proverbes, mais le contexte leur donne un sens catégorique, alors qu’un proverbe populaire reste hypothétique dans la mesure où il appartient à un ensemble qui le nuance («Tel père, tel fils»; «À père avare fils prodigue»). Plutôt que lois ou dogmes, note P. Boratav dans son exégèse des vieux proverbes turcs, les proverbes entendent transmettre une expérience ancienne, avec respect certes, mais sans s’interdire de jouer avec la polysémie d’images enracinées dans la réalité de chaque région.

La civilisation gréco-romaine met en évidence le lien des proverbes avec les autres genres de la littérature orale, particulièrement avec les contes d’animaux. Très souvent, dans les fables d’Ésope par exemple, le récit s’achève par une formule lapidaire qui résume l’histoire et propose une moralité. Cette formule peut prendre son indépendance; l’image surprenante qui fait son charme renvoie à une histoire connue de tous qu’il n’est pas nécessaire d’expliciter. À noter que le terme grec paremia qui désigne ces formules lapidaires est toujours utilisé de nos jours; les recherches sur les proverbes relèvent d’une discipline qui s’est donnée le nom de parémiologie .

Les sophistes à Athènes, les rhéteurs à Rome confirment l’intérêt de la culture savante pour les proverbes populaires. Dérive très visible chez Pline, Sénèque et Quintilien, moins apparente chez Lucrèce, Virgile ou Horace qui, par leur souci de concision et leurs recherches stylistiques, recréent ou créent des expressions proverbiales. Ainsi se constitue un trésor de proverbes, d’origine généralement populaire, mais souvent aussi réélaborés par la culture savante.

Les proverbes sont omniprésents dans la littérature du Moyen Âge. Au-delà de ce constat, une analyse plus précise révèle qu’ils reflètent les rapports de forces, les tensions et les conflits de la société féodale. «L’argent ard gens» (du verbe ardre qui signifie brûler) est un adage à la fois savant et populaire; en revanche, «Oignez vilain, il vous poindra; poignez vilain, il vous oindra» est l’exemple d’un proverbe répandu, mais d’inspiration antipopulaire. D’autres proverbes évoquent des rivalités très anciennes entre villages et régions: «Niais de Sologne qui ne se trompe qu’à son profit», ou «Quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois font cent bêtes».

Autre trait remarquable des proverbes que l’étude de cette époque met en évidence: leur malléabilité. Les clercs qui les utilisent les réélaborent sans cesse. Orientation très fréquente chez les grands créateurs des XVe et XVIe siècles qui procèdent soit par simple juxtaposition de proverbes faisant, pour ainsi dire, voler leur sens en éclats (Ballade des proverbes , de Villon), soit par accumulation qui mélange proverbes authentiques et proverbes inventés de toutes pièces (Rabelais, Gargantua , XI), soit encore par des commentaires provocateurs (Montaigne et Cervantès). Ces «détournements» ne sont ni fortuits ni innocents. La brièveté du proverbe l’oriente tout naturellement vers l’énigme; un des secrets de son efficacité, c’est son pouvoir d’interroger, d’inquiéter l’interlocuteur, de lui faire admettre que toute vérité comporte une marge d’erreur. Le caractère raffiné et énigmatique des proverbes est parfaitement perçu par les grands collecteurs de la Renaissance, en particulier par Érasme qui les définit comme d’«anciens témoins connus de tous, restes de l’ancienne philosophie [...] taillés comme des pierres précieuses, langage que le peuple partage avec les lettrés». Il publie et commente à partir de 1500 plusieurs volumes d’Adages . Étienne Pasquier (1529-1615), dans Recherches de la France , pose le problème de la transformation des proverbes en recherchant et en expliquant les adages anciens devenus incompréhensibles.

Mise à mort et résurrection

Autre caractère fondamental des proverbes: leur lien avec la paysannerie. Les soulèvements populaires du XVIIe siècle vont obliger les intellectuels, intermédiaires culturels, à prendre parti pour ou contre leur emploi. Cette option n’est pas évidente dans le Trésor de la langue française (1605), dictionnaire de Nicot qui s’ouvre sur une suite de cent vingt proverbes, ni dans La Comédie des proverbes de Monluc de Cramail (1623), mais elle est déjà très perceptible dans Les Curiosités françaises de César Oudin (1640) qui classe les proverbes ou expressions proverbiales en catégories: familières, vulgaires, basses, triviales. Les proverbes seront aussi, jusqu’à la fin du règne de Louis XIII, le support d’un jeu qui fait fureur dans les salons parisiens et les collèges: saynètes improvisées ou non, énigmes simples dont «le mot» est précisément un proverbe. Mais après la grande peur de la Fronde (1648) et la sanglante répression qui la suit, les proverbes, pourtant connus et utilisés dans toutes les couches sociales – comme en témoigne le succès des «proverbes illustrés» de Lagniet (1657) –, deviennent la cible favorite des écrivains «pensionnés» par Louis XIV. Ils sont raillés et assimilés aux quolibets. Le dictionnaire de Furetière (1690) adopte à leur égard la même attitude que celui de l’Académie (1694). Racine, dans Les Plaideurs , fait parler par proverbes les personnages bornés et ridicules. Perrault, dans L’Oublieux (1691), les pastiche méchamment en les réduisant à des truismes stupides. Attitude plus nuancée chez Molière qui a compris que le «détournement» entre dans la notion même de proverbe: Harpagon, après avoir loué la sagesse de «Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger», s’embrouille et inverse l’énoncé. La Fontaine, à contre-courant, admire les proverbes, en fait la trame de ses fables et n’hésite pas à en citer quelques-uns en langues vernaculaires comme dans «Le loup, la mère et l’enfant» (Fables , IV, 16) qui s’achève par un savoureux proverbe picard.

Paradoxalement, même après la Fronde, le jeu des proverbes et les pièces intitulées «Proverbes» restent à la mode, non seulement dans les salons de province, mais aussi à la cour et jusqu’au XVIIIe siècle (avec Collé, Carmontelle et Berquin). Mme de Maintenon en fera représenter à Saint-Cyr, mais ces saynètes s’articulent sur des maximes savantes plutôt que sur des proverbes populaires.

Le puissant éveil des nationalités et le romantisme vont remettre à la mode les contes et, à leur suite, les proverbes. Dans le sillage des collectes à visée philologique et nationaliste des frères Grimm (1812-1823) s’effectuent, en France, les premiers recensements systématiques: entre beaucoup d’autres, celui de La Mésangère (1827) et, quasi exhaustif et devenu classique, le Livre des proverbes français , en deux volumes, d’Antoine Leroux de Lincy (1840, 2e éd. augmentée 1859). Cette vogue produit plusieurs œuvres originales où la culture populaire semble régénérer l’art salonnier: Quitte pour la peur (1833) d’Alfred de Vigny et surtout On ne badine pas avec l’amour (1834) et Comédies et proverbes (1840) d’Alfred de Musset. Ce genre sera redécouvert au XXe siècle par le cinéma; entre autres par l’auteur-réalisateur Éric Rohmer qui, entre 1981 et 1988, regroupe un ensemble de six films sous le titre général de Comédies et proverbes .

La révolution industrielle et le progrès des communications, entre le second Empire et la guerre de 1914-1918, vont menacer et en même temps protéger la littérature orale. Les contes, les chansons populaires, les proverbes, érodés et contaminés par l’imprimé, trouvent des défenseurs obstinés et prestigieux: Gérard de Nerval, Duparc, Vincent d’Indy. Les collectes sur le terrain se multiplient, quadrillant les régions les plus éloignées des grandes voies de communication: Millien en Auvergne, Arnaudin dans la Grande Lande, ou Bladé en Agenais.

Dans l’entre-deux-guerres, les collectes de proverbes sur le terrain se raréfient en France, au profit de recueils qui s’efforcent de les classer par régions ou par thèmes, dans des catalogues plus ou moins raisonnés, amorce d’une recherche sur la structure et la fonction des proverbes. Parallèlement, les collectes sur le terrain se développent dans les colonies et les pays du Tiers Monde, en liaison avec l’aspiration de nombreux peuples à l’identité nationale et à l’indépendance.

Les proverbes aujourd’hui

Après la Seconde Guerre mondiale, avec l’essor des sciences humaines et avec le progrès de l’interdisciplinarité, la «parémiologie» s’efforce de devenir une science et d’analyser, par exemple, la structure interne des proverbes ou la fonction qu’ils ont exercée ou exercent encore dans telle ou telle société. Ainsi, en partant d’une perspective morphologique proche de celle de Propp, Permiakov, en 1968, conclut que tous les proverbes collectés ne sont que les variantes d’énoncés correspondant à une centaine de situations qui peuvent être classées selon quatre «invariants» qu’il considère comme «logico-sémantiques». S’il y a A, il y a B; si A a la qualité x , il a la qualité y . Si B dépend de A et si A a la qualité x , B aura la qualité x . Si A a une qualité positive et si B ne l’a pas, A est meilleur que B. Cette classification est bien entendu précédée d’une classification linguistique (présence ou absence d’une métaphore, existence d’une opposition binaire, etc.) et complétée par une étude du registre auquel appartient l’image employée, critère de type ethnologique.

M. Kuusi, qui appartient à l’école des grands folkloristes finlandais, propose, en 1972, vingt et un schèmes sémantiques fondamentaux reposant sur l’opposition de l’un à deux, à beaucoup ou à tous. En partant de la dialectologie, C. Barras dans sa recherche sur les proverbes de la Suisse romande (1984) conclut, elle aussi, à l’existence de moules, mais souples et perméables. En France, A. J. Greimas, en 1970, à partir d’observations sur la dénotation et la connotation des énoncés, d’une confrontation systématique des métaphores, images et périphrases (loi de cooccurrence), propose d’étudier les proverbes non plus séparément mais comme des ensembles de sens, de systèmes cohérents de représentations. Autre recherche importante, au confluent de la linguistique et de l’informatique: celle de P. Richard qui essaie de traduire le langage naturel des proverbes en langage symbolique, préalable indispensable à la compréhension de cet ensemble cohérent, donc à toute typologie des proverbes.

La recherche la plus ambitieuse – et la plus réussie – de type anthropologique est celle que F. Loux – en collaboration avec P. Richard – a consacrée aux proverbes concernant le corps, la santé, la maladie, la vie et la mort. Elle les a replacés non seulement dans l’histoire de la médecine traditionnelle ou savante et des pratiques thérapeutiques, mais aussi dans l’évolution des mentalités. F. Loux insiste également sur la valeur symbolique des images et des métaphores utilisées dans les proverbes qui suggèrent un rapport essentiel entre le corps et l’univers. C’est là une utilisation féconde de la psychanalyse qui nous aide à comprendre sur quoi se fonde la cohérence interne des «sagesses du corps».

L’univers des proverbes n’est donc pas un «code gnomique» (R. Barthes) établi une fois pour toutes, clos sur lui-même et révolu. C’est aux ethnologues, aux historiens, aux sociologues de nous dire comment il s’est élaboré et transformé dans la longue durée: «Œil pour œil, dent pour dent» a pu représenter un progrès par rapport à un adage antérieur du genre «Œil pour dent». Et il coexiste avec d’autres proverbes qui conseillent la compréhension et même l’indulgence: «Faute avouée est à moitié pardonnée» et «À tout péché miséricorde». Ces proverbes, qu’on pourrait croire contradictoires, explorent en fait toutes les attitudes possibles devant la déviance. Déposées en strates, elles se présentent à nous simultanément mais elles ont, selon toute vraisemblance, correspondu à des civilisations successives. Le discours proverbial, dans ses antinomies apparentes, résume sans doute l’histoire de l’humanité.

Les «petites phrases»

La révolution industrielle, l’apparition de nouveaux médias et l’explosion démographique obligent les spécialistes à vulgariser leurs découvertes. Chaque savoir cherche à se diffuser le plus possible par des formules chocs. Dans le secteur de la réflexion politique et sociale, ces formules à l’emporte-pièce deviennent vite des «slogans»; par exemple: «Liberté, égalité, fraternité», des révolutionnaires de 1789; «La propriété c’est le vol», de Proudhon; «La religion est l’opium du peuple», de Marx. La structure de ces slogans est encore améliorée et simplifiée dans les mots d’ordre des manifestations de masse, qui, comme les proverbes, se caractérisent par une certaine indépendance grammaticale: «Pas de canons, des écoles»; «Des sous, Pompon» (Pompidou). Le libéralisme propose, lui aussi, ses «petites phrases»: «Laisser faire, laisser passer (Quesnay), «Enrichissez-vous» (Guizot), etc.

Parallèlement, la société de consommation s’efforce de récupérer les techniques des proverbes, considérés comme des modèles de messages efficaces (en particulier par leur créativité stylistique, rimes internes, assonances, choc de phonèmes ou d’images, laconisme, etc.) dans le «marketing» de ses «produits», industriels ou politiques: «Dubo, Dubon, Dubonnet». «I Like Ike », «La force tranquille», orientation qu’on retrouve dans les campagnes médiatiques de prévention: «Les parents boivent, les enfants trinquent»; «Un verre ça va, trois verres, bonjour les dégâts»; «Auto macho, auto bobo». Mais il s’agit de formules inspirées en général par la recherche du profit et popularisées plutôt que véritablement populaires.

Le peuple continue pourtant à créer des proverbes, mais ils affleurent et se répandent essentiellement en période de crise, par exemple lorsqu’un groupe social ou une nation opprimée se trouvent obligés d’affirmer leur identité et leur force: «Dieu parle une langue étrangère» (Ovambo), «On ne pisse pas contre le typhon» (îles Fidji). Ce n’est sûrement pas un hasard si les plus beaux proverbes français de notre temps sont apparus sur les murs de la faculté de Nanterre en mai 1968: «Métro, boulot, dodo» (Pierre Béarn) et «Sous les pavés, la plage».

Autre caractéristique de notre époque, le détournement systématique d’expressions proverbiales et de proverbes, à la fois sur le plan phonétique et sémantique, ce qui mène à des «métaproverbes» qui ironisent sur les slogans publicitaires et sur les principes mêmes de notre société: «On a souvent besoin d’un plus petit que soi, pour lui casser la gueule» (P. Perret) ou Les Proverbes d’aujourd’hui de Guy Béart.

Ces analyses permettent une hypothèse sur l’élaboration des proverbes et sur leurs auteurs. Ceux qui les inventent, qu’ils soient ou non d’origine populaire et qu’ils restent ou non anonymes, sont des créateurs à part entière. Leurs formules, parce qu’elles expriment les contradictions de l’époque en termes brefs, neufs et drôles, font mouche et chacun se les approprie au point que le nom de l’auteur finit par se perdre. Chaque usager devient coauteur, ce qui est finalement le but et le sens de l’art véritable.

Proverbes
(livre des) livre sapiential de la Bible (IVe-IIIe s. av. J.-C.); ses maximes proposent un art de vivre, mais dans la crainte de Dieu.

Encyclopédie Universelle. 2012.