PHÉNOMÉNOLOGIE
On peut dire, avec Paul Ricœur, que «la phénoménologie est née dès que, mettant entre parenthèses, provisoirement ou définitivement, la question de l’être, on traite comme un problème autonome la manière d’apparaître des choses». C’est en ce sens que l’entend Jean Henri Lambert (1728-1777), chez qui le terme intervient sans doute pour la première fois. Dans le Nouvel Organon, la phénoménologie désigne la doctrine de l’apparence, en tant qu’elle se distingue de l’être réel. Cependant, cette acception ne peut être retenue car, à ce compte, la phénoménologie se confondrait avec la philosophie elle-même: peu de penseurs ont en effet ignoré la dimension de l’apparaître comme tel. On parlera donc de phénoménologie au sens strict lorsque l’apparaître est conçu comme une dimension essentielle de l’être, lorsque la manifestation, loin de renvoyer à la contingence de notre constitution, est exigée par l’être de ce qui se manifeste. En cela, c’est bien chez Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit , que la phénoménologie prend naissance.
En définissant l’absolu non seulement comme substance mais aussi comme sujet, Hegel intègre la dimension de la conscience de soi, de la manifestation phénoménale, à l’absolu: loin qu’il lui soit extérieur, le savoir de la conscience n’est autre que le savoir que l’absolu a de lui-même. Cependant, la conscience ne se sait pas immédiatement comme savoir de l’absolu, identité de la substance et du sujet: ce savoir se situe au terme d’un cheminement, d’un devenir au sein duquel la conscience finie s’élève progressivement à sa vérité. La phénoménologie est ainsi «la présentation de la manifestation du savoir, ou du savoir phénoménal» (trad. Hyppolite, pp. 68-69). À chaque étape, la conscience découvre la non-vérité, la limitation de ce qu’elle tenait d’abord pour vrai et, à la faveur de cette négation – de cette expérience –, elle conquiert une nouvelle position, un nouveau savoir, jusqu’à ce qu’elle se découvre elle-même comme savoir de l’absolu. Ainsi, avec la phénoménologie hégélienne, le phénoménal, savoir de la conscience finie, est intégré à l’absolu comme le devenir nécessaire à la conquête de sa vérité; le fini n’est plus posé à côté de l’infini, comme une simple négation: il le contient et, par conséquent, le révèle. Néanmoins, le fini demeure aussi une limitation; il est séparé de l’infini et le cache autant qu’il le dévoile: c’est pourquoi la phénoménologie prend la forme d’une dialectique en laquelle cette limitation se trouve elle-même niée. En cela, Hegel s’inscrit encore dans la tradition métaphysique classique.
Avec Husserl, fondateur de la phénoménologie au sens contemporain du terme, un pas essentiel se trouve franchi. Les dimensions de la conscience finie, que la tradition comprenait comme des limitations ou des imperfections, introduisent à l’essence même de ce qui est; l’apparaître détermine le sens de l’être; l’infini cesse d’être extérieur au fini. La phénoménalité est l’absolu même et non plus seulement le chemin qui y conduit. Le but de la méthode phénoménologique est alors de libérer cette dimension absolue du phénoménal, c’est-à-dire de la conscience, contre l’attitude qui, tributaire d’une conception négative du fini, se rend aveugle à l’essence de la conscience en en faisant une réalité naturelle et donc relative.
Husserl
Les «Recherches logiques»
C’est dans les Recherches logiques (1900-1901), «ouvrage inaugural», que le projet et les thèses essentielles de la phénoménologie sont exposés pour la première fois; leur portée excède donc largement ce qui en fait l’objet principal: le problème du statut d’une logique pure comme théorie de la science. Husserl y déploie d’abord une critique du psychologisme, qui a fait date. Les concepts, jugements, raisonnements dont la logique se préoccupe sont des réalités psychiques; or, puisque tout travail sur une matière présuppose la connaissance des propriétés constitutives de celle-ci, la logique devra reposer sur la psychologie. Le psychologisme recherchera donc les lois réelles selon lesquelles s’enchaînent des processus de conscience pour donner lieu à tel jugement vrai; la logique sera, selon l’expression de Lotze, une «physique de la pensée». La critique de Husserl va essentiellement prendre appui sur le sens de la loi logique, tel qu’il est à l’œuvre dans les actes qui la visent, sens qui est accessible à une intuition. Or, dans l’activité logique, la loi apparaît comme une réalité idéale , qui transcende les actes d’appréhension ou d’expression singuliers. La loi logique se donne comme valable a priori et donc universellement; elle n’implique dans son contenu aucune référence à une quelconque matter of facts . Il s’agit donc de distinguer l’appréhension de la loi, qui est un vécu psychologique, du sens idéal qui est visé ou atteint par elle.
À la faveur de cette critique du psychologisme, Husserl met en évidence une dimension idéale de signification qu’il reconnaîtra, par-delà le domaine formel de la logique, au cœur de chaque type de réalité. Tout existant doit être caractérisé par un noyau de sens invariant, une essence dont il dépend en son être:la variation eidétique , qui permet de dégager l’invariant sans lequel telle réalité ne serait pas ce qu’elle est, est la méthode spécifique donnant accès à cette essence. Ainsi, la phénoménologie est d’abord une description des essences: elle se donne pour tâche d’inventorier les structures qui régissent tel domaine de réalité, telle «région» (formelle ou matérielle). Par exemple, l’essence du perçu est de se donner à travers des aspects partiels, changeants et imparfaits, en lesquels la chose à la fois s’annonce et se dissimule.
Une telle perspective ne doit en aucun cas être assimilée à une forme de platonisme, qui situerait les essences au sein d’un univers transcendant, indépendant de la subjectivité concrète. En effet, dès le premier tome des Recherches logiques , le statut de l’univers logique est déterminé à partir de l’examen du sens des actes qui le visent. En outre, un tel platonisme, rompant le lien du sens avec la subjectivité, ferait droit, en retour, aux exigences de la psychologie. La signification idéale ne peut donc être saisie, en sa vérité, que comme corrélative d’un acte d’appréhension. C’est pourquoi, dès le second tome des Recherches logiques , Husserl met en avant la nécessité d’une phénoménologie des vécus de pensée et de connaissance, qui doit permettre de résoudre le problème de la théorie de la connaissance – comment l’en-soi de l’objet peut-il être atteint dans un acte, subjectif, de connaissance? – et de triompher ainsi radicalement du psychologisme. La phénoménologie désigne ici une description des vécus (à ce stade, des vécus de connaissance), description qui les saisit en leur essence. La phénoménologie peut donc être caractérisée comme un «retour aux choses mêmes», car les choses mêmes ne sont rien d’autre que les vécus «en lesquels réside l’apparaître de l’objet», c’est-à-dire, exactement, les phénomènes.
L’«épochè» phénoménologique
Dès les Recherches logiques , le sens philosophique de la phénoménologie est clairement établi: il réside dans l’idée d’une corrélation a priori et universelle entre l’objet transcendant et ses modes subjectifs de donnée. Autrement dit, la phénoménologie a pour projet de préserver la transcendance du réel tout en respectant sa relativité à la conscience, ce qui revient à en nier l’existence en soi. Cependant, au niveau des Recherches logiques , il s’agit bien d’une tâche à accomplir car, si la corrélation est mise en œuvre, elle n’est pas encore thématisée pour elle-même. S’il est clair que le donné individuel repose sur un sens, il reste à interroger l’être de ce sens; en outre, le statut de la conscience et de ses vécus demeure insuffisamment déterminé.
L’épochè phénoménologique, dont on peut dire que l’élaboration se confond avec celle de la phénoménologie elle-même, est la méthode spécifique permettant de faire apparaître le plan où la corrélation devient compréhensible. La vie naïve est caractérisée par la croyance, non thématisée, en l’existence en soi d’une unique réalité dont ma conscience, comme celle des autres, fait réellement partie et avec laquelle nous entretenons des rapports eux-mêmes réels. Husserl nomme «attitude naturelle» cette thèse d’existence inhérente à la vie spontanée de la conscience. Tout se passe comme si la conscience, fascinée par le spectacle phénoménal qu’elle organise, s’oubliait comme sa source véritable pour s’en saisir seulement comme un figurant. L’épochè peut être définie comme une altération de la thèse d’existence, consistant à la neutraliser, à la «mettre entre parenthèses»: il ne s’agit pas de nier l’existence du monde mais de cesser d’adhérer à cette thèse, de la «dévitaliser», afin précisément d’avoir accès au sens d’être véritable du monde. L’épochè peut donc être décrite comme un mouvement de conversion qui, se détournant de l’emprise du monde, oriente le regard vers les vécus en lesquels se constitue ce monde, c’est-à-dire vers le champ des phénomènes au sens de la phénoménologie.
Cependant, si cette épochè donne lieu à une réduction à la seule région de la conscience pure, eidétiquement déterminée, elle ne signifie pas un enfermement dans une intériorité subjective en laquelle le monde serait perdu. Au contraire, l’épochè permet de prendre possession de l’intentionnalité , comme caractère essentiel des vécus: elle désigne cette propriété qu’ont les vécus d’être conscience de quelque chose, de viser une réalité, de sortir d’eux-mêmes. L’intentionnalité ne signifie pas que la conscience se trouve, de fait, en face d’un monde mais, plus profondément, qu’elle n’est elle-même qu’en présence d’un monde. Dès lors, en mettant entre parenthèses la thèse d’existence, l’épochè ne perd pas le monde mais en retrouve le sens véritable, à savoir comme corrélat des vécus intentionnels, pôle d’une visée. La réduction, qui pouvait d’abord être comprise comme une limitation, apparaît maintenant comme le moyen de libérer la dimension «créatrice» de la conscience qui, au niveau de l’attitude naturelle, demeurait dans l’ignorance d’elle-même. La conscience ainsi délivrée par l’épochè est une conscience transcendantale, en ce que toute transcendance se constitue en elle, et la phénoménologie doit dès lors être comprise comme phénoménologie transcendantale.
Jusqu’aux Méditations cartésiennes (1929), Husserl développe la phénoménologie dans le sens d’un idéalisme transcendantal. Celui-ci ne désigne pas une mise en cause de la réalité du monde extérieur mais plutôt le fait que «chaque forme de transcendance est un sens existentiel se constituant à l’intérieur de l’Ego» (Méditations , IV, paragr. 41). Ce qui ouvre au moins deux champs de problèmes spécifiques, qui retiendront longuement l’attention de Husserl. Tout d’abord, la conscience transcendantale n’est pas anonyme; tout vécu est vécu d’un moi pur qui vit en lui et, par lui, se dirige vers tel objet: le moi représente donc une forme de transcendance dans l’immanence du flux de conscience. Une phénoménologie conséquente doit être en mesure de constituer ce moi lui-même, ce qui la conduit à une constitution de la temporalité immanente. En outre, le monde possède le sens d’une transcendance objective qui, comme telle, implique sa présence possible à d’autres consciences: dire que le monde me transcende, c’est reconnaître qu’il existe pour d’autres. La constitution du monde dans la plénitude de son sens ouvre donc le champ d’une recherche portant sur l’intersubjectivité.
Les transformations que subit la phénoménologie dans la dernière période de l’œuvre de Husserl procèdent des difficultés rencontrées dans ces deux domaines. La distance que la phénoménologie est amenée à prendre vis-à-vis de l’idéalisme transparaît clairement dans La Crise des sciences européennes . La réflexion y est centrée sur la science, appréhendée du point de vue de son devenir historique, qui est caractérisé, au moins pour ce qui est de la science moderne, par une occultation de sa fondation subjective. Il s’ensuit un infléchissement du sens de la réduction: elle est désormais comprise comme un retour au «monde de la vie», monde prédonné qui constitue le sol de toute production idéale et, en particulier, scientifique. Plutôt que sur l’ego monadique, l’accent est mis sur l’appartenance active de cet ego à un monde environnant, en particulier sensible. Ainsi, la réduction a de plus en plus pour sens de permettre la reconnaissance d’un monde «préconstitué» et, par conséquent, irréductible. La corrélation tend à se rééquilibrer en faveur de la dimension de transcendance du monde plutôt que de son appartenance à la subjectivité constituante.
La phénoménologie après Husserl
En vertu de son caractère arborescent et inachevé, l’œuvre de Husserl ne pouvait que donner lieu à une postérité complexe. La structure de l’œuvre du maître excluait l’orthodoxie. Il n’en reste pas moins qu’il y a une unité des pensées que l’on qualifie de «phénoménologies» – par-delà le souci de fidélité aux phénomènes fréquemment invoqué – et que cette unité se comprend à partir de Husserl: toutes les phénoménologies authentiques tentent, chacune à leur façon, d’élaborer l’a priori de la corrélation, c’est-à-dire de penser la cooriginarité de l’homme en sa finitude et du monde en sa transcendance. Plus précisément, c’est sans doute la conscience d’une insuffisance au cœur de l’œuvre husserlienne qui fait d’abord l’unité des différentes tendances: il n’y a pas de phénoménologue qui ne mette l’accent sur l’inadéquation de la conception husserlienne de la conscience, c’est-à-dire de l’intentionnalité, vis-à-vis de la problématique de la corrélation. Toutefois, cette insuffisance est ressaisie à des niveaux différents, ce qui donne lieu à des attitudes finalement opposées.
Une première attitude va consister à mettre l’accent sur le caractère insuffisamment radical de la pensée husserlienne de la conscience, à y reconnaître une forme de réification qui fait obstacle à une pensée rigoureuse de la corrélation. Dans La Transcendance de l’ego (1936), Sartre reproche à Husserl d’avoir maintenu l’ego au sein de la conscience transcendantale, ce qui est superflu et surtout nuisible car le moi introduit dans la conscience une dimension d’opacité, de réalité, qui l’empêche de sortir d’elle-même. Sartre radicalise donc la dimension d’irréalité de la conscience en en faisant un champ transcendantal impersonnel. La conscience est un rien puisque toute réalité, y compris le moi, se trouve hors d’elle, mais ce rien est tout car il est conscience de tous ces objets. La translucidité de la conscience est la condition de l’intentionnalité: rien ne la sépare du monde car rien ne la sépare d’elle-même. L’Être et le Néant (1943) élabore et développe cette orientation première, sous la forme d’une dialectique complexe entre un pour-soi néantisant et un en-soi massif – dialectique qui débouche sur une philosophie de la liberté.
De son côté, Michel Henry montre, notamment dans L’Essence de la manifestation (1963), comment toutes les pensées de la phénoménalité, à l’exception notoire de Maine de Biran, la saisissent dans l’élément de la distance, de la transcendance. Même chez Husserl, la manière dont la conscience s’atteint elle-même ne diffère pas radicalement de la manière dont elle ouvre à une extériorité: l’intentionnalité demeure la loi de tout apparaître. Il s’agit donc, pour Henry, de dévoiler un sens plus profond de la conscience, une phénoménalité originaire qui précède l’intentionnalité et la fonde. Comme conscience de soi, la conscience existe sur un mode original, qui exclut toute distance: elle est intériorité ou immanence radicales, autoaffection pure. Cette découverte ouvre la voie d’une philosophie de l’affectivité et, partant, de la vie.
La philosophie de Martin Heidegger inaugure une attitude tout à fait différente et assurément plus radicale. Une pensée rigoureuse de l’ouverture de l’homme au monde ne doit plus passer par une simple purification de la conscience transcendantale, mais bien plutôt par son rejet. Les philosophies du sujet déterminent inévitablement celui-ci comme substance et s’interdisent ainsi l’accès à un sens d’être plus originaire, que Heidegger vise précisément à mettre au jour. La radicalité de cette démarche est commandée par le point de départ. Heidegger porte au premier plan le souci ontologique qui animait déjà la phénoménologie husserlienne: la tâche de la philosophie est de poser à nouveaux frais la question de l’être, de s’ouvrir l’accès au sens même de l’être, en tant que distinct des étants (les «choses» qui sont). Cette interrogation sur l’être passe par l’élucidation d’un étant singulier, le Dasein (être-là), que nous sommes et qui a précisément le pouvoir de poser la question de l’être, pour lequel il y va donc de l’être en son être même. Loin d’être déterminable à partir de la subjectivité, le Dasein a pour essence l’existence comme être-au-monde. Le but de l’analytique existentiale, déployée dans Sein und Zeit (1927), est de dégager les structures du Dasein en tant que structures de son être-au-monde. Il est incontestable que, ce faisant, Heidegger donne à l’intentionnalité un fondement véritable et déploie jusqu’au bout l’intuition husserlienne de la corrélation, c’est-à-dire de l’essence de l’être comme vérité ou dévoilement.
Mais une troisième voie est possible, qui profite des acquis heideggériens sans renoncer pour autant à l’inspiration de Husserl et, en particulier, à la dimension fondatrice que celui-ci conférait à la perception sensible. S’appuyant sur de nombreuses suggestions husserliennes, une telle perspective voit dans la phénoménologie du corps propre – corps vivant, sensible et mobile – la clé du problème de l’intentionnalité. Telle est la position du philosophe tchèque Jan Pato face="EU Caron" カka (1907-1977). Celui-ci dénonce chez Husserl la réduction injustifiée de la phénoménalité à des vécus, contenus de conscience positifs, et tente de développer une phénoménologie «asubjective» qui s’oriente vers la corporéité vivante et vers le monde comme a priori de l’ego. Telle est, différemment, la perspective de Merleau-Ponty. Celui-ci se donne pour tâche de mettre au jour ce «monde de la vie» dont parlait Husserl, c’est-à-dire de dégager la figure originaire du perçu par-delà les objectivations et les idéalisations qui s’y sont sédimentées. Cette entreprise exige une critique radicale de la pensée objective et une phénoménologie rigoureuse du corps propre, informée par la psychologie de la forme et la physiologie de Goldstein. Le développement de sa recherche conduit Merleau-Ponty à une refonte des catégories husserliennes et à l’élaboration d’une ontologie originale: en mettant en avant le sensible comme sens ultime de l’être, cette philosophie atteint un point d’équilibre entre l’orientation ontologique de la phénoménologie et son souci de fidélité au vécu.
phénoménologie [ fenɔmenɔlɔʒi ] n. f.
• 1819, répandu XXe; de phénomène et -logie
1 ♦ Vx Description des phénomènes.
2 ♦ Philos. « La Phénoménologie de l'esprit », de Hegel (1807).— Mod. Chez Husserl, Méthode philosophique qui se propose, par la description des choses elles-mêmes, en dehors de toute construction conceptuelle, de découvrir les structures transcendantes de la conscience (idéalisme transcendantal) et les essences. Par ext. Philosophie qui s'inspire de cette méthode.
● phénoménologie nom féminin Étude descriptive de la succession des phénomènes et/ou d'un ensemble de phénomènes. (Le terme est utilisé par Kant au sens de « description des apparences » ; c'est Husserl qui lui donne son sens moderne.)
phénoménologie
n. f. PHILO
d1./d "Phénoménologie de l'esprit" (Hegel): "science de la conscience", qui prend en compte la manifestation dialectique de l'esprit au travail dans l'histoire.
d2./d Chez Husserl, méthode philosophique qui cherche à revenir "aux choses mêmes" et à les décrire telles qu'elles apparaissent à la conscience, en dehors de tout savoir constitué.
⇒PHÉNOMÉNOLOGIE, subst. fém.
A. —PHILOS., lang. des sc. Observation et description des phénomènes et de leurs modes d'apparition, considéré indépendamment de tout jugement de valeur. Le résultat de cet examen [du problème de la guerre] a été (...), d'accord avec les espérances qu'avait fait naître en nous cette phénoménologie grandiose de la guerre, qu'autant il est certain que la justice est une faculté réelle et une idée positive de l'homme, autant il est vrai qu'il existe un droit réel et positif de la force (PROUDHON, Guerre et paix, 1861, p.195). On conçoit aisément que biologistes et médecins, s'ils sont quelque peu doctrinaires, ne désespèrent pas de plier à la rigueur des sciences exactes toute cette phénoménologie capricieuse, «ondoyante et diverse» dont la matière vivante est l'insaisissable et déconcertant substrat (G. DUHAMEL, Biogr. de mes fantômes, 1944, p.209):
• 1. La vie n'est que le rêve d'une ombre: (...) je ne m'aperçois moi-même que comme une apparence fugitive (...). Tout me paraît (...) chimère, vapeur, fantôme et néant, y compris mon propre individu. Je me retrouve en pleine phénoménologie. Bizarre, bizarre!
AMIEL, Journal, 1866, p.89.
B. —HIST. DE LA PHILOS.
1. [Chez Hegel] Phénoménologie (de l'Esprit). Description de l'histoire de la conscience qui, par le mouvement dialectique, s'élève de la connaissance sensible à la pleine conscience d'elle-même, à la Raison et accède au savoir absolu. La phénoménologie de Hegel est un effort pour identifier la pensée au réel dans un élément unique, l'idée, qui devient la seule vraie réalité (Hist. sc., 1957, p.1565):
• 2. ... le projet de Hegel dans la Phénoménologie de l'esprit: mettre en évidence le mouvement d'auto-éducation de la conscience, déployer le champ historique où cette même conscience accède à elle-même dans la variété de ses contenus et l'unité des moments qui, seule, peut lui permettre d'être reconnue comme la racine de l'expérience et l'apprentissage de la Raison.
J.-T. DESANTI, Introd. à la phénoménol., 1976, p.30.
2. [Chez Husserl]
a) Méthode qui propose un retour aux choses mêmes, à leur signification, en s'en tenant non aux mots, mais aux actes où se dévoile leur présence. La phénoménologie est une philosophie de l'intention créatrice. La vision intellectuelle crée réellement son objet, non pas le simulacre, la copie, l'image de l'objet, mais l'objet lui-même. C'est l'évidence, cette forme achevée de l'intentionnalité, qui est constituante (G. BERGER, Le Cogito dans la Philos. de Husserl, 1941, p.100):
• 3. Penser, ce n'est pas unifier, rendre familière l'apparence sous le visage d'un grand principe. Penser, c'est réapprendre à voir, diriger sa conscience, faire de chaque image un lieu privilégié. Autrement dit, la phénoménologie se refuse à expliquer le monde, elle veut être seulement une description du vécu.
CAMUS, Sisyphe, 1942, p.63.
b) Phénoménologie pure ou transcendantale. Doctrine selon laquelle, au terme de réductions successives (éidétique, phénoménologique), l'esprit se trouve en face de la conscience pure, du moi transcendantal et détermine, constitue les conditions ultimes d'intelligibilité de tout ce qui peut être connu. Loin d'être l'invention d'une simple technique de la réflexion, la réduction apparaîtra de plus en plus comme le seul chemin vers la phénoménologie transcendantale, ouvrant l'accès à une dimension toute nouvelle de l'expérience, à un champ et un domaine de connaissances absolues (A.-L. KELKEL, R. SCHÉRER, Husserl, 1971 [1964], p.45). V. ego ex. de Ricoeur.
C. —P. ext.
1. Toute démarche philosophique influencée par Husserl et qui décrit des faits vécus de pensée et de connaissance. Si les philosophies existentialistes, si les phénoménologies connaissent aujourd'hui une si prodigieuse recrudescence et une telle fortune, n'est-ce pas qu'elles rejettent la compréhension intellectualiste du monde au profit d'une prise plus immédiate? (HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p.52). V. imagination ex. 5:
• 4. La phénoménologie, c'est l'étude des essences (...) c'est aussi une philosophie qui replace les essences dans l'existence et ne pense pas qu'on puisse comprendre l'homme et le monde autrement qu'à partir de leur «facticité».
MERLEAU-PONTY, Phénoménol. perception, 1945, p.1.
2. [Dans le domaine des sc. hum., notamment en psychanal., psychiatrie, psychol., en sociol., en hist.] Étude des faits de l'expérience vécue, indépendamment des principes ou des théories (étude des rapports du sujet humain avec le monde, de la signification de la réalité sociale...). Trois niveaux que la phénoménologie sociale avait découverts, la sympathie, les formes de conscience, les personnes collectives (J. VUILLEMIN, Être et trav., 1949, p.131). Les notions que nous avons acquises à la suite de l'étude des névroses de transfert permettent également de s'orienter dans les névroses narcissiques, beaucoup plus difficiles au point de vue pratique. Les traits communs sont très nombreux, et il s'agit au fond d'une seule et même phénoménologie (FREUD, Introd. psychanal., trad. par S. Jankélévitch, 1959 [1922], p.451):
• 5. Il aurait fallu élargir les cadres de notre logique pour y inclure des opérations mentales, en apparence différentes des nôtres, mais qui sont intellectuelles au même titre. Au lieu de cela, on a essayé de les réduire à des sentiments informes et ineffables. Cette méthode, connue sous le nom de phénoménologie religieuse, s'est trop souvent montrée stérile et fastidieuse.
LÉVI-STRAUSS, Anthropol. struct., 1958, p.228.
— [Avec compl. prép. de indiquant la nature d'un phénomène psychique, social] Phénoménologie de l'image, de la parole, de la perception, de la rêverie, de la volonté; phénoménologie de l'action, de la connaissance; phénoménologie de l'art; phénoménologie du conflit, du sacrifice. Ce dont nous avons besoin, c'est de parler de l'école sans faire constamment référence à l'éducation, et c'est dans cette perspective que je me suis efforcé de travailler, en allant vers ce que l'on pourrait appeler une phénoménologie de l'école (I. ILLICH, Une Société sans école, 1971, p.52):
• 6. Il ne s'agit pas de soumettre cet objet [l'objet musical] aux mesures des physiciens, pas plus qu'il ne s'agit d'attendre de la théorie classique de la musique une phénoménologie de cet objet, et de ses relations avec les deux sujets qu'il relie [le compositeur et l'auditeur].
SCHAEFFER, Rech. mus. concr., 1952, p.143.
3. Lang. littér. Dès qu'on apporte une lueur de conscience au geste machinal, dès qu'on fait de la phénoménologie en frottant un vieux meuble, on sent naître, au-dessous de la douce habitude domestique, des impressions nouvelles. La conscience rajeunit tout. Elle donne aux actes les plus familiers une valeur de commencement (BACHELARD, Poét. espace, 1957, p.73).
Prononc.:[]. Étymol. et Hist.1. 1819 «description des phénomènes» (SERVOIS, in Biographie univ. anc. et mod. t.23, p.272 ds QUEM. DDL t.26); 2. philos. a) 1840 «description de l'histoire psycho-spirituelle de la conscience humaine dans le mouvement qui l'élève du désir sensible au savoir véritable» (HAMILTON, Philos. contemp. [trad. de l'angl.] ds R. des Deux Mondes, t.24, 4e série, p.420); b) 1911 «méthode philosophique qui vise à saisir, par un retour aux données immédiates de la conscience, les structures transcendantes de celle-ci et les essences des êtres» (U. DELBOS ds R. de métaphys. et de mor., sept., p.697). Dér. de phénomène; suff. -logie. Comme terme de philos., phénoménologie est empr. à l'all. Phänomenologie, att. d'abord en 1764 chez Lambert (Phänomenologie oder Lehre des Scheins [titre] ds la 4e part. du Neues Organon), puis chez Hegel en 1807 (Phänomenologie des Geistes [titre]), d'où 2 a et chez Husserl prob. déjà en 1900-1901 (Logische Untersuchungen, éd. 1913 [2e éd.], t.II, 1, § 1, p.2), d'où 2 b. On note déjà le dér. phénoménologiste «partisan d'une phénoménologie pure et simple» en 1802 (J. A. DE LUC, Précis de la philos. de Bacon, t.1, p.289). Fréq. abs. littér.:225. Fréq. rel. littér.:XIXes.: a) néant, b) 15; XXes.: a) néant, b) 948.
phénoménologie [fenɔmenɔlɔʒi] n. f.
ÉTYM. 1823, répandu XXe; de phénomène, et -logie.
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♦ Didactique.
1 Vx. Description des phénomènes. → Capricieux, cit. 5.
2 (1840). Philos. || La Phénoménologie de l'esprit, de Hegel (1807).
♦ (1931). Mod. Chez Husserl, Méthode philosophique qui se propose, par la description des choses elles-mêmes, en dehors de toute construction conceptuelle, de découvrir les structures transcendantes de la conscience (idéalisme transcendantal) et les essences. — Par ext. Philosophie qui s'inspire de cette méthode.
♦ Étude phénoménologique. — Phénoménologie de la perception, ouvrage de M. Merleau-Ponty.
0 Il n'y a jamais de pensée pure : toute conscience est la conscience de quelque chose. Mais cet objet, tout en étant transcendant à la conscience, n'est considéré par Husserl qu'en tant que donné à elle, dans son rapport au sujet. C'est ce que signifie le terme de phénoménologie par lequel il caractérise sa méthode : il ne s'agit pas du tout ici du « phénomène » au sens kantien, simple « apparence » d'une « chose en soi » inaccessible, mais de la façon dont l'objet pensé, la « chose », est donné à la conscience. Mais ces « choses », ces données sont ici des réalités intelligibles (…)
Cuvillier, Précis de philosophie, II, p. 423-429.
➪ tableau Noms de sciences et d'activités à caractère scientifique.
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DÉR. Phénoménologique, phénoménologue.
Encyclopédie Universelle. 2012.