NOUVELLE-CALÉDONIE
La Nouvelle-Calédonie est un territoire d’outre-mer français situé dans le sud-est de l’océan Pacifique, à 1 500 kilomètres des côtes australiennes, pratiquement aux antipodes de la France métropolitaine. C’est un archipel de 19 100 kilomètres carrés comportant une Grande Terre allongée sur 400 kilomètres du nord-ouest vers le sud-est (16 750 km2) et diverses îles périphériques, parfois très éloignées (Chesterfield, Huon, Surprise, Walpole), ce qui détermine une zone économique exclusive marine de 1 740 000 kilomètres carrés.
C’est l’une des terres les plus récemment découvertes par les Européens dans le Pacifique. Devenue française au milieu du XIXe siècle, elle accueille en 1993 une population d’environ 180 000 habitants d’origine très variée. Au peuplement multiséculaire mélanésien se sont adjoints divers apports venus d’Europe, d’Asie, de Polynésie voire d’Afrique ou d’Amérique. Mais à la différence des départements français d’outre-mer, la Nouvelle-Calédonie n’est pas perçue comme une terre créole. En fait, de par son étendue, son contexte physique, ses ressources naturelles, son histoire, ce territoire a une personnalité très particulière, unique dans le contexte de la République française.
1. Un cadre naturel contrasté, difficile à valoriser
En raison de sa taille, de sa configuration, et surtout de la variété de son substrat, l’archipel de la Nouvelle-Calédonie présente des paysages contrastés et des possibilités de mise en valeur très diverses.
La Grande Terre comporte pour l’essentiel des formations montagneuses: au nord-est, un arc métamorphique au relief vigoureux culminant au mont Panié (1 628 m), puis une chaîne centrale sédimentaire, pénéplanée, dépassant rarement 1 000 mètres, enfin des massifs péridotitiques, tabulaires, de faible altitude (600 à 800 m), siège d’une activité minière. Les zones planes littorales, étroites et discontinues sur la côte orientale, sont relativement larges sur la côte occidentale. Les îles Belep et l’île des Pins sont aussi des îles hautes. À l’inverse, les îles Loyauté sont des édifices coralliens d’altitude minime.
Par sa position géographique (entre 190 30 et 220 40 de latitude S.), l’archipel néo-calédonien est soumis à un régime tropical maritime qui se caractérise par de faibles contrastes saisonniers de températures (moins de 8 0C en moyenne entre le mois le plus chaud et le mois le plus froid), des vents fréquents (évoluant pendant huit à neuf mois du secteur sud-est et pendant les deux mois d’hiver du secteur ouest) et des précipitations relativement importantes, principalement durant la saison chaude (mi-décembre à fin avril). La côte orientale qui reçoit de plein fouet les vents d’alizé enregistre de fortes précipitations (de 2 500 mm à 5 000 mm par an), tandis que la côte occidentale «sous le vent» totalise moins de 1 500 millimètres par an. Malgré une altitude modeste, la chaîne centrale constitue une véritable barrière climatique. A contrario, faute de hauts reliefs, les îles Loyauté ne bénéficient pas d’un volume de précipitations comparables à celui noté sur la côte orientale de la Grande Terre (1 600 mm en moyenne). Les îles comme la côte occidentale sont des milieux relativement secs.
La dichotomie climatique de la Grande Terre influence largement la texture des sols et, ce faisant, le couvert végétal. La côte orientale présente une végétation ligneuse souvent luxuriante; sur la côte occidentale prédominent au contraire des peuplements plus ou moins denses de niaouli (Melaleuca quinquenervia ) ou des formations herbacées. Mais les déboisements dus à l’homme favorisent la progression du niaouli, même sur la côte au vent, ce qui tend à uniformiser le paysage végétal. Néanmoins, la forêt sempervirente subsiste dans les zones sommitales de la chaîne centrale. Les massifs d’ultrabasites présentent une végétation spécifique, un maquis. Les piémonts et les zones basses ont une végétation composite, une «brousse» associant des formations herbeuses, arbustives ou arborées. Cadre traditionnel de la mise en valeur agricole, elle s’est enrichie depuis un siècle de multiples éléments, en particulier de plantes alimentaires (manioc, pomme de terre, caféier, etc.) venues d’autres continents.
Depuis le milieu du XIXe siècle, l’agriculture traditionnelle trouvant place dans la brousse de Grande Terre a été considérablement affectée par l’acclimatation des bovins. Pendant des siècles, faute de recours aux fertilisants, l’horticulture pratiquée n’a pu subvenir aux besoins des populations que dans la mesure où celles-ci étaient relativement peu nombreuses (de l’ordre de 60 000 habitants pour un espace dont la fertilité naturelle est excellente sur 1 000 km2 environ et tout juste correcte sur 2 000 km2).
2. L’univers multiséculaire mélanésien
L’archipel néo-calédonien a toujours fonctionné comme un creuset pour des hommes d’origines très variées. Toutefois, la résultante socio-culturelle n’est pas la même selon qu’on se situe avant ou après sa prise de possession par la France (1853).
Les populations en contact à l’époque protohistorique participaient du même fonds culturel océanien. Bien que tardivement peuplé (à partir de 4 000 ans av. J.-C.), l’archipel néo-calédonien fonctionnait, à l’instar de ses voisins (Salomon, Vanuatu, Fidji), comme un lieu de rencontres et d’échanges entre diverses branches de chasseurs-cueilleurs «australoïdes» et de navigateurs-horticulteurs «austronésiens».
Les contacts entre navigateurs austronésiens et populations établies dans l’intérieur sont attestés sur plusieurs millénaires, en particulier au cours des premiers siècles de l’ère chrétienne et depuis le XIIe siècle. D’après les datations dont on dispose, l’introduction des ignames, plantes symboles de la civilisation mélanésienne, remonterait à mille ans avant J.-C. Ces contacts multiséculaires entre populations relativement différenciées seraient à l’origine de la multiplicité des langues vernaculaires et de la variété des organisations sociopolitiques traditionnelles.
S’il n’existait pas traditionnellement d’unité nationale, la population protohistorique constituait tout de même une ethnie bien typée après plusieurs siècles de brassage. L’identité multiséculaire de cette population dite mélanésienne se fondait sur un corps de traditions ancestrales dont le souvenir se perpétuait de génération en génération dans le cadre de récits mythiques aux références généalogiques et géographiques toujours précises.
Une organisation sociale à fondement agraire
Faute d’une technologie différenciée, l’activité des Mélanésiens était tout entière consacrée à la production de vivres: ignames (dioscoréacées) sur des buttes et des billons bien drainés, taros (colocasiées) sur des terrasses ou des plates-bandes irriguées. Cette horticulture incluait de longues périodes de jachère. Par ailleurs, les récoltes de tubercules d’ignames et de rhizomes de taros ne pouvaient être stockées trop longtemps. Faire fructifier les terroirs et les protéger par les armes ou la magie contre les cyclones, les périodes de sécheresse et les coups de main constituaient des actes sociaux primordiaux. De l’étendue des jardins et de l’abondance des récoltes dépendait l’importance numérique, donc la puissance et la gloire des groupes locaux qui, pour être maîtres de leur destinée, devaient être perçus comme propriétaires de leurs terroirs et, pour ce faire, se prévaloir d’un lien, par filiation ou adoption, avec l’ancêtre défricheur de leur lieu d’établissement.
Tout terroir était donc évoqué comme le lieu d’émergence et la copropriété d’une famille lignagère. Les membres du lignage s’organisaient en lignées constituées d’un couple et de sa descendance vivante, dans le cadre de petits hameaux. Le centre de gravité de cette communauté familiale et de ses terroirs était matérialisé par un tertre de terre battue sur lequel était édifiée une case de grande taille en forme de ruche, véritable mémorial du lignage. Au fur et à mesure du déroulement des générations, la communauté lignagère s’élargissait et finissait par éclater. De nouveaux tertres étaient édifiés, les terroirs aménagés divisés et de nouvelles terres rapidement défrichées. Les lignages habitant les nouveaux tertres qui se prévalaient de la même origine mythique, donc d’un même tertre nommé, mais qui ne partageaient pas forcément les mêmes lieux de résidence et les mêmes terroirs, se constituaient en réseau de solidarité et d’entraide. Des relations de services, des échanges conventionnés promouvaient des systèmes d’alliance, des organisations politiques élémentaires dénommées clans au support territorial très diffus. Le lignage se référant au tertre le plus anciennement établi était considéré comme l’aîné du clan et, à ce titre, en assumait le leadership, la chefferie. Les autres lignages se reconnaissaient comme ses cadets-serviteurs, mais certains d’entre eux possédaient des pouvoirs qui venaient contrebalancer l’ascendant politique qu’exerçait le lignage aîné sur l’ensemble de la communauté clanique. Au lignage puîné revenait le don de médiation entre, d’une part, les humains et, d’autre part, les ancêtres divinisés, les forces cosmiques et les totems (il assurait la maîtrise du pouvoir religieux et le rôle de porte-parole de la chefferie clanique). Au lignage benjamin revenait la tâche de direction des pratiques, vulgaires ou magiques, nécessaires à la fructification des terroirs vivriers (il avait ainsi le contrôle du pouvoir économique du clan et le rôle de mentor de la chefferie). Le clan, regroupement fonctionnel de lignages se prévalant des mêmes références mythiques, se segmentait donc en trois sous-ensembles hiérarchisés comportant les trois têtes de la chefferie et leurs cadets-serviteurs, sujets directs pourvoyeurs de vivres et de main-d’œuvre.
Un paysage géographique et social très formalisé
«Garde-manger» autant que «carte d’identité», l’espace approprié par les familles lignagères portait uniquement sur les lieux habités et sur les terres convenant au développement de l’horticulture. L’environnement proche balisé de points fixes naturels (pic, cap, cours d’eau) – l’«univers à portée de vue» – conférait une assise territoriale, une «enveloppe» à l’espace approprié. Les grands massifs miniers, l’arc métamorphique septentrional et les grandes savanes sèches de certains secteurs de la côte occidentale (soit au total plus de 8 000 km2) restaient en dehors de l’«espace humanisé» réellement contrôlé. La concentration du contrôle politique et territorial dans le cadre de chefferies polyclaniques entraînait la stratification de la population en anciens occupants et nouveaux venus: aux lignages aînés représentants des premiers, revenait le contrôle des terroirs et de la mise en valeur; aux aînés des seconds, la protection du territoire et le contrôle de l’ensemble de la population. Les tenants d’une chefferie pouvaient changer, l’appropriation foncière évoluait peu; les «maîtres des terres» représentant la descendance des premiers défricheurs, donc garants de la fructification des terroirs (faisant aussi office de cadastres), restaient toujours en place. La pérennité de l’ordre social était ainsi fondée sur un savant équilibre entre tenants du contrôle politique (et territorial) et tenants du contrôle foncier. Le remodelage des sphères d’influence, donc des territoires, des chefferies, ne remettait jamais fondamentalement en cause les stratégies matrimoniales, à but foncier, des familles lignagères.
Donc, tout naturellement, les chefferies tendaient à associer des hommes valorisant des richesses naturelles variées depuis le bord de mer jusqu’au fond de la chaîne centrale. Cette association de «géosystèmes» complémentaires fortifiait la conscience patriotique des ressortissants d’une même vallée. C’est dans ce contexte de contrôle précis des espaces naturellement cultivables, et ce faisant de sacralisation de la terre nourricière, qu’allait avoir lieu l’implantation d’une colonie de peuplement d’origine européenne au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.
3. L’implantation et les réalisations du peuplement allochtone
Découverte et premiers établissements européens
L’archipel de la Nouvelle-Calédonie a été tardivement découvert par les navigateurs européens. L’Écossais James Cook aborda la Grande Terre par le nord-est, le 4 septembre 1774. Il donna à la grande île son nom actuel par analogie avec sa Calédonie natale. Il longea la Grande Terre par l’est avant de découvrir Kounié qu’il nomma île des Pins. Le contre-amiral français d’Entrecasteaux devait parachever cette découverte en longeant en 1792 la côte occidentale de la Grande Terre (la reconnaissance en avait été prévue en 1785 au programme de Lapérouse qui malheureusement disparut à Vanikoro en 1788). Les îles Loyauté («à sa majesté britannique») furent découvertes en 1793 par Raven. Mais il fallut attendre 1825 et la venue de Dumont d’Urville pour que soit entrepris un relevé des côtes et des récifs de l’ensemble de l’archipel.
Le passage des chasseurs de baleines, de même que l’activité des négriers n’eut guère d’incidence sur le pays. Les premiers établissements à terre furent l’œuvre des santaliers. Le santal, bois odoriférant, était très prisé des Chinois tant en matière de parfumerie que d’ébénisterie. Les trafiquants anglo-saxons le leur échangeaient contre le thé.
L’exploitation du santal, qui débuta à l’île des Pins en 1841, puis à Maré et Yaté (sud de la Grande Terre) en 1842, culmina en 1847: elle intéressait alors l’ensemble des îles Loyauté, l’île des Pins et le rivage oriental de la Grande-Terre. Des campements, voire des entrepôts, se multiplièrent, mais ils n’eurent qu’un caractère temporaire en raison des frictions avec les populations locales. Il n’en fut pas de même avec les établissements missionnaires. Les pasteurs de la London Missionary Society furent les premiers à l’œuvre (1840). Ils agirent d’abord par cathéchistes ou teachers interposés, recrutés dans les archipels océaniens déjà évangélisés. Les missionnaires catholiques s’installèrent en Grande Terre à partir de 1843. Ils agirent sans intermédiaires. Cela ne se fit pas sans heurts. Seule l’installation des maristes à l’île des Pins (1848) constitua d’emblée un succès. C’est à partir des années 1850 que les édifices catholiques purent se multiplier. À la fin du XIXe siècle, la Société des missions évangéliques de Paris relaya l’action de la London Missionary Society. Les missions catholiques et protestantes vécurent dès le départ au contact des populations mélanésiennes. Elles ne furent jamais à l’origine de l’établissement de centres actifs de colonisation. Ceux-ci furent induits par l’action de l’administration française.
La prise de possession de la Grande Terre par le contre-amiral Febvrier-Despointes intervint à Balade le 24 septembre 1853; elle fut suivie par le rattachement de l’île des Pins; celui des îles Loyauté ne devint effectif qu’en 1858.
Dès 1854, le capitaine de vaisseau Tardy de Montravel décida d’établir le principal point d’ancrage de la colonisation en bordure de la rade de Nouméa. Puis une vingtaine de forts et dans leur orbite divers comptoirs permirent de contrôler les côtes de la Grande Terre. Mais faute d’hommes, ces réalisations initiales de la colonisation eurent un rayonnement très limité. Aussi, au vu de l’expérience australienne, l’administration décida-t-elle très vite de promouvoir la mise en place de vastes concessions privées à vocation agricole. Un cadre réglementaire lui permettait depuis le 20 janvier 1855, non seulement de récupérer les terres non occupées, en particulier les terrains miniers et les massifs forestiers, mais encore de morceler les terroirs agricoles traditionnels en «terres indigènes» (restant aux collectivités mélanésiennes) et en «terrains domaniaux» qui devaient procurer aux candidats colons le fonds nécessaire à leur installation. Malgré ce cadre foncier favorable, la politique des grandes concessions agricoles ne détermina pas d’emblée la mise en place d’un peuplement rural allochtone stable, car l’obligation faite aux concessionnaires de financer la venue des colons et l’introduction de cheptel se révéla pratiquement toujours mal suivie. En 1870, l’espace aménagé par les allochtones n’excédait guère 250 kilomètres carrés et ne comptait que 1 300 personnes, dont 800 militaires. C’était bien peu. Aussi, à partir du 26 janvier 1871, l’administration donna-t-elle aux colons la possibilité de délimiter eux-mêmes leurs terrains («permis d’occupation»).
Mise en place d’un peuplement stable et d’une économie diversifiée
L’île de la Réunion étant sur la route des grands voiliers qui doublaient le cap de Bonne-Espérance, les premiers colons à s’établir de manière stable en Grande Terre furent des planteurs créoles originaires de l’ancienne Bourbon. D’autres colons vinrent d’Europe ou d’Australie. En 1871, on assista en particulier à l’arrivée de ressortissants de Moselle et des départements rhénans, lorsque l’Alsace et la Lorraine septentrionale furent rattachées au Reich allemand. Ils créèrent entre autres le centre de Moindou. De ce fait, la Grande Terre comptait, en 1877, 5 700 colons libres d’origine européenne, planteurs de canne à sucre, de coton ou de cocotiers, maraîchers ou éleveurs de bovins.
Parallèlement se mit en place une importante population carcérale. Par décret du 2 septembre 1863, les autorités françaises avaient en effet décidé le transfert des condamnés aux travaux forcés en Nouvelle-Calédonie, territoire qui apparaissait plus salubre que la Guyane. Les «transportés» arrivèrent de manière régulière entre 1864 et 1897. À partir de 1872, ils furent rejoints par des «déportés» politiques ayant participé à l’insurrection de la Commune de Paris. Ces derniers, au nombre de 4 400, arrivèrent jusqu’en 1875, mais lorsque l’amnistie des communards fut proclamée (1880), la grande majorité des déportés revint en métropole. Il n’en fut pas de même des transportés, astreints à résidence dans la grande île après leur temps de peine, parfois de manière définitive (cas des «relégués»). Beaucoup de bagnards firent ainsi souche. Les «libérés» qui le voulaient obtenaient des concessions agricoles de 4 hectares (en terrain alluvial, ils plantaient haricots, coton et canne à sucre). Avec ses milliers de «condamnés» et de «libérés», la «pénitentiaire» devint un corps pléthorique et son domaine foncier un empire (2 600 km2). De ce fait, en 1877 la population pénale était de deux fois supérieure à la population libre (plus de 11 000 personnes): c’étaient en grande majorité des Européens, mais aussi des insurgés kabyles et vietnamiens.
De par sa discontinuité spatiale, la colonisation rurale des années 1870 semblait encore hésitante, mais la logique d’occupation des zones à potentialité agricole ou pastorale était déjà claire: d’une part associer une agriculture de plantation (canne à sucre, cocotier ou coton), un maraîchage vivrier et des petits troupeaux de bovins sur les terres alluviales de basses vallées et de plaine littorale, principalement sur la côte occidentale de la Grande Terre, d’autre part mener un grand élevage, très extensif, de bovins dans les vastes savanes aux sols pauvres de cette même côte. Dans le premier cas, l’agriculture coloniale oblitérait gravement l’espace horticole mélanésien, dans le second s’élaborait un nouvel espace de mise en valeur.
Mais ce développement de l’économie agricole de colonisation fut fortement perturbé par une série de découvertes minières: de l’or et du cuivre dans le nord de la Grande Terre, et surtout du nickel et du chrome en divers points de la grande île. En 1876, un premier essai de fonderie de minerai de nickel entraîna l’année suivante la création d’une usine de transformation du minerai à la Pointe Chaleix (Nouméa). En 1880, la société Le Nickel (S.L.N.) était mise sur pied avec l’appui de la banque Rothschild: en 1889, elle construisit une nouvelle usine à Dothio, Thio étant dès cette époque le principal lieu d’extraction du nickel. Mais à la suite de la mise sur le marché mondial (à partir de 1890) du nickel canadien, très concurrentiel, Dothio dut fermer en 1891. Pour un temps, l’exportation du nickel se fit seulement sous forme de minerai brut convoyé vers l’Europe par grands voiliers. Il fallut attendre 1908 pour qu’une nouvelle usine métallurgique ouvre à Thio sous l’égide de la société Le Nickel; en 1910, la maison Ballande crée à son tour des hauts-fourneaux à Doniambo (Nouméa).
La mine et la métallurgie attirèrent beaucoup de monde: Européens, Chinois (1884), Vietnamiens (1891), Japonais (1892), Indonésiens (1896). Ainsi, à la fin du XIXe siècle, les acteurs d’une société urbaine et industrielle étaient déjà en place en Nouvelle-Calédonie.
En raison de l’importance de ses activités industrielles, ce territoire apparaissait comme une «colonie (agricole) sans colons»: dans les années 1890, les deux tiers des Européens vivaient déjà à Nouméa. La Grande Terre, qui avait été perçue à l’origine comme une «île à sucre», ne tint pas ses promesses. Et l’expérience du coton ne s’y affirma jamais pleinement. L’aire d’extension du cocotier restait pour sa part géographiquement limitée (nord-est).
Le gouverneur Feillet, qui prit en charge l’archipel en 1894 et qui était décidé à réactiver la colonisation libre agricole, fit la promotion d’une nouvelle culture, le café. Présente en Grande Terre depuis 1856, cette culture ne prit vraiment son essor qu’en 1895. On la développa sur les bonnes terres alluviales des basses vallées, principalement sur la côte orientale, depuis Nakéty jusqu’à Hienghène. Les colons caféiculteurs furent à l’origine de la création de vingt-deux centres ruraux et de la mise en place d’un domaine foncier de 25 000 hectares, pris pour une part sur les terroirs jusqu’alors laissés aux Mélanésiens, pour le reste récupérés sur le domaine pénitentiaire.
Feillet ayant obtenu en 1897 l’arrêt de la transportation et les autochtones mélanésiens étant jugés peu aptes à participer massivement au développement colonial, on fit largement appel à des travailleurs indonésiens pour subvenir aux besoins de l’agriculture de plantation durant le premier tiers du XXe siècle. Par suite du développement parallèle des cultures d’exportation, de l’extraction et du traitement du minerai de nickel, on dénombrait en 1929 en Nouvelle-Calédonie 6 230 Vietnamiens originaires du Tonkin, 7 699 Indonésiens de l’île de Java et plus de 1 500 Japonais.
Le constant déséquilibre des sexes au sein de la population allochtone a très tôt favorisé le mélange des races, mais du fait de l’institution de «réserves» foncières spécifiques aux collectivités mélanésiennes, les unions avec des femmes autochtones n’ont pas permis la constitution d’un groupe social de métis comme c’est le cas à Tahiti. Le brassage ethnique intéressa donc principalement des allochtones et resta essentiellement un fait urbain. Mais si dans la presqu’île de Nouméa la population progressa régulièrement de 7 000 habitants en 1903 à 10 000 en 1925 (dont 7 800 Européens), l’archipel restait chroniquement sous-peuplé.
L’industrie néo-calédonienne du nickel, qui connut des heures difficiles au début du XXe siècle du fait de la concurrence canadienne puis par suite du déclenchement de la Première Guerre mondiale, dut réorganiser ses activités et procéder à une concentration du capital. En 1931, on assista à la fusion de la S.L.N. et de la Société des hauts-fourneaux (créée par la maison Ballande) et à la participation de la Banque de l’Indochine dans le cadre d’une vaste société minière et métallurgique dénommée Calédonickel. En 1937, une nouvelle concentration financière accompagna une vaste mutation technique: Calédonickel redevint S.L.N.; puis l’usine de Doniambo fut complètement rénovée afin de produire 6 000 tonnes de métal. L’effort minier se porta aussi sur le chrome, le cobalt et le manganèse (Tiébaghi était alors la plus grande mine au monde) et même sur le fer (Goro, de 1937 à 1941). Mais l’agriculture de plantation et le grand élevage n’en gardaient pas moins leur prestige. Le mythe de la Nouvelle-Calédonie agricole restait vivace. Et si le nombre des têtes de bétail régressait (passant de 150 000 à 90 000 entre 1917 et 1930), en revanche la surface pâturée ne cessait d’augmenter par défrichement des savanes à niaouli. Entre 1925 et 1929, la culture du coton prit une extension relativement importante avec la venue de colons originaires du nord de la France. Quant à la caféiculture, un temps dévastée par l’Hemelia vastatrix , elle réussit à renaître grâce au remplacement des plans d’arabica par des plans de robusta, si bien que l’administration l’introduisit dans les années 1930 dans les périmètres de «réserve» afin d’insérer les populations mélanésiennes dans l’économie marchande.
Pour élargir et relier les territoires des colons, le gouverneur Guyon mit en place en 1925 un plan d’équipement routier et portuaire. Progressivement, le transport routier se substitua au cabotage. C’est dans ce contexte d’unification progressive de l’espace colonial qu’intervint la Seconde Guerre mondiale.
À l’heure du monde contemporain
Le ralliement du territoire à la France libre, symbolisé de Londres par le général de Gaulle, est adopté à l’unanimité par le conseil général le 24 juin 1940. Il est confirmé le 19 septembre 1940 par le choix populaire de Sautot comme gouverneur. L’entrée en guerre du Japon entraîna l’internement puis l’expulsion de ses ressortissants et la mise sous séquestre de leurs biens. Les relations avec l’Indonésie et l’Indochine furent interrompues. Après l’agression japonaise de Pearl Harbour, les Américains décidèrent d’établir leur quartier général en Nouvelle-Calédonie. Ils débarquèrent à Nouméa le 12 mars 1942. Un million de militaires allait transiter par la Grande Terre entre 1942 et 1945. Près de 150 000 hommes y séjournaient en permanence. Leur présence allait transformer durablement les mentalités et les modes de vie tant des allochtones que des autochtones. Chez les premiers, des fortunes rapides se constituèrent; chez les seconds, des revendications apparurent. L’agriculture se mécanisa, les services se multiplièrent.
À partir de 1956, arrivèrent des Polynésiens originaires de Tahiti ou de Wallis et Futuna. De grands travaux viennent alors d’être décidés: nouveau barrage de Yaté (terminé en 1959), amélioration du réseau routier. L’exportation de minerai a repris en direction du Japon et l’usine métallurgique de Doniambo passe le cap des 20 000 tonnes par an de métal (1960).
La phase la plus récente de mise en place du peuplement est contemporaine du boom économique des années 1969-1972, lié à la forte croissance de la demande mondiale de nickel. Cette demande s’exerce avec d’autant plus de force que l’International Nickel est secoué par de grandes grèves (1969). L’année 1971 enregistre une extraction record de minerai: 7,7 millions de tonnes (150 000 t de métal contenu) dont les deux tiers sont exportés en brut au Japon.
Le «système nickel» (mine + métallurgie) entraîne l’économie à un rythme effréné: on importe massivement marchandises et main-d’œuvre. Pour l’accueil des marchandises, on crée un nouveau port à Nouméa par remblaiement du seuil marin situé entre la petite et la grande rade. Pour celui des personnes, on construit un nouvel aéroport; on allonge et on agrandit la piste de l’aérodrome de Tontouta pour accueillir les jets gros porteurs et surtout on multiplie les grands immeubles et les lotissements pavillonnaires. L’agglomération de Nouméa déborde de la presqu’île, englobant le Mont-Dore et Dumbéa, pour atteindre Païta (au total près de 100 km2 bâtis). Dans le même temps, certains centres urbains secondaires situés sur le pourtour de la Grande Terre se structurent. Ainsi la Nouvelle-Calédonie estelle entrée au début des années 1970 dans l’économie tertiaire et la société de consommation; largement intégrée à l’évolution de la France métropolitaine, bénéficiant d’un niveau de vie équivalent, elle ne fait plus figure de colonie.
Dans leur grande majorité, les 10 000 métropolitains et les 5 000 ressortissants des territoires et départements d’outre-mer qui débarquent en Nouvelle-Calédonie entre 1970 et 1975 s’installent à Nouméa. Le monde rural européen et mélanésien perd énormément de son influence et même de sa substance: l’exode rural est massif (4 500 personnes arrivent de la brousse et des îles entre 1971 et 1976, 5 000 depuis 1976); le parti autonomiste d’Union calédonienne, au pouvoir depuis l’instauration pour toute la population du suffrage universel direct (1953), perd la majorité à l’Assemblée territoriale.
Lorsque vient la récession (mévente du nickel, dans un contexte de crise mondiale) vers 1975, quelques centaines d’Européens et de Polynésiens repartent vers leur pays d’origine, mais la répartition ethnique dessinée dès 1969 se confirme: quatre Néo-Calédoniens sur dix sont de souche européenne, quatre autres de souche mélanésienne, les deux derniers d’origine polynésienne ou asiatique.
4. L’impact de la colonisation sur la société et l’espace agraire multiséculaires des Mélanésiens
En terme de valeurs moyennes, la Nouvelle-Calédonie se présente comme une société pluri-ethnique dynamique. En réalité, il existe une société à «double face»: l’une prospère, urbaine et industrielle, qui regroupe 70 p. 100 de la population (presque tous les allochtones et 30 p. 100 des autochtones), l’autre agraire, marginalisée par la précédente (les autochtones, qui continuent de vivre uniquement de l’agriculture traditionnelle).
En prenant en main les destinées de la Nouvelle-Calédonie, le gouverneur Guillain constata l’impossibilité pour les Mélanésiens de s’insérer activement dans le modèle d’organisation de l’espace et de la société voulu par les autorités coloniales. Il définit un nouveau type de collectivité autochtone (déc. 1867), la «tribu», auquel il conféra une «propriété territoriale» (janv. 1868), la «réserve», pour pourvoir aux nécessités de son économie de subsistance. Par la suite, diverses mesures aboutirent à l’assujettissement de la société mélanésienne: application comme dans les autres colonies françaises du Code de l’indigénat (décret du 18 juillet 1887) plaçant les autochtones hors du droit commun applicable à tout citoyen français. Déjà obligés d’effectuer des prestations d’intérêt public (depuis janv. 1871), les Mélanésiens durent répondre aux demandes saisonnières de main-d’œuvre exprimées par les colons. D’ailleurs, à partir de novembre 1900, ils durent régulièrement louer leurs bras pour payer l’impôt de capitation.
L’effondrement démographique du peuplement mélanésien accrédita l’idée, dès 1876, de la nécessité d’un «cantonnement des tribus indigènes». Tout en disant «vouloir sauver cette race de l’extinction», les autorités locales songeaient ainsi à dégager les terres nécessaires à la colonisation rurale. Le cantonnement démarra en 1877. Il fut systématique sous le gouverneur Feillet (1897-1903), lorsqu’il fallut installer les colons caféiculteurs. Néanmoins, les premières délimitations sont à l’origine, en 1878, d’une insurrection (plusieurs milliers de Mélanésiens) qui ravagea une partie importante de la côte occidentale de la Grande Terre.
Depuis le début du XXe siècle, les collectivités traditionnelles mélanésiennes n’ont à leur disposition qu’un espace «relique». En 1903, il comptait moins de 330 000 hectares, dont près de deux tiers se situaient dans diverses «dépendances» insulaires. En Grande Terre, les réserves constituaient un ensemble de 123 000 hectares seulement, éclaté en de multiples parcelles, souvent confinées dans les hautes vallées de la chaîne centrale, sur des sols pauvres, les meilleurs terroirs traditionnels, ceux des basses vallées alluviales, étant souvent confisqués au profit des colons.
Néanmoins, sous la pression des missions chrétiennes et par suite d’un début d’évolution des mentalités coloniales, les Mélanésiens s’éveillèrent aux réalités du «monde moderne» dans les années 1930. Ils acquirent alors un droit, certes élémentaire, à la santé et à l’éducation, ainsi que quelques moyens d’insertion dans l’économie monétaire par l’acclimatation de la caféiculture dans leurs réserves. Mais l’acquisition du droit de cité dans le cadre des institutions françaises ne s’effectua qu’en 1946 avec l’abrogation du Code de l’indigénat et des modalités de travail forcé. Ces mesures conféraient aux Mélanésiens, en plus de la liberté de travail, la libre résidence et la libre circulation. Leur citoyenneté est reconnue depuis la Constitution de 1946, mais le droit de vote ne put réellement être exercé par tous qu’à partir de 1953, lors du renouvellement du conseil général local, l’année du centenaire de la présence française.
Sous l’impulsion des missions chrétiennes, ces mesures libératrices se valorisèrent très rapidement dans une vie associative soutenue, dont l’objectif était en premier lieu la reconnaissance de la personnalité mélanésienne et en second lieu une participation de premier plan des autochtones à la vie publique du pays.
En 1953, l’association catholique mélanésienne, l’U.I.C.A.L.O., et son équivalent protestant, l’A.I.C.L.F., participèrent au scrutin territorial sur des listes d’«union calédonienne». Neuf Mélanésiens furent élus sur les vingt-cinq sièges à pourvoir. Au fil des scrutins locaux, l’importance de la représentation mélanésienne devait aller croissant, tout en se diversifiant entre plusieurs options politiques. Au bout du compte on note, dans les années 1980, l’insertion dominante des Mélanésiens dans les organes officiels du territoire. Seulement, pour beaucoup de responsables mélanésiens, la prise de participation dans les affaires publiques doit s’accompagner de nouveaux moyens institutionnels leur permettant d’accéder au contrôle des richesses économiques, sans lesquelles l’exercice du pouvoir reste factice.
De fait, en 1975 le gouvernement métropolitain met en place un «fonds d’aide au développement de l’intérieur et des îles», puis en 1978 il pose les bases d’une «réforme foncière» devant permettre de rétrocéder aux tribus mélanésiennes nécessiteuses les terres laissées à l’abandon, inscrites dans le domaine de colonisation. Entre 1979 et 1985, 56 000 hectares sont ainsi venus s’ajouter aux 375 000 hectares de réserve en place en 1978. Parallèlement, les propriétés privées, individuelles ou familiales ont gagné 54 000 hectares.
La dimension culturelle de la revendication des terres exprimée par les Mélanésiens est aussi prise en compte. Après la tenue du festival «Melanesia 2000», véritable acte de naissance d’une «nation kanake», le gouvernement métropolitain mettra en place en 1982 un office foncier, un office de développement rural et un office culturel, puis en 1984 une représentation coutumière à l’échelle de six régions et du territoire. L’idée gouvernementale était d’aboutir à une sur-représentation des collectivités rurales mélanésiennes afin de préparer leur désenclavement physique et psychique. Ainsi, deux sociétés coexistent depuis plus d’un siècle, mais il reste toujours à constituer un véritable peuple, un corps social unique qui s’identifierait à l’ensemble du pays.
5. La répartition des hommes et des activités dans les années 1980
La population de la Nouvelle-Calédonie s’élevait à 145 368 habitants au recensement de 1983 et à 164 173 à celui de 1989. C’est un effectif faible pour un archipel de 19 100 kilomètres carrés. Dans les îles Loyauté, We (Lifou) ne comporte que 8 726 habitants pour 1 000 kilomètres carrés. Une densité générale de 9,7 hab./km2 en 1993 est indubitablement un handicap pour le développement de l’archipel.
La démographie néo-calédonienne présente deux grandes évidences: une répartition très inégale dans l’espace; un rapport inter-ethnique très variable selon les localisations. Dans tous les cas, les discontinuités sont non seulement liées à un cadre naturel contrasté, mais plus encore à l’héritage d’une dualité sociale inscrite dans un siècle d’histoire mouvementée.
En Grande Terre, occupée pour les trois quarts par des masses montagneuses, aucun établissement humain ne se situe au-dessus de la ligne des 500 mètres. Dans les îles périphériques, les agglomérations, toujours de type villageois, sont extrêmement limitées. Très tôt établies en «réserves», ces îles n’accueillent que des Mélanésiens. En Grande Terre on constate un net compartimentage socio-ethnique et culturel: des tribus mélanésiennes dans les moyennes et les hautes vallées, difficiles d’accès, ainsi que dans les basses vallées de la côte orientale, et une implantation européenne encore nette dans les plaines à vocation pastorale de la côte occidentale. Mais, dans leur grande majorité, les allochtones ne participent plus à la vie rurale. Européens, Asiatiques, Polynésiens se concentrent dans une vingtaine de bourgs établis tous les trente ou quarante kilomètres à proximité du littoral, et surtout dans l’agglomération de Nouméa qui s’étend maintenant de la rivière des Pirogues à la rivière Tontouta et compte 65 000 habitants (soit près de 40 p. 100 de la population du territoire). Parfois, le bourg est jumelé avec un centre minier, mais leur poids démographique cumulé ne dépasse jamais 2 000 habitants; les centres miniers sont quelquefois des établissements éphémères: Népoui (1 300 hab. en 1976), créé à grands frais en 1970, est à présent pratiquement fermé.
La proportion de chaque communauté ethnique varie donc selon les communes: les Mélanésiens (44,8 p. 100 en 1989) sont largement majoritaires en Grande Terre dans les petites communes rurales de la côte orientale; les Européens (33,6 p. 100) représentent entre le quart et le tiers de la population des bourgs de la côte occidentale et plus de la moitié des habitants de Nouméa. Les Polynésiens (8,6 p. 100) sont relativement nombreux dans les centres miniers, mais surtout à Nouméa et dans sa banlieue. Les Asiatiques et les ethnies les plus minoritaires s’inscrivent à présent complètement dans l’agglomération nouméenne. La population de cette agglomération et des centres urbains secondaires de l’intérieur constitue une société technicienne stable (70 p. 100 de la population du territoire), pluri-ethnique (incluant 30 p. 100 des Mélanésiens) et à haut niveau de vie (supérieur à celui de la métropole). D’elle se démarquent les habitants des «réserves» qui continuent à participer à la société agraire multiséculaire et qui, à ce titre, font figure de laissés-pour-compte du progrès économique. Compte tenu de la multiplication des mariages inter-ethniques et de la volonté de beaucoup de dépasser les clivages culturels traditionnels, on pourrait assister, du moins dans l’agglomération de Nouméa, à l’avènement d’un vaste regroupement des métis (au moins 20 000 membres), dont le rôle politique et social serait comparable à celui joué actuellement par les «Demis» à Tahiti.
En 1970, au moment du boom économique, le système nickel représentait 28,8 p. 100 du produit intérieur brut. Sur 40 000 actifs que comptait alors le territoire, on dénombrait 3 375 salariés de la mine et 3 462 ouvriers métallurgistes. À elle seule, la S.L.N. employait alors plus de 5 000 personnes. Depuis cette date, la contribution des activités minière et métallurgique à la formation du P.I.B. a considérablement fluctué. En 1985, 3,6 millions de tonnes de minerai sont extraits: 1,4 million est exporté en brut vers le Japon, le reste étant traité à Doniambo (pour donner 45 000 t de métal). Même si ses effectifs ne sont plus que d’environ 3 000 personnes, la puissante société Le Nickel reste toujours le principal opérateur du système nickel.
Eu égard à la capacité de traitement de l’usine de Doniambo et au renchérissement du prix de transport vers le Japon du minerai brut, on semble s’orienter à présent vers le traitement sur place de la plus grande partie du minerai. Ce serait indubitablement la revalorisation d’une richesse naturelle, non renouvelable, qui demande une meilleure gestion qu’une simple cueillette, ce qui fut trop souvent le cas pendant un siècle. La lutte est devenue sévère sur le marché mondial. En 1985, la part de la Nouvelle-Calédonie dans la production mondiale de minerai est tombée à 9 p. 100, celle de la S.L.N. sur le plan métallurgique à 6 p. 100.
L’apport de l’agriculture (élevage et pêche compris) connaît une baisse continue de valeur à la production (13 p. 100 du P.I.B. en 1963, 2 p. 100 en 1983), alors même que le nombre des actifs agricoles reste très élevé: en 1983, un tiers du total de la population active. L’assise physique de la mise en valeur est potentiellement de 5 000 kilomètres carrés (1 000 km2 pour l’agriculture proprement dite et 4 000 km2 pour l’élevage). En fait, la surface réellement utilisée couvre 2 920 kilomètres carrés, dont 2 727 kilomètres carrés en pâturages. Les vallées de la côte est et les îles sont le cadre de prédilection des cultures vivrières. On note aussi la présence de caféières et de vergers sur la côte est et dans les hautes vallées de la côte ouest (5 000 t de fruits, moins de 500 t de café en 1986), de cocoteraies (730 t de coprah en 1986) dans les îles, spécialement à Ouvéa. Sur les sols alluviaux des basses vallées de la côte ouest s’étendent les cultures céréalières (2 200 t en 1986), maraîchères (5 700 t en 1986), tandis que les grandes savanes restent le domaine d’un élevage encore très extensif (121 000 bovins, soit 2,3 ha par tête), bien que certains pâturages soient en amélioration constante. Cela explique la persistance de quelques grands domaines de plusieurs milliers d’hectares conquis depuis un siècle sur les niaoulis ou établis sur des terres quasi stériles.
Des caisses de stabilisation des produits agricoles et un office de réfrigération ont été mis en place par les pouvoirs publics pour soutenir l’action des agriculteurs, mais la rentabilité agricole est souvent très faible et les produits locaux pas toujours compétitifs par rapport à leurs équivalents importés.
La pêche est, elle aussi, peu productive: 2 500 tonnes pour la pêche artisanale dans le lagon, 2 000 tonnes pour la pêche des plaisanciers, 550 tonnes pour la pêche hauturière (menée par quinze thoniers japonais) en 1986. L’aquaculture reste encore trop limitée (95 t de crevettes de mer en 1985).
Depuis 1983, l’espace urbain est le support de 88 p. 100 du P.I.B. L’agglomération de Nouméa participe à elle seule pour 72 p. 100 à sa constitution; par son port transitent en totalité les importations (768 000 t en 1986) et une partie des exportations (266 000 t sur un total de 1 286 000 t en 1986). La plupart des activités industrielles et de services s’y concentrent. Cette hypertrophie du chef-lieu du territoire est commune à l’ensemble des petits pays insulaires. Ce qui est particulier à la Nouvelle-Calédonie, c’est le fait qu’à Nouméa aient pu se réaliser des infrastructures dignes d’un pays à haut niveau de vie. Avec un P.I.B. de 6 280 millions de francs français en 1983, soit un revenu par habitant de 43 300 francs français (environ 8 000 dollars américains), l’archipel néo-calédonien fait figure de territoire prospère. En fait, sa richesse est partiellement factice. En dehors de la métallurgie, les secteurs manufacturiers n’entrent que pour 10 p. 100 dans la formation du P.I.B. Le secteur tertiaire compte pour 78 p. 100 du P.I.B. dont 26,7 p. 100 pour les activités commerciales et 27,6 p. 100 pour les administrations.
Le fait que la valeur des exportations de 1983 ne représente que 28 p. 100 de la production intérieure, alors qu’elle était de près de 50 p. 100 en 1974, prouve la fragilisation récente de l’économie de la Nouvelle-Calédonie, pourtant relativement puissante, eu égard à ses équipements industriels. Cela est confirmé par la balance commerciale qui enregistre en 1986 un déficit record de 1 962 millions de francs français (importations, 3 461 M de F.F.; exportations, 1 499 M de F.F.). À l’instar de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et de la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie vit largement de transferts de capitaux publics venant de métropole (38 p. 100 du P.I.B.). L’État finance non seulement pour plus d’un tiers le budget du territoire (750 M de F.F. sur un total de 1 980 M de F.F.), mais encore le fonctionnement de certains services publics (enseignement, santé) et le développement des zones rurales enclavées (tribus mélanésiennes de la côte est et des îles) dans le cadre de conventions ou de contrats de plan. Au total, l’État a accordé 2 107 millions de francs français au territoire en 1986. Par le quadruplement du produit des administrations, les pouvoirs publics ont pu maintenir pour l’essentiel le niveau de vie moyen des Néo-Calédoniens: en francs courants, le P.I.B. a doublé en dix ans (3 466 M de F.F. en 1975, 7 681 M de F.F. en 1985), en francs constants, il a régressé de 13 p. 100.
6. Un avenir politique mal assuré
Dans l’archipel néo-calédonien, qui est la plus vaste entité insulaire de souveraineté française, cohabitent des hommes de cultures très diverses à l’origine d’aménagements variés. Au peuplement pluriséculaire mélanésien revient la création d’un espace horticole. Celui-ci a été partiellement oblitéré pendant un siècle par l’action des planteurs et des éleveurs européens. Il en découla de nombreux conflits fonciers. D’où l’idée, puis la réalisation, d’une réforme foncière à partir de 1978. C’était d’autant plus urgent que dans les années 1980 l’attrait pour la mine et la ville n’apparaît plus aux ressortissants des tribus comme le moyen d’acquérir les éléments de confort matériel auxquels ils aspirent, bien que le travail salarial hors tribu finance depuis près de vingt ans à 80 p. 100 la vie des collectivités traditionnelles mélanésiennes. Une barrière de préjugés s’est édifiée entre le monde des tribus mélanésiennes et les centres urbains à dominante européenne. Au moment du boom économique des années 1969-1972, le problème lié à l’opposition ville-campagne trouvait sa solution dans l’aspiration des ruraux par l’économie de services et dans la conversion de la brousse en une vaste zone de résidences secondaires pour salariés fraîchement urbanisés. Avec la récession des années 1974-1979, l’urbanisé n’est plus un «modèle» pour les gens des tribus, mais un «exploiteur»: d’où la remise en cause par la société agraire traditionnelle survivant dans les réserves du socio-système urbain pourtant à la source, pour le plus grand nombre, du mieux-être matériel et du renouvellement des idées.
Depuis 1984, ces déséquilibres ethnoculturels et socio-économiques inscrits dans l’espace néo-calédonien ont acquis une dimension politique cruciale. Le fait était latent depuis le ralliement (1978) au concept d’indépendance de l’Union calédonienne, l’une des forces majeures de la vie politique locale, qui militait depuis sa création (1953) pour une large autonomie institutionnelle. Avec l’arrivée de François Mitterrand à la présidence de la République française, les indépendantistes ont cru parvenir à court terme à leur fin. Un statut transitoire leur fut établi sur mesure par le gouvernement socialiste en septembre 1984. En fait, il ne leur fut pas profitable, car le gouvernement national comme les leaders indépendantistes s’aperçurent trop tard que le concept d’«indépendance kanake» (le monopole du pouvoir politique revendiqué par les autochtones multiséculaires de souche mélanésienne) ne recueillait aux élections depuis 1979 guère plus d’un tiers des suffrages. D’où l’idée des indépendantistes d’obtenir par l’insurrection ce qu’on ne voyait pas sortir des urnes. D’où l’essai de parade du gouvernement en proposant d’abord maladroitement un statut d’indépendance-association, puis avec plus de réalisme un découpage régional du territoire. Le rapport de forces n’en fut pas moins confirmé, puisqu’aux élections territoriales de 1985 le F.L.N.K.S. et son satellite L.K.S. cumulaient seulement 35 p. 100 des suffrages, faisant la part belle au R.P.C.R. (52 p. 100) et laissant le champ libre au F.N. (8 p. 100), les modérés ne représentant plus que 4 p. 100 (F.N.S.C. 18 p. 100 en 1979).
Le concept réductionniste d’«indépendance kanake» fondant sa légitimité sur une implantation multiséculaire des Mélanésiens a déterminé en réaction une coalition générale des gens implantés depuis le milieu du XIXe siècle dans le cadre de la souveraineté française: deux conservatismes s’opposent ainsi et se fortifient à la même vitesse, ce qui explique que le rapport de forces indépendantistes-nationaux reste de 1 contre 2 depuis près de dix ans alors que le volume des suffrages exprimés n’a cessé d’augmenter (50 084 en 1979; 71 441 en 1985). C’est pourquoi le F.L.N.K.S. ne pouvait que boycotter le référendum sur l’indépendance proposé par le gouvernement Chirac en 1987. De fait, celui-ci vit la victoire écrasante des partisans du maintien de la Nouvelle-Calédonie au sein de la République française. Et comme ils représentaient à eux seuls 57 p. 100 du corps électoral, il devient évident que le statut du territoire ne pouvait être remis en cause par les voies légales à court et à moyen terme. Par rapport aux inscrits, le nombre des suffrages en faveur de la présence française n’a jamais cessé de croître: 42 p. 100 en 1979, 48 p. 100 en 1985, 57 p. 100 en 1987. D’où la préparation par les indépendantistes d’un coup d’éclat insurrectionnel au cours de l’élection présidentielle de 1988, finalement localisé à Ouvéa dont la position périphérique par rapport à la Grande Terre et la morphologie karstique (présence de grottes difficiles d’accès) semblaient un gage de succès. La neutralisation des protagonistes de la prise en otage des gendarmes d’Ouvéa par des commandos d’élite révéla que la voie insurrectionnelle était elle aussi sans issue pour le mouvement indépendantiste. Sous la pression des événements et par suite du retour des socialistes au gouvernement, on assista à une révision du discours des indépendantistes et à l’acceptation de partager (enfin!) l’«autochtonie» entre Mélanésiens et non-Mélanésiens, dès l’instant où s’opérerait une meilleure répartition des richesses, donc du contrôle de l’espace et du pouvoir politique. Après audition des parties en présence, le Premier ministre Michel Rocard obtint, en août 1988, un accord minimal des deux grands mouvements politiques néo-calédoniens (le F.L.N.K.S. représentant les indépendantistes, le R.P.C.R. les nationaux) sur un statut transitoire de très large autonomie régionale (le territoire comprenant trois «provinces»), devant mener dix ans après au choix définitif des habitants de la Nouvelle-Calédonie à rester ou non dans la République. Afin d’éviter toute ingérence des métropolitains, on compte «geler» l’électorat en ne prenant en compte en 1998 que les résidents de 1988 et leurs enfants ayant atteint entre-temps leur majorité. On pense de la sorte faire évoluer le corps électoral en faveur de «l’indépendance kanake» (qui ne compte plus pourtant que 32,5 p. 100 d’adeptes aux élections provinciales de juin 1989). On spécule pour cela sur le départ massif d’Européens ou de Polynésiens établis depuis moins de quinze ans et sur le dynamisme démographique des Mélanésiens.
Dans la mesure où le plan économique et social devant accompagner la réforme provinciale réussira, il est peu probable que le concept d’indépendance arrive à recueillir une majorité d’adeptes car, s’il y a développement du pays, il n’y aura pas de départ d’Européens ou de Polynésiens. Dans le même temps, de plus en plus de Mélanésiens se trouveront impliqués avec des responsabilités dans la société technicienne qu’ils dénoncent aujourd’hui, mais à laquelle secrètement ils aspirent.
De toute façon, le véritable enjeu pour la Nouvelle-Calédonie n’est pas d’être ou non indépendante au sens de «pleine souveraineté internationale». L’important est d’arriver à construire d’ici 1998 une société à laquelle toutes les ethnies puissent globalement adhérer: il faut réinsérer les ruraux mélanésiens trop longtemps marginalisés par la société urbaine dominante; il faut construire une société qui sache concilier les valeurs traditionnelles mélanésiennes et les nécessités inhérentes à la vie moderne technicienne. La Nouvelle-Calédonie présente deux sociétés mais pas de «peuple» qui puisse donner unité et cohérence au pays. Sans l’élaboration d’une culture métisse, comme aux Antilles ou à Tahiti, on courra toujours le risque d’affrontements.
C’est du devoir des pouvoirs publics métropolitains de maintenir une règle du jeu institutionnel acceptable par tous et d’œuvrer ainsi pour un meilleur partage des compétences dans ce territoire. Ainsi faudrait-il, au-delà du simple découpage de la Grande Terre en deux provinces (à hauteur de Poya et de Canala), hiérarchiser les niveaux décisionnels en fonction de leur nature et de leur portée. Car la mise en place de trois provinces (deux en Grande Terre, une pour les îles Loyauté) quasi indépendantes les unes des autres porte en elle un germe de partition: le Sud, cadre de la société cosmopolite urbaine et industrielle, où le R.P.C.R. est largement majoritaire et qui produit 80 p. 100 du P.I.B. du territoire, peut en effet totalement se passer des deux autres, à dominante rurale et mélanésienne, contrôlées par le F.L.N.K.S. On en revient donc à la nécessité sans cesse rappelée, mais jamais concrétisée, d’établir un «centre urbain d’équilibre» dans la moitié nord de la Grande Terre pour diversifier la production industrielle tout en offrant une «capitale» aux indépendantistes, si mal à l’aise à Nouméa. C’est en redynamisant l’activité économique du territoire et en lui conférant une meilleure assise géographique, qu’on arrivera durablement à gommer les tensions ethno-culturelles.
Avec le plus haut niveau de vie de l’Océanie insulaire, les habitants de la Nouvelle-Calédonie font figure de privilégiés, y compris les laissés-pour-compte des réserves. Dès lors, si une meilleure répartition des richesses permet de gommer les inégalités sociales et spatiales les plus graves, et ce faisant conforter la cohésion de la société, le problème statutaire en Nouvelle-Calédonie se fera moins crucial. Pour de nombreux indépendantistes, il ne fait guère de doute que l’archipel néo-calédonien ne peut rompre les liens qui l’unissent à la France, mais ils veulent pouvoir négocier la nature de ces liens, en somme «coopérer dans la dignité».
L’avenir de la Nouvelle-Calédonie a de toute façon une valeur de test pour la France métropolitaine. Si le gouvernement national n’arrive pas à y stabiliser une société pluriethnique conforme aux valeurs universalistes de la civilisation française proclamées depuis 1789, maintenant un haut niveau de vie, il est à craindre que la société de la métropole ne se referme progressivement sur elle-même, ne perde sa capacité à intégrer et à valoriser les migrants originaires d’autres continents et au-delà ne parvienne pas à faire face aux défis que pose l’acte d’unification de l’Europe. Pont socio-culturel entre l’Europe, l’Océanie et les pays circumpacifiques, la Nouvelle-Calédonie bénéficie d’atouts qu’elle se doit de valoriser, que ce soit dans le cadre rénové d’un «territoire autonome» de la République ou dans celui d’un «État associé».
Nouvelle-Calédonie
île du Pacifique S., territ. français d'outre-mer, à env. 1 500 km de l'Australie orient. V. dossier France d'outre-mer, p.1442.
Encyclopédie Universelle. 2012.