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MONOLOGUE INTÉRIEUR
MONOLOGUE INTÉRIEUR

MONOLOGUE INTÉRIEUR

Technique littéraire qui a joué un rôle important dans le renouvellement du roman au XXe siècle. Rendu fameux par l’usage magistral qu’en a fait James Joyce dans Ulysse (1922), le monologue intérieur (l’expression, dans son sens actuel, a été introduite par Valery Larbaud) a immédiatement suscité d’interminables et persistantes controverses portant sur sa nature exacte et sur son origine. Faut-il en attribuer la paternité à Édouard Dujardin, écrivain français auteur d’un roman, Les lauriers sont coupés (1887), qui d’abord passa inaperçu, mais que Joyce devait plus tard exhumer? Proclamant sa dette à l’égard de Dujardin en soulignant l’apport décisif de son livre, Joyce déclare: «Le lecteur se trouvait, dans Les lauriers sont coupés , installé, dès les premières lignes, dans la pensée du personnage principal, et c’est le déroulement ininterrompu de cette pensée qui, se substituant complètement à la forme usuelle du récit, apprenait au lecteur ce que fait ce personnage et ce qui lui arrive.» Ou bien Dujardin n’avait-il fait ainsi que généraliser et systématiser un procédé déjà utilisé, de façon empirique et intermittente, par des écrivains antérieurs (Hugo dès 1829, dans Le Dernier Jour d’un condamné , et Dostoïevski notamment)? Afin de dégager ce qui fait, à ses yeux, l’une des originalités de son roman, Dujardin écrit, beaucoup plus tard, dans un essai sur le Monologue intérieur (1931): «Le monologue intérieur est [...] le discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique...» Déjà contestable à l’époque (si elle est pertinente pour des cas extrêmes: séquences oniriques, transcription de ce qu’on appelle en anglais sensory impression , certains monologues intérieurs de Joyce..., elle a pu être réfutée par l’exemple même de Dujardin), cette description (du moins dans sa dernière partie) apparaît caduque: les soliloques des personnages de Beckett, par exemple, sont, eux, hyperlogiques. Le suffixe -logue ne se laisse pas si facilement oublier. Et, surtout, il semble illusoire de tenter de définir le monologue intérieur par son contenu, de même qu’il paraît vain de vouloir déterminer son rapport au stream of consciousness (flot, courant de conscience), par quoi les Anglais désignent soit une notion plus vaste, dont le champ déborde celui du monologue intérieur, soit un genre, et non une technique. C’est par des traits formels (ou par la disparition de certains traits) que l’on essaiera bien plutôt de déterminer la spécificité du monologue intérieur: absence de toute marque manifestant l’intervention de l’auteur (comme déjà le signalait Dujardin) — les relais narratifs que sont les habituelles introductions («nous essaierons d’interpréter...») ou incises («pensait-il», «se dit-il») et même les guillemets —, usage du présent comme temps dominant (le présent de la pensée qui se fait et par rapport auquel tout s’ordonne). Tels se présentent les fragments de monologue intérieur que l’on trouve dans les romans de Virginia Woolf, La Promenade au phare par exemple; tel se présente surtout le monologue de Molly Bloom dans Ulysse de Joyce, où est même supprimée toute ponctuation et qui se déroule sans interruption jusqu’à la fin du roman — la ponctuation marquerait une interruption, donc encore une intervention de l’auteur. Ainsi sont effacées toute instance supérieure (discours sans narrateur), toute intention extérieure (discours sans destinataire), toute distance entre la représentation et l’objet représenté: d’où le nom de «discours immédiat» proposé par Gérard Genette comme plus adéquat. Ce discours n’est plus (apparemment) organisé par l’auteur décrivant une conscience, mais par la conscience décrite — et qui du même coup se décrit. L’antériorité dont parlait Dujardin («antérieurement à tout discours logique») est en fait un déplacement; le romancier se dessaisit de ses pouvoirs au profit du personnage. C’est avant tout parce qu’il réalise ce déplacement de façon exemplaire — et non parce qu’«il exprime quelque chose qui est un peu au-dessous du niveau du langage» (M. Butor) — que le monologue de Molly Bloom apparaît comme le prototype des monologues intérieurs. Mais la fortune même et l’extension de la technique devaient entraîner un effacement relatif des traits qui étaient si nets chez Joyce. Lorsqu’en effet le monologue intérieur est isolé dans un ensemble, ces traits introduisent une coupure qui le manifeste; lorsque, au contraire, il devient (ou redevient) extensif à toute l’œuvre (dans les livres de Beckett, de Nathalie Sarraute, peut-être de Claude Simon bien que la distance temporelle soit chez ce dernier plus nettement accusée) ou même à une partie entière de l’œuvre (les monologues successifs de Benjy, de Quentin et de Jason dans les trois premières parties du Bruit et la Fureur de Faulkner), on voit resurgir une instance narrative (le personnage qui dit «je») et reparaître (ne serait-ce qu’en raison de la nécessité d’exposer et d’expliquer) la prise en considération d’un destinataire, le lecteur. Tant le récit reprend facilement ses droits. Et l’on peut se demander s’il ne faut pas chercher l’aboutissement logique du monologue intérieur dans un livre tel que La Jalousie de Robbe-Grillet — d’où la présence du personnage-narrateur est totalement gommée et où ne subsistent plus que des représentations, tout étant décrit ou imaginé depuis une conscience, organisé par une conscience. Le monologue intérieur, ou les paradoxes d’une écriture qui se masque pour tenter de revêtir l’innocence originelle d’une parole.

Encyclopédie Universelle. 2012.