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MAGHREB
MAGHREB

«Dans le cadre du renforcement des relations fraternelles entre les deux pays et de l’édification du Grand Maghreb arabe, en tant qu’étape fondamentale vers l’unité arabe intégrale...» Depuis l’indépendance des États c’est invariablement en ces termes que s’achèvent les innombrables visites de ministres, d’envoyés spéciaux, les réunions de comités et les rencontres au plus haut niveau entre les chefs d’État maghrébins. Voilà le signe d’une remarquable continuité d’intentions de la part des hommes, somme toute peu nombreux, qui ont marqué le destin du nouveau Maghreb indépendant: au Maroc, deux rois, héritiers d’une des plus vieilles lignées dynastiques régnant encore dans le monde, Mohammed ben Youcef al Khemis, puis son fils Hassan II; en Tunisie, un président à vie, Habib Bourguiba, symbole d’une exceptionnelle stabilité politique dans une Afrique et un monde arabe soumis à des soubresauts et à des complots permanents; en Algérie, l’éphémère Ben Bella, suivi de l’énigmatique Boumediène; en Libye, enfin, Kadhafi, fougueux colonel qui avait renvoyé au passé le vieux monarque à qui était due l’indépendance, toute formelle il est vrai, de son pays.

Maghreb à trois: Algérie, Maroc, Tunisie? Maghreb à cinq si l’on ajoute la Libye et la Mauritanie? Maghreb à six à cause de cette pomme de discorde que constitue la République sahraouie, le dernier-né des États-nations sur les frontières léguées par les colonisateurs?

Le mythe unitariste est en tout cas solidement ancré dans une histoire commune bien que diversifiée. Les difficultés économiques, dues à la fois aux marchés extérieurs et à des problèmes internes, semblent également jalonner les étapes de l’histoire actuelle autant que passée du Maghreb.

1. Prolégomènes historiques

La domination «scientifique» d’Ibn Khaldun tient au fait qu’il a fourni, sans doute le premier dans le monde arabe, une explication matérialiste à la géopolitique du Maghreb. Il est donc difficile de ne pas partir de ce point de vue, d’autant que l’Afrique du Nord tire son nom arabe de sa situation géographique: le Couchant par opposition à Machrek (al-Mashriq , «l’endroit où le soleil se lève»). Le territoire maghrébin constitue une unité géographique agencée de part et d’autre du système montagneux connu sous le nom générique d’Atlas. Il est délimité par des frontières naturelles: au nord de la mer Méditerranée, au sud le désert saharien, à l’ouest l’océan Atlantique et à l’est le désert libyco-égyptien. D’où son nom arabe, al-Djazirat al-Maghrib , «la presqu’île du couchant», car il ne fait pas de doute pour les Arabes qu’il s’agit là d’une île séparée du reste du monde par la mer et par le désert.

La population – plus de 50 millions d’habitants avec une croissance démographique très forte, sauf en Tunisie – se répartit très inégalement sur un territoire plus grand que l’Europe mais aux trois-quarts désertique. Aucun des cinq États reconnus, sans compter celui qui ne l’est pas, ne possède de frontières naturelles; le Maghreb est pourtant composé de populations relativement homogènes, totalement islamisées et largement arabisées. En effet, plus de 99 p. 100 des habitants sont musulmans – si l’on excepte les étrangers, surtout des coopérants (moins de deux cent mille). Une petite communauté juive (moins de 25 000 personnes) survit au Maroc; d’autres, plus petites encore (moins de 5 000 personnes) existent en Algérie et en Tunisie. Les communautés israélites maghrébines, implantées depuis des siècles ou parfois même autochtones (certaines tribus berbères juives du Maroc, par exemple), comptaient plusieurs centaines de milliers de membres au sortir de la Seconde Guerre mondiale. La création de l’État d’Israël et les diverses indépendances ont entraîné un exode massif. De même que furent massifs les départs des Européens d’Algérie (un million environ), de Tunisie, du Maroc aussi, mais sur une période plus longue.

Ainsi, alors que l’Afrique du Nord française – et en partie espagnole et italienne – fut terre de colonisation depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’aux années 1960, il ne reste plus que quelques milliers de coopérants ou d’hommes d’affaires et bien peu de Maghrébins non arabo-musulmans. Il faut toutefois signaler que les Berbères – musulmans dans leur quasi-totalité – constituent de fortes minorités en Algérie et au Maroc (de l’ordre de plusieurs millions). Ils posent régulièrement – et parfois violemment – le problème de leur identité aux pouvoirs politiques dont la légitimation est tout entière arabo-musulmane. C’est dire que si les tendances à l’unité maghrébine existent, elles sont contrebalancées par des tendances à la fois nationales et parochiales, parfois même irrédentistes. Mais ce phénomène ne semble pas propre à la période contemporaine.

Le Maghreb est, depuis deux millénaires, divisé en deux ou trois blocs relativement homogènes: la division en Mauritanie tingitane, Mauritanie césarienne et Afrique proconsulaire de l’époque romano-chrétienne couvre à peu de choses près les mêmes limites que l’Ifrikya (Tunisie élargie au Constantinois) et le Maghreb (Maroc) arabo-musulman.

Depuis l’islamisation jusqu’à la création des États-nations modernes, deux groupes prédominants se forment: la Tripolitaine, la Tunisie et le Constantinois ont connu les mêmes dynasties (Aghlabites, Fatimides, Hafsides) et la même domination turque, alors que le «Maroc» va peu à peu se constituer en entité autonome tout en unifiant – avec les Almohades (au XIIe siècle) – l’ensemble du Maghreb (sans compter l’Espagne car l’on ne saurait négliger l’importance de ce Maghreb al-Aqsa ). Il ne fait pas de doute que la conquête arabe a eu des effets durables d’unification sur le double plan de la langue et de la religion. Là se trouve l’élément fondamental des tendances unitaristes. De plus, contrairement à la plupart des autres pays arabo-musulmans, le peuple maghrébin est massivement sunnite et malékite. Cette unité de rite a incontestablement façonné une partie des mentalités qui ont en commun bien des coutumes originales que l’on ne retrouve pas systématiquement au Machrek.

Un autre élément non négligeable bien que paradoxal, qui favorise les tendances unitaristes, tient au fait que la France a colonisé le Maghreb, y compris une partie de la Libye. Les influences à la fois positives et négatives de la présence française ont renforcé les tendances à l’unité tout en exacerbant, dialectiquement, les spécificités particulières à chaque contrée. Aussi n’est-il guère surprenant de constater que, très tôt dans le XXe siècle, de nombreuses personnalités et même certains mouvements envisagent une émancipation du Maghreb tout entier: ainsi en 1926 c’est le programme de l’Étoile nord-africaine, mais dès 1914 Ali Bach Hamba avait créé la revue Maghreb .

La colonisation française ne fut pas aussi homogène qu’il y paraît au premier abord. Assez contradictoirement, et sans doute à cause des difficultés que représentait une colonisation de peuplement (expérience algérienne), elle devait utiliser des techniques et des moyens différents au Maroc et en Tunisie: en particulier tenter de gouverner «avec le mandarin et non contre», selon le mot de Lyautey. Cette pratique ne sera pas sans conséquence sur la formation d’élites nationalistes fort différenciées dans les trois pays. Elle explique en partie la variété des actuels régimes politiques. La colonisation devait produire à long terme deux effets récurrents qui constituent la plus forte entrave à l’unité maghrébine. Le premier est la constitution d’élites nationalistes d’origines fort diverses dans chacun des trois pays puisque, en Algérie, les élites locales traditionnelles avaient été éradiquées dès le XIXe siècle, alors que, tout au contraire, c’est sur la monarchie et le vieux maghzen que s’appuyèrent les Français au Maroc et ce, en plein XXe siècle. Le second élément fut le respect des frontières laissées par les Turcs dans le nord du Maghreb, avec en revanche un découpage typiquement colonial et arbitraire dans le sud et au Sahara. De graves conflits allaient s’ensuivre, depuis celui qui eut lieu sur la frontière entre le Tchad et la Libye (accords Laval-Mussolini) jusqu’à celui du Sahara occidental espagnol, sans oublier tout ce qui empoisonne les relations algéro-tunisiennes (la borne 233), algéro-marocaines (Tindouf)...

Pourtant, la solidarité se manifestera le plus souvent dans les épreuves de la décolonisation.

En 1927, plusieurs mouvements sont créés dont l’Association des étudiants musulmans nord-africains en France; cette association allait servir de cadre et de lieu de rencontre à une très grande partie des élites maghrébines qui se sont ainsi connues, fréquentées à Paris et ont appris à militer ensemble. Certes, beaucoup d’étudiants d’alors, ministres plus tard, étaient séduits par les idées révolutionnaires à la fois françaises et marxistes. Mais cela ne saurait faire oublier l’importance et la pression des idées venues du Machrek à travers les prêcheurs de la Nahda dès le début du siècle. Ces derniers devaient sensibiliser une partie importante des Maghrébins aux idées panarabes et panislamiques. Ce sont ces deux courants principaux qui vont se rejoindre, parfois s’opposer et se concurrencer pour produire les mouvements de libération nationale. Mais toujours l’idée de solidarité maghrébine puis panarabe va être présente.

On peut faire remonter – symboliquement – les premières manifestations concrètes de la solidarité maghrébine à l’année 1930.

En fait, dans chaque pays, les manifestations nationalistes sont antérieures à cette date, avec l’émir Khaled en Algérie, avec la guerre du Rif au Maroc, avec des personnalités complexes comme celles de l’Archéo-Destour en Tunisie.

1930, c’est en effet le Centenaire de l’Algérie française, le Congrès eucharistique à Carthage et le dahir berbère au Maroc. C’est donc l’apogée de la colonisation, autant dire le début de la fin. Et tous les témoignages concordent: d’un bout à l’autre du Maghreb les manifestations et les troubles se réclament de la solidarité maghrébine.

Elle va s’organiser après la Seconde Guerre mondiale au succès de laquelle les Maghrébins participèrent largement, ne serait-ce que par «l’impôt du sang». On ne saurait en effet oublier que, passant outre aux griefs qu’ils avaient par ailleurs contre la France, des centaines de milliers de Maghrébins contribuèrent à libérer l’Europe du nazisme et du fascisme.

Mais, «revenus dans leurs gourbis» comme le dit si justement la chanson, ils constatèrent assez rapidement que les principes de solidarité et de justice inscrits aux frontons de la République devaient être conquis par la lutte. Ainsi, la lumière venant d’Orient, c’est sous l’égide de la Ligue arabe que se constitua le premier Front de défense de l’Afrique du Nord en 1945. Puis, lors de la tenue, au Caire en 1947, du Congrès du Maghreb arabe, le Comité de libération du Maghreb arabe fut mis sur pied. Il ne faudrait pas en conclure trop rapidement – comme le firent les Français pour justifier l’expédition de Suez en 1956 – que les Égyptiens ont manipulé les nationalistes maghrébins. Les événements démontrent, s’il en était besoin, que c’est bien au Maghreb que l’histoire s’est écrite: lors de l’assassinat du syndicaliste tunisien Ferhat Hached (6 déc. 1952), des manifestations ont lieu dans les grandes villes de l’ensemble du Maghreb et surtout à Casablanca.

Lorsqu’en 1953 la lutte armée se déclenche en Tunisie et au Maroc, il ne fait pas de doute pour les observateurs que l’Algérie elle aussi est prête. Mais personne ne soupçonne alors que cette guerre va être l’une des plus longues et des plus dramatiques pour le Maghreb et pour la France. Le Maroc et la Tunisie obtiennent en effet assez rapidement leur indépendance. L’Algérie devra attendre encore dans l’épreuve. Les traités de protectorat sont abrogés le 20 mars 1956 après la période dite de l’autonomie interne (3 juin 1955 pour la Tunisie et 2 mars 1956 pour le Maroc). La France ne quittait pas pour autant l’Afrique du Nord. Elle ne semblait pas saisir la logique de l’histoire; le bombardement du village tunisien de Sakiet sidi Youcef (8 févr. 1958) témoigne de cet aveuglement. La solidarité maghrébine va donc se manifester tout au long de ces années de guerre. Lorsque l’on compare les facilités qu’obtint l’A.L.N. algérienne en Tunisie et au Maroc, en particulier l’utilisation de bases arrière pour attaquer les forces françaises par-delà les frontières reconnues avec ce que n’a jamais pu obtenir réellement l’O.L.P., on ne peut que saluer la solidarité, parfois chèrement payée, des peuples et des gouvernements maghrébins. Ceux-là vont faire front commun sur le plan international – à l’O.N.U. par exemple; ou encore lorsque la France envisage de préserver ses intérêts en créant l’O.C.R.S. (Organisation commune des régions sahariennes) elle ne trouve pas au Maghreb le même soutien qu’en Afrique noire. Le contentieux territorial entre l’Algérie et le Maroc est mis en sommeil et il est convenu entre le roi du Maroc et Ferhat Abbas de ne le traiter qu’après l’indépendance de l’Algérie; bien plus, suivant en cela une initiative du président Bourguiba, les bases d’un futur Maghreb sont jetées. Dès 1957, le président tunisien avait proposé de créer une communauté franco-nord-africaine susceptible, à ses yeux, de régler le problème algérien. À partir de 1958 vont se réunir de nombreuses conférences maghrébines à Tanger d’abord (avr. 1958) puis à Tunis (juin 1958). Elles vont réaffirmer le droit de l’Algérie à l’indépendance et la nécessité de créer un Maghreb uni; on parlera même à cette époque d’une assemblée constituante maghrébine.

Mais les sujets de discorde ne manquent pas: l’A.L.N. algérienne pèse lourd sur la frêle Tunisie qui subit plus d’une fois, à cause d’elle, les assauts d’une armée française toujours présente à Bizerte; l’Égypte et l’Algérie «révolutionnaires» avaient soutenu Salah ben Youcef contre Bourguiba; celui-ci reconnut trop rapidement la Mauritanie (indépendante en 1960), aux yeux des Marocains alors que le roi Mohammed V revendiquait la souveraineté du Maroc jusqu’au fleuve Sénégal... Aussi, lorsque l’Algérie est enfin indépendante (5 juill. 1962), chacun des trois États, qui inscrivent pourtant l’unité maghrébine dans leur constitution, va s’occuper essentiellement de ses problèmes internes, s’éloignant ainsi des perspectives communes.

2. La construction des États-nations maghrébins

Il faut reconnaître que chacun avait fort à faire chez soi, et d’abord l’Algérie, qui sortait exangue de huit années de guerre. Pendant quelques années, le nationalisme va donc l’emporter sur toute autre forme de solidarité.

Les nationalistes algériens étaient persuadés qu’ils étaient les radicaux du Maghreb. Mais, à mesure que les nationalismes d’État vont se renforcer, les tendances à l’hégémonie vont se développer chez ceux qui sont les mieux placés.

La guerre de libération nationale algérienne avait peu à peu servi de symbole et de catalyseur de cet esprit de solidarité tiers-mondiste que Bandung inaugura. Mais cette dimension se traduisit assez rapidement par des partitions en groupes différenciés sur des critères politiques, et l’Algérie ne se trouvait pas toujours dans les mêmes alliances que le Maroc et la Tunisie. Ainsi, lors de la création de l’O.U.A. en mai 1963, le Maroc bouda la réunion (sans doute à cause de la présence de la Mauritanie). L’Algérie y inaugura une politique de «guide du Tiers Monde» qui allait perdurer jusqu’à la conférence des Non-Alignés, à Alger, en 1973 et même à travers les propositions de Boumediène à l’O.N.U. lors des sessions extraordinaires de 1974 et 1975.

Mais, en 1963, sous l’impulsion de Ben Bella – devenu, grâce à son charisme, une sorte de «Castro du monde arabe», alors que le leadership dans cette région était tout entier occupé par Nasser – l’Algérie obtenait l’une des décisions les plus importantes pour l’avenir de l’Afrique: le principe du gel des frontières léguées par le colonisateur. Certes c’était sans doute la moins mauvaise des solutions face aux risques d’éclatement qui menaçaient de nombreux États du continent arbitrairement découpés par les colonisateurs. Mais, au Maghreb, cette décision devait bloquer pendant deux décennies les progrès d’une éventuelle unification et déclencher, dès octobre de cette même année 1963, la première guerre algéro-marocaine.

Sur le plan politique, les régimes des cinq États maghrébins sont beaucoup plus différenciés que ne le laisseraient a priori supposer les tendances unitaristes. Mais la science politique, l’anthropologie et la «maghrébologie» contemporaines n’apportent guère d’explications convaincantes aux causes de cette diversification: plus que partout ailleurs le comparatisme conduit à des impasses; comme le souligne le professeur Jean Leca, les résultats proposés par les travaux de la dernière décennie sur le Maghreb oscillent entre de vastes tableaux d’ensemble pauvres en informations précises et des études ponctuelles riches mais sans perspectives globales. Des chercheurs ont cru qu’il existait peut-être un modèle arabo-musulman. Mais il paraît assez difficile de proposer une typologie, un modèle maghrébin de système politique. La seule conviction que l’on puisse tirer de l’observation est bien que le nationalisme s’est renforcé au fur et à mesure que la dépendance économique (et culturelle) engendrait une demande d’identité et de légitimité culturelles propres. Voilà pourquoi nous croyons, contre la trivialité économiciste à la mode, que là se trouve la cause principale du succès de la vague islamiste; l’Islam nous paraît être actuellement la seule réponse pertinente aux dégâts causés par une modernisation allogène et – volens nolens – le seul facteur dynamique d’une éventuelle unification du Maghreb. Cette évolution risque pourtant d’entraîner l’Afrique du Nord vers un Orient instable en brisant les États-nations. De récents événements démontrent en effet qu’aucun de ces États n’est à l’abri de la violence de masse, même pas l’Algérie. Ce pays a pourtant assuré la succession du président Boumediène sans la cascade de révolutions de palais qui semble caractériser le sous-développement politique, dont l’autre trait est constitué par la personnalité extrême du pouvoir.

3. Les nécessités économiques de l’intégration maghrébine

Si les projets d’union politique ont été aussi vite abandonnés qu’ils avaient été hâtivement conclus (fusion entre la Tunisie et la Libye en 1974, projet d’union algéro-tunisienne en 1973), les tentatives d’harmonisation économique ont paru un moment plus sérieuses. Plusieurs expériences d’unification économique ont été esquissées pendant la première décennie des indépendances: dès 1964, les ministres de l’Économie des quatre pays maghrébins se sont régulièrement réunis et ont mis sur pied un certain nombre d’organismes communs qui ont plus ou moins bien fonctionné entre 1964 et 1970. Le Comité permanent consultatif maghrébin (C.P.C.M.) constitue sans aucun doute l’expérience la plus intéressante d’une tentative d’intégration réelle. Malheureusement, il sombra lui aussi dans l’oubli pour des raisons parfaitement claires: les projets de développement de chacun des États étaient trop différents dans leur problématique; les uns pariaient sur le libéralisme y compris l’investissement étranger; les autres, l’Algérie et plus tard la Libye, choisissaient le développement autocentré sur la base des «industries industrialisantes» financées par la rente pétrolière. Car là est bien l’obstacle principal à l’unification maghrébine: la division internationale du travail y est acceptée (Maroc, Tunisie) et négociée (Algérie). Mais paradoxalement, c’est bien ce qui rend l’unité du Maghreb inéluctable: l’organisation actuelle de l’économie mondiale, l’unification des marchés et la constitution de nouveaux ensembles (comme, par exemple, le déplacement de la puissance américaine vers la côte ouest et le Japon) impliquent qu’il ne peut y avoir de véritable indépendance que pour des ensembles suffisamment intégrés. Le Maghreb, qui comptera une centaine de millions d’habitants à la fin du siècle, constitue ainsi une force d’appoint non négligeable pour une relative autonomie, dans le cas de la construction d’un Grand Maghreb incluant les cinq (ou six, avec le Sahara) pays actuels et peut-être même l’Égypte. L’intégration croissante de l’économie maghrébine dans l’économie mondiale est le meilleur argument avancé par tous ceux qui, au Maghreb ou en Europe, souhaitent une coopération plus réelle et plus efficace entre les pays maghrébins et ceux de la rive nord de la Méditerranée. La constitution d’un ensemble euro-arabe centré sur la Méditerranée semble en effet un des scénarios possibles pour ceux qui n’acceptent pas la division du monde entre les deux blocs comme une fatalité. Mais, si plusieurs scénarios ont été avancés comme autant d’étapes vers cette Mare nostrum , pôle d’une nouvelle problématique exemplaire de ce que devraient être les rapports Nord-Sud, il faut malheureusement constater que l’optimisme n’est pas de mise: Abdelhamid Brahimi avait émis, en 1977, quatre hypothèses:

– Le maintien de stratégies purement nationales qui ne pouvait que prolonger la situation existante. Cette hypothèse est en partie confirmée, car les marchés intérieurs ont rapidement constitué des goulots d’étranglement insurmontables. Par ailleurs, la concurrence entre l’Algérie, le Maroc et la Libye dans leurs visées respectives vers l’Afrique noire ainsi que les conflits – et par dessus tout celui du Sahara – ont perturbé les possibilités de la coopération intermaghrébine.

– Deuxième hypothèse de Brahimi: la réorganisation de la région sous la houlette des États-Unis. Ceux-ci faciliteraient la modernisation capitaliste des pays pétroliers grâce au «recyclage» des capitaux de ces derniers sur les places financières américaines, japonaises et européennes et à leur utilisation par les firmes multinationales. Cette hypothèse a reçu un début de confirmation dans la décennie 1970-1980 si l’on en juge par la liste des prêts qu’obtint surtout l’Algérie de la part de consortiums internationaux américano-japonais et européens. Ainsi les grands ensembles de traitement du gaz naturel d’Arzew ont été financés de cette façon et les contrats de livraison de gaz ont suivi. Mais deux raisons remettent en cause cette hypothèse: la première tient au «choc» pétrolier et au fait que les pays arabes producteurs de pétrole ont financé plutôt le déficit budgétaire du Maroc que les investissements maghrébins. La deuxième tient à l’«anthropologie de la modernité»: introduire des rôles industriels dans une société qui se «re-traditionalise» pour des raisons d’identité culturelle était un pari révolutionnaire. Or les nouveaux bourgeois maghrébins, qu’ils soient bureaucrates et capitalistes d’État ou plutôt libéraux, ne se sont pas transformés en entrepreneurs «schumpétériens». Bien au contraire, la pesanteur sociologique a fait que le modèle dominant d’un bout à l’autre du Maghreb sauf en Libye (où il n’y avait sans doute pas de tradition de ce genre) est ce qu’on peut appeler le «marchand koraïchite»: plutôt que d’investir dans de nouvelles usines modernisées il favorise sa clientèle et pratique le potlach en achetant de grosses villas ostentatoires. Max Weber en serait ravi a contrario...

– Troisième hypothèse, révolutionnaire et utopique: le développement intégré et rationnel du secteur productif et le recours à une planification régionale. Cette hypothèse n’a jamais reçu la moindre confirmation sauf dans la courte période de leadership de l’Algérie à un certain moment du gouvernement de Boumediène (disons l’année 1973, avec réserve) et dans quelques velléités du colonel Kadhafi qui y incluerait bien un Sahara élargi aux États musulmans de l’Afrique noire. La disparition de Boumediène a ramené l’Algérie à moins d’emphase «révolutionnaire» et sans doute aussi à un retour nuancé aux vertus du capitalisme libéral, tandis que la baisse des recettes pétrolières tempère les ardeurs unitaristes de la Libye.

– Dernière hypothèse: celle d’un développement collectif autocentré, selon les thèses de Samir Amin et de certains théoriciens d’Amérique latine, facilité par une évolution à peu près semblable des différents États maghrébins et un ciment idéologique arabo-musulman. Ce développement autocentré sur le Maghreb prendrait appui sur des accords interétatiques harmonisant les investissements publics et organisant des intégrations sectorielles par étapes. Lorsqu’on examine la liste des accords signés entre les États du Maghreb on ne peut que constater que cette hypothèse, qui avait reçu l’appui du C.P.C.M., a régressé depuis une décennie: les accords intermaghrébins sont moins nombreux depuis quelques années et portent sur des secteurs négligeables. La liste des accords, rencontres, réunions, promesses, projets intermaghrébins est impressionnante sur le papier. Mais on peut mesurer que malheureusement l’importance accordée par la presse, les radios et les télévisions maghrébines à ces événements est très exactement inversement proportionnelle à la réalité de leur application ou de leur efficacité: on peut interroger à ce propos tout Maghrébin qui doit franchir la frontière d’un pays frère... Ces accords démontrent une volonté farouche de maintenir le mythe de l’unité. Mais cette volonté bute sur des réalités essentiellement économiques: le bilan des échanges intermaghrébins est à peu près nul si l’on compare les masses (en valeur et en quantité). Là encore on peut constater une inversion, une perversion idéologique en quelque sorte: les pays maghrébins commercent surtout avec leurs ennemis: les plus gros clients de l’Algérie ne sont pas ses alliés «naturels», mais les États-Unis et le plus gros acheteur des phosphates marocains est l’U.R.S.S. Mais la presse de chacun des États maghrébins fait surtout ses gros titres sur de tout autres sujets...

Les causes de ce phénomène sont inscrites dans la similitude des structures économiques par-delà les options politiques: l’économie maghrébine reste «extravertie» et fondée sur des produits primaires. Certes, depuis une décennie, on assiste à une certaine croissance des chiffres du secteur industriel. Mais c’est dans des secteurs de sous-traitance (textiles au Maroc et en Tunisie) dont on sait la dépendance vis-à-vis du marché mondial, et dans les industries extractives. En effet, contrairement à l’assertion coloniale, le Maghreb n’est pas un pays agricole; bien plus la dépendance agro-alimentaire, qui ne fait que s’aggraver, est sans doute le problème le plus dramatiquement insoluble pour l’avenir. Dans les cinq pays, l’activité économique est presque entièrement liée aux matières premières et à leur exportation: hydrocarbures et phosphates.

L’exportation des produits primaires représentait dans les années quatre-vingt 66 p. 100 (Tunisie), 76 p. 100 (Maroc) et même 99 p. 100 (Algérie et Libye) des exportations. Or dans le même temps les importations de produits alimentaires pèsent pour environ 20 p. 100 dans la balance commerciale de chacun des États.

Ce phénomène entretient la dépendance vis-à-vis de l’extérieur. Mais celle-ci est encore aggravée par le retard (et les échecs) des politiques d’industrialisation concurrentielle qui ont été mises au point en Algérie surtout, au Maroc et à un moindre titre en Tunisie: l’asymétrie des échanges, perçue à travers leur répartition géographique, combinée à la forte concentration des exportations par produits, constitue l’élément le plus révélateur de la vulnérabilité des économies maghrébines. Mais si les différents efforts entrepris par chacun des pays pour renverser la situation de dépendance n’ont pas fourni de résultats tangibles, c’est sans doute parce qu’un nationalisme autocrate et la volonté de dominer impliquaient l’absence de concertation, cela en vue de la domination: était-il vraiment nécessaire, par exemple, d’installer de gros ensembles d’aciéries dans les trois pays?

De même, l’action menée pour une politique de prospection des marchés externes en matière d’exportations agricoles a très vite été bloquée par une concurrence farouche au sein de la C.E.E. Les trois pays n’ont jamais pu la surmonter. Et ce n’est pas l’entrée dans le Marché commun de l’ensemble des pays méditerranéens producteurs d’agrumes qui va arranger les choses. Or, en vue de conquérir ces marchés, le Maghreb, et surtout le Maroc, a investi dans une politique agricole reposant sur les cultures d’exportations. Mais la demande internationale n’est pas indéfiniment extensible et la dépendance en engrais s’accroît. Là réside un des drames de la dépendance: le Maroc, par exemple, troisième producteur et exportateur mondial de phosphates, ne traite que 10 p. 100 de cette production. Comme l’Algérie et la Tunisie, eux aussi producteurs de phosphates, il achète, en les payant en devises, des engrais phosphatés... Une usine maghrébine ferait mieux l’affaire; mais où l’implanter? Il en va de même pour les hydrocarbures, qui ne sont pratiquement pas traités sur place (sauf une partie du gaz naturel algérien). Plus grave encore, ils ne profitent en aucun cas aux partenaires maghrébins: le Maroc n’a reçu aucune facilité des pays frères depuis la crise pétrolière. Et la Tunisie, qui a pourtant échangé une partie de son territoire (affaire de la borne 233, accord de janvier 1970) contre quelques avantages économiques (dus surtout au passage du pipe-line d’Edjelé à travers son territoire jusqu’au golfe de Gabès), ne reçoit pas plus de faveurs de la part du «grand frère» algérien. Elle achète son pétrole en devises au prix du lourd mondial. On ne saurait passer sous silence enfin le fait qu’un des espoirs de développement de la région était constitué par l’exploitation commune de la région contestée de Gara Djebilet, entre le Maroc et l’Algérie. C’est l’un des lieux les plus riches du monde en minerais. Cette coopération était expressément prévue dans les accords passés entre le roi Hassan II et le président Boumediène (1969-1970). En échange, le Maroc renonçait à ses prétentions sur Tindouf. L’Algérie pouvait entreprendre la construction d’un vaste réseau de chemins de fer vers l’Atlantique et les deux pays pouvaient installer dans la région de Tarfaya d’importantes implantations industrielles pour traiter le fer et les phosphates de la région.

La guerre a mis fin à tous ces espoirs et a en partie ruiné les économies des deux pays (sans compter ce qu’elle a coûté également à la Libye). Le Maroc est au bord de la faillite avec 10 milliards de dollars de dettes, et l’Algérie a immobilisé ses recettes de gaz jusqu’à la fin du siècle.

4. Hégémonie et unité maghrébine

L’examen des relations intermaghrébines pendant une vingtaine d’années (cf. les «Chroniques diplomatiques» de Bruno Étienne dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord ) a permis d’établir une théorie «pendulaire» qui n’aurait pas déplu à Ibn Khaldun: le pivot du Maghreb est l’Algérie du fait de sa position géographique, de ses ressources et de l’attrait idéologique qu’elle exerce en tant qu’exemple pour le Tiers Monde et comme initiateur dans les instances internationales d’une nouvelle problématique pour les relations Nord-Sud.

Mais les extrêmes se méfient d’une possible hégémonie algérienne. De son côté, l’Algérie craint la constitution d’une domination de l’Afrique de l’Ouest par le Maroc (axe Paris-Madrid-Zaïre avec l’appui des Américains). Elle redoute aussi le trop grand activisme, parfois envahissant, de la Libye à l’est. C’est pourquoi chaque intégration des extrêmes (Mauritanie et Libye; et cela s’est produit ou a failli se produire au moins six fois en vingt ans) est mal vue par l’un des pays du centre (Tunisie, Algérie, Maroc). On assiste alors à un rééquilibrage du pendule: l’allié devient vite encombrant pour celui qui l’a choisi. Ainsi, la Mauritanie est considérée comme la «13e Willaya» de l’Algérie jusqu’en 1974. Puis elle devient l’alliée du Maroc avant d’être dépecée par ce même allié. Elle revient un instant sous l’influence de l’Algérie, sans qu’il soit douteux qu’elle est, va être ou sera à nouveau dans la zone marocaine... Deux rapprochements entre la Libye et l’Algérie ont chaque fois buté sur le problème du Sahara occidental et sur le remplacement de Nasser dans le leadership arabe. Mais, après avoir essayé de renverser Bourguiba et Hassan II, le colonel Kadhafi est devenu l’hôte de ces deux hommes. L’opposition entre les chefs d’État est essentiellement idéologique. Elle traduit bien l’ambiguïté des thèmes unitaristes: on peut même constater entre eux une sorte de «division internationale du travail». Le plus ancien, Bourguiba, n’a jamais caché ses affinités pro-occidentales, et ses velléités de réformes à la limite du laïcisme en font une sorte d’Atatürk original. Le roi du Maroc, quant à lui, a choisi résolument la fonction religieuse que lui confèrent ses titres et son héritage pour manifester à la fois son attachement à l’Occident et à la solidarité islamique: depuis le sommet islamique de Rabat (sept. 1969), où il s’était d’ailleurs réconcilié avec la Mauritanie, le roi Hassan II a pris la tête du Comité al-Qods. Il est devenu le véritable animateur de la Conférence islamique dont plusieurs sommets se sont tenus à Fès ces dernières années. Toute autre est la problématique de l’Algérie, que ce soit celle de Ben Bella ou celle de Boumediène: la solidarité avec le Tiers Monde et les mouvements de libération nationale est mise en avant. Enfin, le colonel Kadhafi s’est fait l’infatigable démarcheur de l’unité à tout prix: avec ses voisins d’abord (Égypte et Tunisie, puis Tchad) et avec l’ensemble maghrébin au sens large puisqu’il inclut le Sahara dans ses frontières extrêmes. Il faut préciser ici – car les médias occidentaux n’ont pas toujours fait l’effort de saisir ce projet dans sa logique interne – que si ce rêve se heurte aux États nationaux et aux classes politiques maghrébines, il est fondé sur une analyse plutôt orthodoxe du Dar al-Islam , arbitrairement divisé par le colonisateur. Autrement dit, il semble bien que seul le colonel Kadhafi croit vraiment au Grand Maghreb même si c’est à son profit. Il semble par ailleurs difficile de soutenir qu’il n’est qu’une marionnette entre les mains des Soviétiques: ceux-ci ne semblent pas toujours bien suivre les méandres d’une pensée subtile et seules leurs déconvenues (en Égypte et à un moindre titre en Algérie) expliquent qu’ils s’appuient sur un allié aussi incompréhensible pour des esprits slavo-soviétiques.

Le seul facteur commun du Maghreb sur le plan idéologique reste donc bien l’Islam. Mais là encore les problématiques des États maghrébins sont quelque peu différentes. Kadhafi utilise les anciens réseaux de la Sanussiya vers l’Afrique noire et finance des prêcheurs et des mosquées. L’Algérie a lancé la route transsaharienne. Quant au Maroc (avec l’aide de l’Arabie Saoudite), il passe plutôt par ses anciennes confréries toujours puissantes en Afrique et par le wahhabisme. Mais toutes ces actions, contrôlées par les États ou par des ligues islamiques officielles, sont concurrencées par des «outsiders», des prêcheurs islamiques qui depuis les années 1970 parcourent le Maghreb. Ils produisent de l’idéologie «unitariste» mais pas au sens que lui donnent les États-nations. L’ampleur du mouvement est telle que chacun des États a réagi par la répression mais il n’est pas sûr que celle-ci soit suffisante pour faire taire des voix crédibles qui s’élèvent dans le champ religieux, au moment où les échecs des expériences locales sont patents.

5. Des frontières contre l’unité

Le nationalisme – dernier avatar légué par le colonialisme – est l’une des causes de l’impuissance du monde arabe à maîtriser les problèmes auxquels il est confronté: les États s’opposent à cause de leurs intérêts divergents et leurs mots d’ordre de solidarité, que ce soit pour la Palestine ou pour l’unité maghrébine, arabe ou musulmane, ne font que cloisonner, isoler les groupes sociaux. Le nationalisme empêche ainsi toute tentative d’expériences et même d’initiatives démocratiques et populaires pourtant inscrites dans les principes constitutionnels. Il faut avoir assisté au triste spectacle des Marocains chassés d’Algérie à cause du conflit du Sahara ; il faut avoir vu les cohortes d’ouvriers tunisiens chassés de Libye, puis y revenir pour en être chassés à nouveau au gré de la politique d’agression ou de bon voisinage des leaders parlant au nom des masses. C’est dans l’ancien Sahara espagnol que la lutte s’est exacerbée en combats fratricides depuis bientôt une décennie faisant des milliers de morts, déplaçant des populations qui ne retrouveront plus jamais leur mode de vie de grands nomades, ruinant l’économie de plusieurs États et détruisant probablement les perspectives d’émergence d’un grand Maghreb uni.

Le Sahara a toujours fait l’objet de revendications de la part du Maroc. Hassan II ne souscrit pas entièrement aux thèses de l’Istiqlal qui revendiquaient pour le Maroc non seulement le Sahara espagnol et la Mauritanie mais aussi une grande partie du Sahara algérien (thèses relativement fondées, d’ailleurs, sur le plan historique, puisque les relations commerciales et religieuses de la monarchie marocaine avec le Sahara jusqu’à Gao sont attestées). Mais le roi poursuit une politique de réunification du territoire et d’extension vers le sud. Après avoir réglé les conflits avec la Mauritanie mais surtout avec l’Algérie (traité d’Ifrane en 1969, et accord de Tlemcen en 1970), le Maroc s’est fixé comme objectif la récupération du Sahara espagnol. Le territoire du «Rio de Oro» est une vieille possession espagnole comptant une centaine de milliers d’habitants, nomades pour la plupart, qui ne se sont jamais embarrassés de problèmes de frontières. Les Reguibats ont des cousins en Algérie et en Mauritanie. Ils appartiennent au grand ensemble touareg avec qui ils ont des liens historiques et culturels. Le problème est cependant assez grave pour que le chiffre exact de la population sahraouie fasse l’objet de controverses délicates: c’est un secret d’État car si, un jour, un référendum avait lieu, la première bataille porterait sur ce chiffre et sur celui des votants...

En 1963, d’importants gisements de phosphates sont découverts et mis en exploitation à Bou Crâa par l’Espagne avec l’aide de l’Allemagne de l’Ouest, entre autres puissances intéressées. La France exploite, à cette époque, des gisements voisins en Mauritanie, et les minerais sont évacués par un chemin de fer vers la côte mauritanienne et par un tapis roulant du côté espagnol. Ce sera l’axe de futurs combats et de futurs partages.

En décembre 1968, l’assemblée générale de l’O.N.U. vote une résolution invitant l’Espagne à organiser, sous les auspices des Nations unies, un référendum d’autodétermination des habitants du Sahara espagnol, après consultation du Maroc, de la Mauritanie et «de toutes parties intéressées».

La Mauritanie, présidée alors par Moktar Ould Daddah, ne s’était pas encore émancipée de la tutelle française qui régnait sur la région par Miferma interposée. Mais elle était déjà tombée sous l’influence de l’Algérie. Aussi la rencontre tripartite de Nouadhibou (Maroc-Algérie-Mauritanie) se solda-t-elle par un échec: la Mauritanie revendiquait une partie du Sahara espagnol, et le Maroc, la totalité. Rabat faisait valoir qu’il était déjà suffisant d’avoir reconnu la Mauritanie, ce qui signifiait qu’il renonçait à ses prétentions territoriales au sud du tropique du Cancer.

Le Maroc venait d’obtenir de l’Espagne la cession d’Ifni par le traité hispano-marocain de Fès (1969). Il envisageait donc de négocier le retrait de l’Espagne du Sahara à son profit, tout en sachant qu’il ne disposait pas de l’appui de ses voisins. Sur le terrain, plusieurs mouvements de libération allaient voir le jour, se concurrencer et s’allier avec la Mauritanie, avec le Maroc, avec l’Algérie et la Libye pour obtenir le soutien des uns puis des autres. La théorie du pendule, utilisée plus haut pour expliquer les alliances maghrébines, s’applique en effet parfaitement au cas sahraoui: le premier mouvement de libération du Sahara, créé en 1968 avec l’aide de la gauche marocaine, refuse très vite tout rattachement au Maroc, et revendique la spécificité sahraouie.

En 1973, il donne naissance au front Polisario (Frente popular para la liberación de Saguia el-Hamra y de Rió de Oro). Le programme du Front, qui sera désormais connu sous le nom générique de Polisario, est simple et clair: l’indépendance du Sahara espagnol dans ses frontières coloniales et la création d’une république arabe non alignée. Le Polisario reçoit l’appui de la Mauritanie qui tolère ses activités militaires à partir de son territoire. L’Algérie, la Libye et la Tunisie soutiennent, à cette époque, un autre mouvement, le Morehob ou Mouvement de résistance des hommes bleus. Mais bien vite ce mouvement se ralliera à la thèse marocaine. Dès 1975, il semble que la Libye et l’Algérie financent le Polisario. Tout le monde hésite: les Sahraouis, les Maghrébins pendant ces deux années cruciales (1974-1975) parce que l’Espagne met au point une procédure qui laisse accroire qu’elle entend rester au Sahara. L’assemblée des notables représentant les «tribus», créée en 1967, accepte au début de 1974 un statut d’autonomie, en attendant le référendum annoncé pour 1975 sous les auspices de l’O.N.U. Le Maroc obtient le report de ce référendum et l’envoi d’une mission d’enquête sur place. Rabat demande par ailleurs (et obtient) l’avis de la Cour internationale de justice de La Haye sur le statut juridique du territoire avant la colonisation espagnole.

En octobre 1974, le Maroc signe avec la Mauritanie un accord (secret) de partage de la région avec exploitation commune de certaines mines. Mais, sur le terrain, la situation devient plus complexe: d’une part, la mission de l’O.N.U. est accueillie à El-Aïoun par de grandes manifestations organisées par le Polisario, au moment où l’Espagne est occupée par la longue agonie de Franco; d’autre part, la Cour de La Haye rend, en octobre 1975, un avis consultatif que chaque partie se hâte d’interpréter à son avantage alors qu’il est particulièrement clair sur un point en tout cas: la Cour reconnaît que le Sahara espagnol n’était en rien un territoire sans maître avant la colonisation; elle affirme également que certains liens d’allégeance unissaient les tribus nomades de la région aux souverains du Maroc. Mais l’avis précise que «ces liens ne sont pas de nature à modifier l’application du principe d’autodétermination, grâce à l’expression libre et authentique de la volonté des populations du territoire».

Le roi du Maroc interprète immédiatement l’avis de la Cour comme affirmant la continuité de l’attachement des tribus à la dynastie alaouite et donc comme la confirmation de la souveraineté du Maroc sur ce territoire. Il lance, le 16 octobre 1975, la «marche verte» (Massirat al-Khadra ), sorte de gigantesque western biblique, où, tel Moïse, il conduit le peuple marocain recouvrer la terre de ses ancêtres (plusieurs dynasties marocaines sont effectivement venues du Sahara et de nombreux saints maghrébins ont leurs origines, réelles ou mythiques, à la Saguia al-Hamra).

Fort de l’appui de tous les partis marocains, y compris du parti communiste, le roi, avec une logistique aussi efficace qu’oubliée par les médias, lance 350 000 Marocains à la frontière, avec le Coran pour tout bagage. Partis de Marrakech pour El-Aïoun, les masses vont au devant de l’armée espagnole, qui s’écarte. Un mois en effet suffira à l’Espagne pour «abandonner» sa colonie et signer l’accord de Madrid le 14 novembre 1975. Cet accord, signé dans l’atmosphère trouble du franquisme moribond, partage le Sahara espagnol entre le Maroc et la Mauritanie. Celle-ci n’est pas au bout de ses peines. Ni l’Algérie ni, bien sûr, le Polisario n’acceptent ce dépeçage colonial qui garantit d’ailleurs les intérêts des puissances européennes engagées dans l’exploitation des minerais.

Le roi a prévu que le principe de l’autodétermination serait respecté, sous la forme d’une délibération de l’Assemblée des notables ou Djemaa . Mais l’O.N.U. va se révéler un peu plus exigeante et le Maghreb plus divisé que jamais: le 10 décembre 1975, l’assemblée générale de l’O.N.U. vote une résolution approuvant les accords de Madrid mais demandant aux trois signataires d’organiser une consultation d’autodétermination en présence d’observateurs de l’O.N.U. Cette résolution est présentée par la Tunisie mais l’Algérie vote contre, et la Libye s’abstient. C’est une victoire diplomatique incontestable pour le Maroc; il lui reste à la concrétiser sur le terrain. Le 26 février 1976, l’Espagne quitte officiellement le Sahara, et le Maroc fait entériner l’accord de Madrid par la fameuse Djemaa. Rabat parachève la partition par un accord avec la Mauritanie, le 14 août 1976. Pour le Maroc l’affaire est terminée: le Sahara ex-espagnol fait désormais partie intégrante du territoire national.

C’était compter sans la faiblesse de son allié mauritanien et sans le Polisario et ses alliés maghrébins. Tout d’abord, le Polisario considérait que la Djemaa s’était elle-même dissoute par un vote le 28 novembre 1975 et qu’en conséquence elle n’avait pu voter le rattachement au Maroc. Le 28 février 1976, la République arabe sahraouie démocratique est donc proclamée. Repliée dans la portion de territoire longeant de part et d’autre la frontière algérienne, elle va lancer une guérilla de désert contre les forces marocaines. La Mauritanie cédera la première. Après un coup d’État que d’aucuns ont d’abord attribué aux Marocains, et deux petites révolutions de palais, les militaires mauritaniens baissent les bras. Ils laissent le Maroc s’installer, militairement au moins, sur la portion de territoire que le partage de 1976 avait dévolue à la Mauritanie.

Les forces du Polisario sont pourtant modestes. Mais elles connaissent bien le désert, et elles sont bien armées par la Libye et l’Algérie. Au fil des années, elles vont obtenir deux résultats concrets: gêner sérieusement l’exploitation des minerais, et obliger le Maroc à se replier sur un triangle «utile» très au nord de ses conquêtes territoriales. Rabat se voit contraint d’édifier un mur de plusieurs centaines de kilomètres équipé de matériel électronique américain et, semble-t-il, relativement efficace. Mais à quel prix?

Sur le terrain, la situation est bloquée: le Polisario contrôle une partie du territoire «libéré» mais ne peut aller plus avant, d’autant que ses soutiens lui font désormais défaut: l’Algérie de Chadli est plus timorée que celle de Boumediène dans son soutien aux «justes causes», et la générosité libyenne est contrecarrée par la baisse des revenus pétroliers.

De plus, l’O.U.A., de comités ad hoc en sommets qui ne peuvent pas se tenir, a totalement échoué dans sa mission de conciliation. Il semble que les parties concernées ont toutes accepté l’idée d’un référendum. Mais l’on revient alors à la question que nous avons soulevée plus haut: qui votera?

L’exemple de cette guerre paraît suffisamment dramatique pour que l’on puisse en tirer quelques leçons: le Maghreb s’est à peu près ruiné dans une querelle qui aurait ravi les nationalistes les plus étriqués du XIXe siècle; fallait-il que les peuples maghrébins soient «barrésiens» alors que tout, dans leur culture arabo-musulmane, les pousse à s’unir, alors que les impératifs économiques poussent eux aussi à l’union? Le problème de fond ne paraît pas être celui de l’autodétermination des Sahraouis à laquelle tout le monde n’adhère que du bout des lèvres: était-ce la bonne solution, en effet, que de créer un État de plus, arabo-musulman, démocratique et populaire, voire socialiste, dans une région qui est un enjeu très important pour le Maghreb et les grandes puissances? L’histoire est pleine de ces petits peuples-tampons que l’on manipule, et que la logique des États écrase ou abandonne ensuite. À la fin de l’année 1983, l’accord semblait en vue: Kadhafi réintègre le Maghreb, les cousins et les frères font la paix, provisoirement, mais sur le dos de qui?

Il s’agit en fait d’une lutte engagée entre l’Est et l’Ouest d’une part (les récentes facilités accordées par le Maroc aux États-Unis en matière de bases militaires le démontrent) et, d’autre part, entre le Maroc et l’Algérie pour l’hégémonie dans la région. Pour l’instant le pendule se trouve plutôt vers le centre, à égale distance des extrêmes. Nul ne peut dire où il va se fixer. Quelques indices laissent toutefois penser que la solution maghrébine a peut-être quelques chances d’émerger: il faut assurer la succession de Bourguiba démocratiquement; il faut combattre la progression de l’«intégrisme», de l’islamisme et du «berbérisme» par la démocratie – et ce en mobilisant les Maghrébins qui, depuis vingt ans, «attendent que l’État leur envoie d’en haut la pluie et le beau temps» (pour paraphraser Marx). Car la crise économique est sérieuse, et le temps des décisions autocratiques est révolu. Si les classes politiques maghrébines ne s’appuient pas sur la jeunesse (la moitié de la population maghrébine a moins de vingt ans), elles risquent d’avoir à affronter de violentes tempêtes. Elles risquent aussi de sombrer dans ce que certains auteurs nomment la «singaporisation»: de moins en moins d’unité, de plus en plus de dépendance.

Seul un Maghreb des peuples, y compris des émigrés, peut renverser cette pente fatale, s’il n’est pas déjà trop tard.

Maghreb
n. m. (Maghreb) Chez les musulmans, prière du coucher du soleil.
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Maghreb
(en ar. al-Maghrib, "le Couchant") ensemble des pays d'Afrique du Nord: Tunisie, Algérie, Maroc, auxquels on adjoint parfois la Libye et la Mauritanie. Ces cinq pays ont signé un accord économique (fév. 1989) instituant l' Union du Maghreb arabe. Généralités. - Occupant le nord-ouest du continent africain, étendus sur quelque 6 millions de km², les pays du Maghreb connaissent les mêmes contrastes: une étroite plaine côtière, des ensembles montagneux importants (chaînes du Tell en Algérie et de l'Atlas au Maroc) et une immense zone désertique couvrant les cinq sixièmes de la superficie. (V. Sahara.) L'aridité s'accroît du littoral aux marges du désert. Les précipitations ne sont abondantes que dans les zones montagneuses, des périodes de sécheresse peuvent durer plusieurs années. Traditionnellement, les sociétés regardaient vers l'intérieur: le Sahara et les routes de l'or. Des montagnes peuplées contrastaient avec les plaines, où vivaient des éleveurs nomades. C'est depuis la colonisation française qu'elles ont connu un développement agricole. Les cinq pays du Grand Maghreb ont en commun un ancien peuplement berbère. Aujourd'hui, on compte 33 % de berbérophones au Maroc, 20 % en Mauritanie, 17 % en Algérie, 5,4 % en Libye et 3 % en Tunisie. (V. Berbères.) Hist. - Au Ier millénaire av. J.-C., les territoires à l'ouest du Nil étaient occupés jusqu'à l'Atlantique par de multiples populations berbères. Dès le XIIe s. av. J.-C., les Phéniciens avaient fondé des comptoirs sur le littoral méditerranéen. Vers le IXe av. J.-C., le plus actif, Carthage, commence à se donner une organisation politique et économique; il deviendra un empire maritime et développera les échanges entre l'intérieur de l'Afrique et les contrées méditerranéennes. à la fin du IIIe s. av. J.-C., trois royaumes berbères firent leur apparition: les royaumes masaesyle, massyle et maure. Le premier, éphémère, ne survécut pas à son roi Syphax (avant 220-203); le second, au contraire, connut sous le règne de Masinissa (203-148) un grand essor. Après avoir absorbé son voisin et rival masaesyle, il s'étendit à toute la Numidie, et même dans la région des Syrtes. En 146 av. J.-C., Rome écrasa Carthage, vainquit le roi numide Jugurtha (111-105 av. J.-C.) et, à l'O., conquit la Maurétanie. En 42 apr. J.-C., Rome divisa celle-ci en Maurétanie Césarienne (avec pour cap. Césarée: V. Cherchell) et Maurétanie Tingitane (avec pour cap. Tingis, qui devint Tanger). Contre Rome, les Numides sous Tibère, les Nasamons et les Garamantes sous Auguste et Domitien, les Maures sous les règnes d'Hadrien, d'Antonin, de Marc Aurèle et de Commode, les Gétules s'insurgèrent de façon répétée. Au IIIe s., des confédérations de tribus harcelèrent les Romains, au point que Dioclétien abandonna les territ. de l'O. Dans ce siècle, la Tunisie actuelle fut christianisée et l'évêché de Carthage eut une grande importance; le christianisme progressa vers l'Ouest. Au IVe s., le schisme donatiste (V. Donat) donna aux Berbères un moyen de s'opposer à la domination romaine. Au milieu du Ve s., les Vandales occupèrent la Tunisie et l'est de l'Algérie. Ailleurs, des tribus berbères purent se constituer en royaumes indépendants. Byzance entreprit la reconquête en 553; en quelques mois, l'Afrique du Nord redevint romaine. Venus de l'est, les Arabes, qui triomphèrent des Byzantins, affrontèrent le roi berbère Koçeila (683-686) et la reine de l'Aurès, el-Kahéna (695-700). Les Berbères durent s'incliner et se convertir à l'islam, mais, par le biais du kharidjisme, ils entrèrent en révolte contre les Orientaux. Le mouvement commença vers 740 à l'ouest puis s'étendit à tout le Maghreb. Les troupes arabes mirent plus de vingt ans à récupérer la seule Ifriqiya. L'agitation reprit au Xe s. au nom du chiisme, que les Berbères adoptèrent en réaction contre l'orthodoxie sunnite: I'lfriqiya aghlabide (800-909), royaume rattaché nominalement aux Abbassides, tomba en 910 entre les mains des chiites fatimides, aidés par les Berbères Ketama de Petite Kabylie. Les Sanhadjas, qui avaient embrassé la cause fatimide, s'opposèrent aux Zénètes, qui furent les alliés des Omeyyades d'Espagne. Cette rivalité s'exprima après le départ des Fatimides pour l'égypte en 973. Les royaumes berbères se multiplièrent: ziride (973-1060) et hammadide (1015-1163), fondés par les Sanhadjas; ceux de Tlemcen, de Sidjilmasa et de Fès, contrôlés par les Zénètes. Au Xe s., des invasions des Hilaliens contribuèrent à maintenir ce fractionnement politique jusqu'à la constitution de la dynastie berbère des Almoravides, qui étendirent leur empire, à l'est, jusqu'au massif de la Grande Kabylie (1082-1083), puis devinrent maîtres de toute l'Espagne musulmane. Au XIIe s., les Almohades les détrônèrent et unifièrent l'islam occidental, de la Tripolitaine à l'Espagne. à partir de la seconde moitié du XIIIe s., le Maghreb retrouva un état de division: Abdelwadides à Tlemcen, Mérénides à Fès, Hafsides à Tunis se partagèrent la Berbérie. Les états de l'Est et du Centre finirent par tomber sous une dépendance turque qui dura jusqu'au XIXe siècle. L'Ouest, gouverné par les Saadiens (1549-1659), puis par les Alaouites, ne connut pas plus de stabilité.

Encyclopédie Universelle. 2012.