ROLLAND (R.)
«Je n’appelle pas héros, dit Romain Rolland, ceux qui ont triomphé par la pensée ou par la force. J’appelle héros, seuls, ceux qui furent grands par le cœur». Il est l’un d’eux. C’est par cette grandeur-là qu’il survit. Aussi haut que l’on place l’œuvre, l’homme vaut mieux qu’elle. L’œuvre ne nous a pas encore tout dit, et le meilleur en est peut-être ce Journal et cette Correspondance encore largement inédits, si riches en pages vivantes et pittoresques. Mais, de l’homme, on peut mesurer dès maintenant la stature. Enfant, il aurait voulu régner, comme Beethoven ou Berlioz, sur l’univers des sons. Il a de bonne heure renoncé à ce rêve, tout en demeurant quotidiennement fidèle à la musique, tout en réalisant une œuvre musicographique de premier ordre. Mais c’est sa vie qui est un chef-d’œuvre musical, une quête infatigable de l’harmonie entre les êtres, fondée sur la conviction que comprendre et aimer ne se séparent pas: «Pour moi, né musicien, j’ai tâché toute ma vie de réaliser la synthèse sonore des éléments opposés de mon être et de leurs lois. Les deux lois: [...] Vérité [...] Amour.»
Une dimension intérieure
Né à Clamecy, normalien en 1886, agrégé d’histoire, docteur ès lettres avec une thèse principale sur l’Histoire de l’opéra en France avant Lully et Scarlatti , Romain Rolland enseigne l’histoire de l’art à l’École normale, puis l’histoire de la musique à la Sorbonne. Son activité littéraire est d’abord tournée vers le théâtre. Ensuite, de 1904 à 1912, il publie, avec un très vif succès, les dix volumes de Jean-Christophe . La guerre le trouve en Suisse. Dégagé de toute obligation militaire, il s’installe à Genève et publie dans Le Journal de Genève des articles recueillis en 1915 sous le titre de l’un d’entre eux: Au-dessus de la mêlée . Ce livre s’efforce de faire entendre entre les deux camps la voix de la vérité, de la justice et de l’amour. D’une incontestable noblesse d’intention, il est généralement peu compris, rencontre quelques ardentes sympathies, mais, dans l’ensemble, blesse l’opinion française et suscite contre Rolland des haines inexpiables. Prix Nobel de littérature en 1916, l’écrivain est séduit, après la guerre, par la pensée de l’Inde, dont la sagesse contraste à ses yeux avec la faillite de la civilisation européenne. Il est l’ami de Tagore et de Gandhi. En même temps il se rapproche de la Russie nouvelle. Après avoir condamné la brutalité sanglante du régime soviétique, il en vient à la juger inévitable et, vers 1930, déclare ouvertement sa sympathie. Il ne s’inscrira jamais au Parti communiste français, mais, dans les quinze dernières années de sa vie, il en est un des plus fidèles défenseurs. L’Âme enchantée (1922-1933), roman-fleuve dont la fin touche à l’actualité la plus contemporaine, retrace cette évolution. Président d’honneur du Comité international antifasciste (1933), Rolland apparaît en 1936 comme le patriarche du Front populaire. Il quitte la Suisse et s’installe en 1938 à Vézelay, où il passera toute la guerre. L’amitié de Claudel, retrouvée en 1940, éclaire la fin de sa vie, tente de le faire revenir à la foi catholique. C’est en vain. Âme profondément religieuse que la religion ne satisfait pas, Romain Rolland meurt à Vézelay, fidèle à lui-même.
Rolland et le théâtre
À trente ans, Rolland avait déjà écrit une dizaine de pièces. Les premières sont flamboyantes, inspirées de la Renaissance, celle de Shakespeare, celle de l’Italie, où il a vécu, ébloui, de 1889 à 1891 et, de nouveau, en 1892-1893, première année de son mariage. Les autres ont leur source dans les chagrins intimes, la hantise d’une décadence universelle. Œuvres refuges, où des personnages fraternels dressent dans une ambiance corrompue leur idéal de foi. En 1898, Rolland écrit en quelques jours Les Loups , drame qui transpose l’affaire Dreyfus en 1793. C’est le premier de ses drames révolutionnaires. Il publiera le dernier, Robespierre , en 1939. L’ensemble, composé de huit pièces, recouvre la période 1774-1797 et va de l’œuvre classique resserrée (Le Jeu de l’amour et de la mort , 1925) au tableau historique à grand spectacle (Le 14-Juillet , 1902), tentative d’un théâtre populaire dont Rolland s’est fait d’autre part le théoricien (Le Théâtre du peuple , 1903). Tous ces drames sont animés d’une même intention: retrouver chez les adversaires de jadis, Montagnards et Girondins, patriotes et émigrés, une même noblesse morale, les réconcilier dans la grandeur. L’éloquence, comme celle de l’an II, n’y évite pas toujours l’emphase. On peut leur préférer Liluli (1919), drame philosophique né de la guerre, chef-d’œuvre amer, d’une intense et poétique bouffonnerie.
Le romancier
«Je me moque de la littérature. Si on lit ce que je fais comme de la littérature, on ne me comprend certainement pas.» Cette mise en garde de Romain Rolland doit être entendue. Elle dispense de souligner les faiblesses de Jean-Christophe et de L’Âme enchantée : banalité du style, défauts de la construction, excroissance démesurée de l’analyse morale et sociologique. Elle s’applique moins, il est vrai, aux deux courts romans Pierre et Luce (1920), idylle d’amour et de mort qui se dénoue, le vendredi saint 1918, par le massacre de l’église Saint-Gervais, et surtout Colas Breugnon (1919), savoureux témoignage sur l’ascendance gauloise de l’auteur. Ici, selon le mot d’Alain, la forme est «conquise et disciplinée». La forme ne compte guère en revanche dans les deux grands massifs romanesques, dont le premier, Jean-Christophe , est inspiré par la menace de la guerre, le second, L’Âme enchantée , par la guerre et ses conséquences. L’ensemble n’en constitue pas moins un document unique sur la période 1880-1930. Rolland n’a pas l’habileté d’un Jules Romains. On sent dans son œuvre quelque chose de plus profondément ému et de proprement religieux. Il est vrai que L’Âme enchantée n’a pas connu, peut-être à cause d’un évident rétrécissement idéologique, le succès de Jean-Christophe . Mais l’on comprend que Jean-Christophe conserve, aujourd’hui encore, tant de lecteurs enthousiastes. C’est d’abord le roman du Rhin, de l’Europe vouée au sacrifice, de l’avant-guerre. Mais c’est aussi un livre qui rassemble et qui réconforte, l’histoire d’un compositeur de génie, dont l’enfance ressemble à celle de Beethoven, et surtout le poème des cœurs simples, des solitudes meurtries. Le véritable appel aux hommes de bonne volonté du monde entier, c’est ici qu’on l’entend de la façon la plus authentique. Déjà la Vie de Beethoven , en 1903, exprimait le même appel, et l’écho s’en répercutera dans les biographies qui se succéderont: Michel-Ange (1906), Tolstoï (1911), Gandhi (1924), R makrishna (1929), Vivek nanda (1930), jusqu’à l’ultime témoignage, Péguy (1944). Toutes ces Vies sont animées d’une sympathie ardente, imprégnées d’une identique atmosphère d’héroïsme: «J’appelle héros, seuls, ceux qui furent grands par le cœur.»
Encyclopédie Universelle. 2012.