POLYBE
La conquête du bassin méditerranéen par Rome fut l’un des événements qui marquèrent le plus l’histoire humaine. La période décisive de cette expansion se place au IIe siècle avant J.-C.: victorieuse de Carthage dans les dernières années du IIIe siècle, Rome se lança ensuite dans l’aventure impérialiste avec une résolution de plus en plus nette. Le Grec Polybe fut le témoin de ces événements; il chercha avec passion à en tirer la leçon et à comprendre son temps. Son œuvre constitue un document capital sur une phase décisive de l’histoire du monde. Esprit d’une rare profondeur, il renouvela la méthode historique, tant au niveau de l’analyse objective des faits qu’à celui de la vision synthétique de l’évolution d’ensemble. Il mérite d’être considéré, avec Thucydide, comme le plus grand historien de l’Antiquité.
Un aristocrate grec exilé
Polybe naquit à Mégalopolis en Arcadie. Son père, Lycortas, succéda en 183 à Philopœmen à la tête de la ligue Achéenne, qui regroupait la plupart des cités du Péloponnèse. Il reçut une formation militaire et fut, dès son jeune âge, mêlé au jeu politique complexe du parti de son père, visant à faire adopter aux cités grecques une politique indépendante sans pourtant quitter l’alliance romaine. Polybe fut l’un des dirigeants de la ligue Achéenne au moment décisif que fut la troisième guerre de Macédoine (171-168). La victoire de Paul-Émile sur le roi Persée à Pydna en 168 amena l’effondrement de la puissance macédonienne. Les Achéens étaient restés neutres, mais Rome décida cependant d’éliminer, parmi leurs hommes politiques, tous ceux qui restaient soucieux d’une certaine indépendance: mille otages durent être livrés, et Polybe était l’un d’eux.
Il eut la chance de pouvoir se fixer à Rome, grâce à l’appui du fils de Paul-Émile, Scipion Émilien, âgé en 167 de dix-sept ans, qui devint son élève et le fit entrer dans le «cercle des Scipions»: la plus prestigieuse famille romaine du temps regroupait des intellectuels grecs et participait activement à l’hellénisation des milieux cultivés de l’aristocratie romaine. L’exil de Polybe dura de 167 à 150 et, pendant ce temps, il fréquenta la haute société romaine, observa le fonctionnement de la vie politique et des institutions. Il eut accès à d’importants documents, et obtint la permission de voyager dans le sud de l’Italie, le sud de la Gaule, l’Espagne.
En 150, les exilés purent rentrer en Grèce, mais Polybe fut bientôt rappelé par Scipion Émilien pour l’accompagner au siège de Carthage et l’aider de ses conseils en matière de poliorcétique, art d’investir les places fortes; il vit l’agonie et la destruction de Carthage en 146. La révolte des Achéens contre Rome, fort imprudente, survint alors; ils furent écrasés, et Corinthe, capitale de leur ligue, totalement détruite. Polybe s’efforça d’adoucir le sort des Grecs: grâce à ses relations romaines, il fut chargé lui-même de l’application du nouveau statut imposé à la Grèce et il s’attira la reconnaissance de ses compatriotes qui lui dédièrent des inscriptions louangeuses dont certaines ont été retrouvées.
Polybe continua ses voyages et, probablement, participa en Espagne, toujours aux côtés de Scipion Émilien, au siège de Numance, en 133. Il mourut fort âgé, vers 126 avant J.-C.
L’historien de la conquête romaine
Politicien et homme de guerre, Polybe fut aussi homme de culture et de réflexion. Au cours de sa longue vie, il fut mêlé aux grands événements de son temps, et il approcha les personnages les plus considérables. Son expérience fut enrichie par de nombreux voyages qui lui permirent d’observer directement les pays et les peuples. Il est aussi certain que la vocation d’historien fut favorisée, chez cet homme d’action, par les loisirs forcés que lui valut son exil à Rome.
Il voulut, dans son œuvre, définir la nature et les causes des bouleversements politiques auxquels il assistait. Il voulut écrire une histoire pragmatique, c’est-à-dire celle des faits contemporains, permettant de comprendre son temps et pouvant être directement utile aux hommes d’État et aux chefs militaires. Polybe n’était pas un homme de cabinet, éloigné des tracas de son temps; pourtant, il sut accumuler une très abondante information écrite et faire preuve de l’érudition nécessaire.
Trois œuvres de Polybe sont perdues: un Éloge de Philopæmen , un Traité de tactique et une Guerre de Numance . Son grand ouvrage, les Histoires , ne comptait pas moins de quarante livres, étudiant la période allant de la première guerre punique (264 av. J.-C.) à l’annexion de la Grèce par l’Empire romain (146 av. J.-C.). Seuls les cinq premiers livres nous sont parvenus en entier; pour le reste, nous possédons des fragments plus ou moins abondants.
Le but de l’ouvrage est exposé dans l’introduction: «Qui donc, écrit Polybe, serait assez stupide ou frivole pour ne pas vouloir connaître comment et par quel mode de gouvernement presque tout le monde habité, conquis en moins de cinquante-trois ans, est passé sous une seule autorité, celle de Rome, fait dont on ne découvre aucun précédent?» Il s’agit donc de l’histoire du triomphe de Rome sur Carthage et de l’expansion romaine dans l’Orient grec, qui en fut la conséquence. Pour le Grec Polybe, il s’agissait tout particulièrement d’une réflexion sur les causes et les modalités de la perte de l’indépendance de sa patrie.
Une méthode historique renouvelée
Polybe mit au service de cette grande œuvre une méthode neuve, rigoureuse et hardie. Pour lui, l’histoire était une discipline scientifique, bien distincte de la littérature. Son style est médiocre, banal, lourd, sans art: là n’est point sa préoccupation; il critique sans ménagement ceux de ses prédécesseurs qui préférèrent l’effet de style ou le pathétique à l’exactitude et à la précision. Son récit se fondait sur une enquête documentaire large: témoignages oraux des acteurs des faits, pièces d’archives, œuvres des historiens précédents. Il soumit le tout à une critique sévère; ainsi il accomplit la traversée des Alpes avant de décrire le parcours d’Hannibal, ce qui lui permit d’épingler ironiquement les absurdités géographiques de ses prédécesseurs. Grand voyageur, il a le sens du paysage, du terrain, de la géographie.
Bon témoin de l’incrédulité religieuse des élites intellectuelles hellénistiques, il refuse fermement toute explication surnaturelle des faits humains, toute intervention du merveilleux, et il récuse sèchement les historiens qui y font appel. Pour lui, les cultes romains étaient une construction artificielle conçue pour le bien de l’État et de la société. «La crainte superstitieuse, écrivait-il, sert les intérêts de Rome [...] Dans un État qui ne serait formé que de sages, cette précaution ne serait peut-être pas nécessaire mais, comme une foule est pleine d’inconstance, on ne peut la tenir que par la crainte d’êtres invisibles et par toute espèce de fictions.»
Sa conception de l’histoire est donc rationnelle. Il s’agit, fondamentalement, de procéder à la recherche des causes. À la suite de Thucydide, il distingue les causes immédiates, les prétextes, et les véritables causes, moins apparentes. Certes, il attache une grande importance aux fortes personnalités, telles celles de Scipion ou d’Hannibal, il étudie essentiellement les faits militaires et politiques, mais il sait toujours dépasser le plan anecdotique. À la suite d’Aristote, il a vu le poids des structures politiques et de leur évolution: en témoigne sa célèbre description de la constitution romaine, laquelle, selon lui, retient les meilleurs éléments de la démocratie, de l’aristocratie et de la monarchie. Le lecteur moderne remarquera avec un grand intérêt que les faits sociaux et économiques ne lui sont pas du tout étrangers. Ainsi, il comprit l’importance du dépeuplement, l’oliganthropie, dans le déclin de la Grèce. Surtout il montra le rôle qu’a joué l’avidité des négociants romains dans le développement de l’impérialisme, l’importance, dans cette politique, de la recherche des capitaux et de la spéculation.
L’évolution de la méthode historique doit donc beaucoup à Polybe. Pourtant, nous devons constater qu’il n’a pas fait école. Ses successeurs lui sont très inférieurs: c’est le cas de Tite-Live qui utilisa son œuvre pour son Histoire de Rome , mais sans parvenir à égaler la rigueur de sa méthode et l’ampleur synthétique de son jugement.
Polybe
(v. 200 - v. 120 av. J.-C.) historien grec. Déporté comme otage à Rome, en 168, il se lia avec Scipion émilien, qu'il accompagna dans ses campagnes contre Carthage (146) et Numance (133). Ses Histoires, dont il reste plusieurs livres, sont une source inégalée sur l'histoire romaine et hellénistique (de 264 à 146 av. J.-C.).
Encyclopédie Universelle. 2012.