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HISTORICITÉ
HISTORICITÉ

Comme le mot allemand correspondant Geschichtlichkeit , le mot «historicité» est d’abord employé pour exprimer qu’un événement a réellement eu lieu et n’est pas une simple tradition légendaire. Ainsi, l’on parle de l’historicité de la fondation de Rome, ou de l’historicité de la résurrection de Jésus. Il est évident que la création du terme «historicité» évoque l’âge de l’histoire critique, laquelle reposait, comme science consciente d’elle-même, sur la désagrégation de la tradition légendaire. En ce sens, «historique» signifie «non mythique».

Mais derrière ce concept simple d’historicité s’annonce un autre sens du terme, qui relève plutôt de la terminologie philosophique. Historicité signifie alors la constitution foncière de l’esprit humain qui, à la différence d’un intellect infini, ne voit pas d’un seul regard tout ce qui est mais prend conscience de sa propre situation historique. Il est clair que, par là, est introduit dans la philosophie elle-même un thème autocritique qui conteste sa vieille prétention métaphysique de pouvoir atteindre la vérité. Dans la tradition allemande, ce processus qui met en question le concept de vérité est appelé «problématique de l’historisme», c’est-à-dire du relativisme historique. En fait, il ne s’agit pas tant d’une justification de l’intérêt historique, qui, en un sens, a toujours été un élément de la tradition culturelle, et fut notamment cultivé avec ardeur dès le XVIIIe siècle; il s’agit plutôt d’une tendance à mettre en valeur l’expérience historique non seulement comme une voie équivalente, mais comme la voie vraiment humaine de la connaissance de la vérité, par opposition à la prétention de vérité de la métaphysique traditionnelle.

Au début de cette évolution, qu’a inaugurée la pensée allemande, mais qui a plus ou moins profondément influencé aussi la pensée récente en d’autres pays, on trouve le génie brouillon de Johann Gottfried Herder (1744-1803), l’un des plus grands orateurs de la littérature germanique. Pourtant, il faudra attendre Wilhelm Dilthey (1833-1911), qui se demandera comment faire occuper par la conscience historique la place qu’avait occupée chez Hegel le savoir absolu de l’esprit, et surtout Martin Heidegger (1889-1976), avec son «herméneutique de la facticité», pour arriver à comprendre de manière appropriée le mode d’être de l’historicité.

À travers les sciences humaines, et tout récemment avec l’avènement du problème du langage, cette tâche domine tout le développement de la pensée jusqu’à nos jours.

1. Philosophie de l’histoire et essence de l’homme

Les intuitions de Herder

En défendant la rhétorique par opposition à la «critique» de Descartes, Giambattista Vico (1668-1744) avait promu l’idée de l’expérience historique au niveau d’une «nouvelle science de l’homme». Mais c’est dans les écrits de Herder, indépendamment de Vico, que se prépara cette tendance particulière de la pensée allemande qui, en critiquant expressément la philosophie française des Lumières universellement répandue, attaqua la fierté de la raison et l’optimisme du progrès professés par l’époque. La distinction connue et problématique entre «culture» et «civilisation» a en lui son origine. Ce qui se préparait chez Herder apparut en pleine lumière, une génération plus tard, dans le mouvement romantique: une transvaluation de nos rapports à l’avenir comme au passé, qui vient de l’influence révolutionnaire de Jean-Jacques Rousseau. Herder lui-même possédait un sens inné de l’individualité des peuples comme des époques. Son flair exceptionnel traversait la surface claire de la conscience humaine pour remonter à la vérité et à la sagesse déposées dans la langue des peuples, et aussi bien dans leurs chansons. Le concept qui supportait toute la pensée était celui de nature ; il ne s’agissait pas seulement de la nature à laquelle Isaac Newton, en achevant le système de la mécanique céleste, avait fourni une nouvelle justification, l’ancienne justification de la tradition biblique par le système géocentrique du monde d’Aristote étant devenue impossible avec l’introduction de la théorie copernicienne. La nature, dont le murmure, émanant des nouvelles infinités du ciel étoilé et du micro-événement qu’est la cellule vivante, était devenu perceptible au XVIIIe siècle étonné, comprenait aussi la nature de l’homme. Cependant, de même que l’âme créatrice œuvrant dans la nature faisait apparaître le grand ordre vital du monde non pas seulement comme un système mathématique de lois et de proportions, mais comme un devenir organique, de même la nature de l’homme avait cessé d’être une constante abstraite, qu’elle soit présupposée par le dogme théologique du péché originel, ou considérée comme place caractéristique de l’homme dans la hiérarchie des êtres vivants. Elle était plutôt pensée à présent comme une virtualité historique, qui se déployait au cours des temps et sur les espaces du globe en une multitude infinie de manifestations. Ce que Herder commençait à penser sous le concept d’«humanité», c’était non un collectif abstrait désignant l’ensemble des hommes, et encore moins un simple concept moral, mais le concept d’une norme très particulière. L’ensemble des possibilités humaines, qui pour une part sont déjà apparues au cours de l’histoire et pour une autre demeurent latentes dans le sein des temps, voilà ce qui constitue la nature historique de l’homme. Celui-ci possède en propre une richesse inépuisable, égale à celle de la nature elle-même. Quelque chose de toujours nouveau, de toujours imprévisible tend à se faire jour en lui.

L’historicité, le fait d’être historique, n’est plus du tout un concept négatif, qui s’oppose à l’éternité ou à la nécessité toujours identique des lois naturelles. Elle est la caractéristique positive de l’homme par opposition à tous les êtres vivants. Cela ne peut évidemment pas signifier que les autres espèces ne trouvent pas dans le temps leur déploiement et peut-être aussi leur ruine.

L’essence historique de l’homme ne se réduit pas au fait que son essence spécifique remplit en se déployant un champ de jeu laissé libre à cette fin par la nature, mais ce qui fait l’excellence de la nature de l’homme, c’est de remplir ce champ par des variations toujours nouvelles. L’attrait que présente l’histoire pour la connaissance provient de la richesse de cette imagination originelle et créatrice de la race humaine, qui alimente l’histoire humaine. Cette richesse ne consiste donc pas seulement dans l’éventail des variations par lesquelles s’actualise une disposition préalablement donnée, mais aussi dans le fait que la race humaine acquiert constamment de nouvelles possibilités. Ce que des hommes peuvent être s’enrichit constamment en raison de la conscience que l’homme a de lui-même comme être historique: qu’il se rapporte à ce qui fut en le gardant, en l’admirant, en le rappelant à sa mémoire et en le glorifiant, ou au contraire en le rejetant, en le détruisant, il est par là à la fois l’être du passé lointain et l’être qui vit dans son avenir comme grand horizon d’attente et vaste champ de projets que son être formé par son histoire lui ouvre.

Concevoir l’histoire du monde comme le développement de l’essence historique de l’homme, ce n’est donc plus concevoir un perfectionnement progressif tendant à une perfection vers laquelle serait orientée l’histoire du monde, et ce n’est pourtant pas non plus adopter un simple scepticisme désespéré qui, dans les hauts et les bas des changements historiques, aperçoit avec intérêt ou ironie les constantes morales originelles de la condition humaine. Même quand Voltaire développe l’idée d’une philosophie de l’histoire, la nature de l’homme qui se déploie dans l’histoire reste elle-même une nature anhistorique. L’audace nouvelle de la pensée, qui commence à poindre avec Herder, ne voit pas l’historicité de l’homme se détacher sur le fond de sa nature, qui demeurerait identique à elle-même. L’historicité ne signifie ni une limitation de l’idée de l’homme, ni l’une des propriétés de l’homme, mais son essence. Déjà chez Herder, on trouve l’idée d’un rapport immédiat de tous les temps à Dieu, idée plus tard devenue célèbre grâce à Leopold von Ranke. De même que, à la suite de Rousseau, il voyait l’enfant, avec sa constitution et ses lois propres, non plus comme un homme inachevé, mais comme une phase de la condition humaine qui possède sa propre floraison et sa propre maturité, de même Herder ne considérait plus l’histoire du monde comme un simple mouvement progressif allant de l’enfance de l’humanité à sa maturité et à son plein développement; l’orgueil du siècle des Lumières, qui pensait être le couronnement de toute l’histoire, suscitait sa moquerie dans un sens à la fois chrétien et non chrétien.

Dans les intuitions assez vagues de Herder, le problème philosophique de l’historicité se trouvait assurément encore caché sous le voile de la foi du théologien et de son enthousiasme global pour l’humanité. La tâche qui s’imposait consistait à penser ces deux choses sous la forme du concept: reconnaître le sens de l’histoire du monde comme le but final de cette histoire, sans pourtant voir ce but final du tout au-delà de la diversité historique.

Hegel et le progrès de la conscience

En critiquant les idées de Herder, Emmanuel Kant exposa déjà la tâche qui se présentait aux philosophes; ce furent surtout Friedrich von Schiller, Johann Fichte, Wilhelm von Humboldt et Friedrich Hegel qui s’employèrent à la résoudre. L’ingénieuse solution de Hegel consista à penser le progrès de l’histoire du monde comme un progrès dans la conscience de la liberté. Le trait de génie de Hegel est de ne pas chercher à déterminer positivement l’achèvement de l’histoire, et encore moins à concevoir un état qualitatif final, mais d’envisager quelque chose qui appartenait toujours, au fond, à l’homme en tant qu’homme, quoique sous la forme fatale du combat pour la liberté, de l’oppression subie et d’un état jamais tout à fait supprimé de non-liberté. Le schème célèbre de Hegel se formule ainsi: «Les Orientaux ne savent pas que l’esprit ou l’homme est libre en soi. Parce qu’ils ne le savent pas, ils ne le sont pas. Ils savent uniquement qu’un seul est libre. Chez les Grecs et les Romains existe le savoir que quelques-uns sont libres, et c’est seulement dans le christianisme qu’on est arrivé à la conscience que l’homme en tant qu’homme est libre.» Il s’agit là d’un schème téléologique. C’est à partir d’un état final qu’est compris le tout de l’histoire. Et pourtant cet état final n’est pas la fin de l’histoire. L’essence immuable de l’histoire paraît plutôt consister en ce que la conscience que l’homme en tant qu’homme est libre est constamment en train de s’actualiser. Et il appartient peut-être aux expériences propres à notre époque de découvrir que le progrès dans la conscience de la liberté ne signifie pas une simple augmentation positive de la liberté dans le monde, mais que le combat de l’histoire pour la réalisation de la liberté fait tout autant surgir de nouvelles oppressions, et même que la conscience de la liberté s’affirme en une privation de liberté qui passe inaperçue.

Cependant, par l’idée d’une théodicée historique, à laquelle se ramène sa philosophie de l’histoire universelle, Hegel a efficacement contribué à promouvoir une nouvelle appréciation, fondée sur le christianisme, du caractère unique et singulier des faits historiques, en la reliant à la question inéluctable du but final de l’histoire. «Il est conforme au concept de l’esprit qu’il descende dans le temps.» Cette proposition, tirée des leçons de Hegel sur La Philosophie de l’histoire , résume sa pensée philosophique foncière, qui est l’idée de la dialectique. Car le mouvement qui passe par la scission pour aller à la réconciliation de tous les contraires, et qui constitue la loi de la marche de la dialectique hégélienne, donne au concept de vérité une signification en soi historique: «La vérité est le tout.» Les stades parcourus de l’évolution sont à la fin intégrés (aufgehoben ), en ce triple sens que Hegel a inventé et qui implique à la fois suppression, conservation et sublimation. La philosophie hégélienne de l’histoire du monde prétend avoir compris la nécessité qui commande le développement historique de l’humanité. Par là, elle ne laisse pas subsister la différence entre les hasards de l’histoire et la régularité absolue des lois naturelles; mais elle intègre les deux dans l’unique réalité du rationnel qui domine tout. Ainsi, grâce à Hegel, la signification de l’histoire comme telle a été pour la première fois placée au centre de la pensée philosophique. Elle devient le pendant et l’homologue de la théodicée cosmologique. La discussion bien connue sur la fin de l’histoire, qui a été menée à l’intérieur de l’école hégélienne et dans le camp adverse, reste à ce titre un curieux malentendu, car Hegel a justement été le premier à justifier l’authentique valeur ontologique de l’histoire avec les moyens de la réflexion philosophique.

Comme signe extérieur de ce rapport, on peut indiquer un fait linguistique: le terme d’historicité apparaît pour la première fois chez Hegel lorsque celui-ci, pour caractériser les Grecs, parle incidemment du «caractère de la libre et belle historicité, de la mnémosyne (c’est-à-dire que ce qu’ils sont est, chez eux aussi, comme mnémosyne)». Cela implique que la structure de l’historicité a la structure du se connaître.

L’«école historique»

Contre les illusions de la spéculation qui confond la réalité de l’histoire avec celle de la conscience de soi, les jeunes hégéliens ont exercé leur critique. C’est en partant de cette critique que la vision de l’historicité de l’homme se radicalise dans les premiers écrits de Karl Marx: la nature de l’homme est l’histoire; son travail fait de lui ce qu’il est. Par là, au fond, les jeunes hégéliens reprennent la critique de l’école juridique historique contre le droit naturel du siècle des Lumières.

Ce n’est donc pas un hasard si la critique de la construction métaphysique de l’histoire du monde, telle que Hegel l’a présentée, a été exercée par l’«école historique» d’une manière qui n’était pas seulement polémique et négative. Que l’essence doive apparaître historiquement, ou mieux: qu’elle ne puisse apparaître qu’historiquement, c’est aussi la conviction de l’école historique. Ainsi Ranke commence à développer sa propre pensée historique par la critique d’un concept de l’État, fondé sur le droit naturel. Par ailleurs, il reste, d’une certaine manière, plus proche de Hegel (et de Fichte) qu’il ne veut le reconnaître d’après le principe explicite de sa propre méthode. Lui aussi parle des tendances dirigeantes qui dominent une époque et la façonnent, et il ne peut penser l’idée d’une histoire du monde, à laquelle était consacrée toute son immense œuvre scientifique, sans une idée directrice unique vers laquelle tout se meut: l’expansion définitive de la civilisation germano-romane sur tout le globe terrestre. Dans cette téléologie empirique de l’histoire du monde se trouvait même une pointe théologique, qu’il pensait découvrir dans le principe du protestantisme: la restauration de la relation immédiate de l’homme à Dieu. Non seulement toutes les époques sont en relation également immédiate avec Dieu, mais elles sont aussi des manifestations de l’unique vie divine, dans laquelle l’historien se plonge tout entier. Une telle théorie constituerait pour lui une méconnaissance de la réalité propre de l’histoire et dissiperait celle-ci en un système de pâles idées.

Le mystère de l’histoire consiste justement en ce que les idées ont de la puissance. Ici le problème particulier qui se pose est celui du rapport entre la force et la signification. Assurer leur place, même dans la pensée philosophique, au hasard historique et à l’unicité irréductible qui constituent la vie de l’histoire, c’était là sans doute le thème fondamental de la critique dirigée contre la construction a priori de l’histoire du monde. Mais l’achèvement de cette analyse ontologique de l’histoire constitua une tâche qui a occupé la philosophie jusqu’à nos jours et domine tout le cheminement de la pensée, de Dilthey à Heidegger.

2. La compréhension du mode d’être de l’historicité

Dilthey et le comte Yorck

Dilthey, en tant qu’héritier de l’école historique, fut le premier à prendre conscience des conséquences philosophiques que contient cet héritage, et qui, avec l’idée du «droit naturel», mettaient aussi en question l’idée de la vérité intemporelle. Avec son ami le comte Ludwig Yorck von Wartenburg, esprit très remarquable, il était tout entier occupé à penser l’historicité. Dans cet effort, le comte Yorck était le véritable guide. C’est déjà lui l’auteur de la formule: «Notre intérêt commun, c’est de comprendre l’historicité .» En un certain sens, le terme d’historicité procède de son sens personnel du langage, comme le prouvent une série de créations conceptuelles analogues qu’il affectionnait, mais avant tout l’emploi emphatique du concept de vitalité (cf. Gerhard Bauer, Geschichtlichkeit ).

Du comte Yorck provient aussi la formule: «La différence générique de l’ontique et de l’historique», que reprendra notamment Heidegger. En soi, c’est évidemment une formulation inspirée de Hegel. Car, dans sa célèbre introduction à l’histoire du monde (Die Vernunft in der Geschichte ), celui-ci avait brillamment développé la différence catégoriale entre nature et esprit, en distinguant, par manière d’exemple, le sens historique d’un concept comme celui d’évolution et son sens naturel. Par opposition au cours périodique du devenir dans la nature, c’est la caractéristique de l’être historique «de croître sans cesse dans la répétition en s’élevant et en intégrant» ( 﨎神晴嗀礼靖晴﨟 﨎晴﨟 見羽精礼: Aristote, De anima , II, 5, 7).

Telle est la conception du grand historien J. G. Droysen, dont le précis de science historique (Grundriss der Historik ) doit être considéré comme le chef-d’œuvre de la réflexion sur soi de l’école historique. On trouve constamment dans son œuvre des formules qui sont tout à fait inspirées par l’esprit de Hegel, par exemple: «Le savoir de l’histoire est l’histoire elle-même.» Mais c’est seulement dans l’échange entre le comte Yorck et Dilthey et dans leur effort commun de pensée que se révéla clairement toute la difficulté de penser le mode d’être de l’historicité en recourant à l’ontologie grecque, même si l’on tient compte des transformations que celle-ci a connues à l’époque moderne. La correspondance des deux hommes est un document unique pour saisir la tension problématique qui se déploie dans leur vivante amitié spirituelle. Le grand savant Dilthey, plus tard mondialement célèbre, y apparaît presque comme dominé par son ami le comte Yorck von Wartenburg. Car ce luthérien du terroir, propriétaire d’un grand domaine silésien, qui vivait l’existence quotidienne d’un agriculteur et qui représentait sa profession et son milieu social au Sénat prussien, était moins tenté de dissoudre l’histoire dans la pensée que Dilthey, héritier du romantisme allemand et disciple de F. Schleiermacher. C’est un vieux thème du luthéranisme que la vérité de la prédication chrétienne ne peut pas être saisie d’une manière adéquate par la clarté de la conceptualisation philosophique des Grecs. La redécouverte par Luther de l’Ancien Testament, qu’il traduisit, a rendu à l’écoute de la Parole de Dieu sa position religieuse privilégiée, et la question torturante que pose au Faust de Goethe la traduction du prologue johannique, c’est-à-dire du concept grec de logos, est une expression de la même tension problématique. La solution de Faust: «Au commencement était l’action», si paradoxale et si éloignée du texte qu’elle paraisse, pose en tout cas le problème de l’aversion à l’égard de l’«intellectualisme» grec, problème dont Dilthey a déjà reconnu, dans le «fait-action» (Tathandlung ) de Fichte, la solution spéculative contemporaine. L’idée hégélienne de la phénoménologie, ainsi que l’objectif qu’il assigne de manifester la substance comme sujet, va dans le même sens.

Le problème des sciences humaines

L’ontologie grecque de la substance dominait encore très fortement la dialectique de l’idéalisme allemand et son concept du savoir absolu; c’est ce qui apparut tout particulièrement dans le fait que même la critique de l’école historique contre le panlogisme spéculatif de Hegel ne put se soustraire entièrement à cette domination. Sans doute Dilthey a-t-il affirmé qu’il importait de caractériser le «lien vital» de la force et de la signification comme le fondement de toute notre connaissance historique; mais ses études relatives à l’herméneutique, dans la ligne de Schleiermacher, ne purent éviter d’aboutir à penser l’histoire comme un texte à interpréter. Certes, ce texte ne doit pas être déchiffré par une construction philosophique a priori, mais par la recherche historique; toutefois, l’hypothèse selon laquelle l’ensemble significatif de l’histoire représente un texte lisible reste obscure et difficile à légitimer.

Dilthey a entrepris de fonder les sciences humaines sur l’expérience immédiate; c’est pourquoi il a remplacé la psychologie causale et explicative, qui régnait alors, par une psychologie «descriptive et compréhensive» qui part de l’unité téléologique de la «structure» et non de la résultante des influences causales. Or, d’après lui, tout ensemble structural est un ensemble vécu . Par cette voie, on parvient en fait à interpréter les créations de l’esprit humain, que Hegel a nommées l’«esprit objectif», telles que l’art et la religion, comme une expression de la vitalité de l’homme. Cependant, l’ensemble de l’histoire n’est pas expression en acte: l’histoire n’est faite par personne et voulue par personne; et, considérée comme le cours total des événements, elle n’est vécue par personne: qu’est-ce qui en fait donc l’unité d’un ensemble? Il est significatif que le modèle préféré de Dilthey soit l’autobiographie. En celle-ci, effectivement, la totalité d’une vie est pensée et interprétée comme un ensemble vécu et dans une vision rétrospective. Mais qui est le sujet identique du cours de l’histoire du monde et de l’enchaînement causal de l’histoire du monde? La doctrine de Dilthey sur «la construction du monde historique dans les sciences humaines» n’apporte finalement aucune réponse à cette question, et sa «typologie des visions du monde» cherche, derrière l’historique, une réalité supra-historique: la complexité de la «vie».

La phénoménologie et les philosophies de l’existence

De l’historicité, il a été aussi question dans un autre ensemble systématique de la philosophie de cette époque; ainsi chez Bergson et dans l’idée, dont l’influence est durable, d’une phénoménologie génétique et constitutive, telle que l’a développée Edmund Husserl. La question qui dirigeait les recherches de ce dernier était la suivante: comment, à partir de la temporalité absolue de la vie de la conscience, de ses intentionnalités fluentes, s’édifient objectivité et validité? Ce sens spécial de l’historicité absolue comme temporalité n’a rien à voir avec le problème de l’historicité dont on a parlé jusqu’à présent, puisque durée et validité objective étaient précisément parvenues à s’édifier dans les opérations de la conscience. C’est plus tard que Husserl, en cherchant à radicaliser le programme de la phénoménologie, a tenu compte de l’historicité des mondes biologiques, à vrai dire seulement par réaction à la critique radicale de Heidegger contre le concept de la conscience transcendantale.

À côté de Husserl, Max Scheler, en édifiant l’éthique des valeurs du point de vue de son contenu, a cherché lui aussi à éclaircir et à fonder phénoménologiquement le problème de l’historicité. En se rattachant à l’idée husserlienne de la phénoménologie considérée comme recherche a priori des essences, il a fondé une doctrine a priori des valeurs, mais sans éluder la question des rapports de ce système a priori des valeurs aux expériences historiques, réelles et concrètes, des valeurs. C’est pourquoi il distingua entre les formes concrètes d’ethos et la théorie a priori des valeurs, à vrai dire non sans faire intervenir un dernier effet en retour de la théorie philosophique sur un ethos «éclairé» de l’humanité future. L’historicité des formes d’ethos est négligée encore davantage chez Nicolai Hartmann. Pareillement, la réflexion infatigable sur le problème du relativisme historique qu’entreprit Ernst Troeltsch, en se rattachant à Dilthey, et la philosophie de la vie, inspirée par Nietzsche, dont partit Georg Simmel pour interpréter les objectivations de la civilisation, ne conduisirent pas réellement au problème radical de l’historicité et ne dépassèrent pas au fond la relation hégélienne entre l’esprit et l’histoire.

L’heure sonna véritablement pour ce problème lorsque ce qu’on appelle la philosophie de l’existence porta à un point radical la critique de l’idéalisme transcendantal. Elle était placée sous le signe de la redécouverte de Kierkegaard qui, écrivain chrétien, disciple de Schelling et critique de Hegel, avait, en affirmant l’impossibilité de déduire l’existence de la pensée, éveillé un thème capable, au-delà de Hegel et contre lui, de conférer à l’historicité, un rang autonome. Un mot clé résume l’entreprise heideggérienne de critique du concept néo-kantien de conscience transcendantale (la formule du néo-kantisme, empruntée aux Prolégomènes de Kant, était exactement: «la conscience en général») et ce mot clé – «herméneutique de la facticité» – radicalisait les intentions de Dilthey. Formule paradoxale, pour autant que ce qu’on peut saisir comme «sens» par l’interprétation paraît séparé de la facticité imprévisible du donné de fait par un abîme infranchissable. Le même thème s’annonçait dans la doctrine jaspérienne des situations limites, expression qui désigne la limitation critique des possibilités de l’exploration scientifique du monde. L’existence de l’homme échappe à l’objectivation opérée par la science, pour autant qu’elle est caractérisée justement par l’unicité de la décision réclamée d’elle dans les situations de la vie. L’unicité irremplaçable de chaque choix à faire entre des possibilités concrètes rend manifeste la finitude radicale de l’existence humaine. Déjà le concept de la situation dans laquelle on se trouve et qui possède, par l’horizon qui lui correspond, sa perspective propre, exclut le savoir anonyme de la science, autrement dit indique les limites de celle-ci. Surtout, il existe des situations caractéristiques, par exemple la mort, que l’on ne peut penser à l’avance, de même qu’inversement elles rendent manifeste ce qu’un homme est véritablement. Mais la situation limite de toutes les situations limites est évidemment celle de la temporalité et de l’historicité elles-mêmes, qui caractérisent la situation comme telle.

L’herméneutique de Heidegger

Existence et finitude

C’est d’abord dans sa Psychologie des conceptions du monde (Psychologie der Weltanschauungen , 1919) que Karl Jaspers a exposé sa doctrine des situations limites; il l’a plus tard développée, en lui donnant une signification fondamentale, dans son ouvrage Philosophie . Mais, plus radicalement que lui, Heidegger a élevé la question du caractère limite de la situation, ainsi que de la finitude et de l’historicité de l’existence humaine, au niveau de la philosophie classique, tout en détruisant la tradition de la métaphysique. Il renversa la problématique traditionnelle, du fait qu’il renonça à penser l’existence historique de l’homme à partir d’un concept de l’être évident par soi – concept qui est à l’origine de l’ontologie grecque de la substance –, mais, par une démarche inverse, il posa l’existence humaine comme base phénoménale de l’ontologie. L’être-là (Dasein ) est un étant qui se comprend en fonction de son être, c’est-à-dire qui est caractérisé par la compréhension de l’être. Cela n’est pas une détermination supplémentaire d’un étant en soi, du genre de la «substance», mais, au contraire, tout sens de l’être en soi ne peut être manifesté qu’à partir de cet être-là qui se connaît dans sa finitude. Les modes d’être de la subsistance (Vorhandenheit ), de la disponibilité (Zuhandenheit ) et de l’être-là font apparaître non seulement l’ontologie grecque de la substance, mais aussi l’idéalisme de la conscience et l’objectivité ordonnée à celle-ci comme des interprétations secondes du Dasein . Leur fondement est l’herméneutique de la facticité. Avec ce déplacement d’accentuation ontologique, le problème du conditionnement historique de toute connaissance perd son acuité relativiste, car on voit à présent que la connaissance dite objective, par exemple celle des données mathématiques ou l’application des mathématiques à l’objectivité accessible à l’expérience, constitue un mode d’être dérivé, dont le fondement propre est l’être-là, caractérisé par la compréhension de soi. Ainsi, l’historicité devient le concept ontologique central, qui ne se détermine pas par privation à partir d’un être absolu ou d’un être éternel, mais, au contraire, justifie la revendication d’être de ces autres modes d’être.

Compréhension et interprétation

Avec cette radicalisation ontologique, le problème de la connaissance historique et la méthodologie des sciences historiques perdent leur position centrale. Si la question épistémologique de la philosophie néo-kantienne de l’histoire était de déterminer comment un fait donné devient un fait historique, le concept de fait apparaît maintenant comme un produit d’abstraction, et non comme le donné qui ne pose pas réellement de question. Dans l’élaboration critique des conséquences du nouveau point de départ ontologique, Heidegger montrait comment la critique nietzschéenne du concept de conscience, avec son extrémisme qui démasque, confirme le primat de l’interprétation en face des faits. Le mot de Nietzsche: «Il n’y a pas de phénomènes moraux, il n’existe qu’une interprétation morale des phénomènes», trouve ici son corrélatif: il n’y a pas de «perception pure».

Par la suite, Heidegger a abandonné la formule paradoxale d’une «herméneutique de la facticité». En fait, cette formule laisse entendre qu’il y a un texte donné de la facticité qui est interprété par l’esprit connaissant, alors qu’en vérité l’interprétation, c’est-à-dire la compréhension de l’être, constitue le mode d’être de l’être-là lui-même. Or, puisque cet être-là est, d’après sa détermination essentielle, «à-venir», projet jeté, le concept d’historicité, lui aussi, implique une prééminence trompeuse de la connaissance de soi sur l’être. Ce n’est pas l’historicité consciente de soi qui est le véritable fondement de la question de l’être. Ce serait revenir finalement au concept hégélien de l’absolue transparence de l’esprit se connaissant, contre lequel l’expérience de l’historicité s’était frayé la voie, dans l’expérience laborieuse de recherche et le travail de réflexion du siècle post-hégélien. Aussi Heidegger va-t-il abandonner finalement le concept même d’historicité et le remplacer par celui de Geschicklichkeit (caractère de ce qui survient, de ce qui est envoyé, et aussi de ce qui est bien disposé), en lui donnant une signification tout à fait opposée au sens normal (habileté) de ce mot et en le faisant dériver de Geschick (destin). Car l’expérience de l’historicité se caractérise en ceci: elle n’est pas éprouvée comme une présence consciente du souvenir et de la mémoire dans leur constitution propre, mais comme ce qui est survenu à quelqu’un, sans que l’on en ait obtenu à chaque fois une conscience appropriée. Ce que l’expression Geschick et l’expression partiellement apparentée Schickung (destinée, au sens de dispensation) rendent visible, c’est que, à partir de la compréhension de l’être et de la compréhension de soi-même, le mode d’être de l’historicité ne peut pas être pensé d’une manière adéquate.

Langage et historicité

Cependant les questions radicales de Heidegger ont précisément permis aussi de penser l’interprétation et la compréhension, non comme de simples possibilités de connaissance et des modes de la conscience, mais comme un mode d’actualisation de ce qui survient à quelqu’un et de ce qui est survenu. Si l’herméneutique philosophique a découvert en toute compréhension un caractère d’événement, ce fut la conséquence d’une intelligence plus profonde des sciences historiques, elle-même rendue possible par les questions posées par Heidegger. En particulier, c’est seulement grâce à la radicalisation par ce dernier concept d’historicité qu’un autre phénomène pénétra au cœur de la philosophie, à savoir le problème du langage. Certainement, à d’autres points de vue tout différents aussi, il est caractéristique de la problématique de la philosophie actuelle que ce mode de manifestation de la pensée qu’est le langage soit devenu un thème central. Du caractère verbal de notre expérience du monde, on peut faire un objet d’analyse logique, en développant la théorie de la signification et la syntaxe de toutes les langues possibles et en fournissant ainsi une base théorique à la diversité historique des mondes linguistiques. Ainsi, certains thèmes de la philosophie du langage, tels que la philosophie idéaliste les avait envisagés et que Wilhelm von Humboldt surtout les avait développés, sont prolongés et élevés à une précision objective supérieure. Mais l’historicité des univers linguistiques est ici finalement recherchée en direction de quelque chose qui éclaire toutes les manifestations historiques du langage en y montrant de simples réalisations de possibilités théoriques. Cela peut se justifier proprement par le fait qu’on parvient ainsi à une maîtrise croissante de l’interaction et de la communication entre les hommes. Mais le problème radical de l’historicité perd son acuité, quand on comprend ce qui est historiquement unique comme la particularisation d’un universel. Si l’on voit au contraire dans le langage, non un simple instrument, déterminé par son usage et la maîtrise de cet usage, mais le mode d’actualisation de l’existence humaine dans son historicité propre, alors le langage n’est pas un ensemble instrumental pour l’expérience du monde et la communication de l’expérience, qu’il convient d’affiner et de perfectionner, mais, dans un sens radical, quelque chose d’historique. À ce point de vue, on parle – par exemple en pensant à la théologie de la révélation et de l’incarnation, mais aussi au langage de la loi et du droit, ou aux formes d’expression qui caractérisent l’œuvre d’art en ce qu’elle a d’unique – du caractère événementiel du langage. Ce qui arrive dans le parler ne se ramène pas au sens, réitérable et fixé, de ce qui est dit. Une malédiction qui est prononcée sur quelqu’un ne coïncide pas avec la simple compréhension de ce qui est dit verbalement et que peut saisir aussi celui qui n’est pas le sujet maudit luimême. Une malédiction n’atteint son but que lorsque le sujet maudit la reçoit dans son être propre. De même, toute autre manifestation verbale originelle de l’être-dans-le-monde humain est indissociable des unicités historiques, dans lesquelles s’édifie l’être humain.

Ici, en particulier, la moderne psychologie des profondeurs a créé une nouvelle possibilité de vérifier l’historicité radicale de l’homme, en la confirmant, comme le font Jacques Lacan et Paul Ricœur, par l’analyse de la structuration de la personne et de l’existence sociale de l’homme.

historicité [ istɔrisite ] n. f.
• 1866; de historique
Didact. Caractère de ce qui est historique. Preuves d'historicité. authenticité. « le peu d'historicité des Évangiles » (Green).

historicité nom féminin (de historique) Caractère de ce qui est historique, de ce qui est attesté par l'histoire.

historicité
n. f. Didac. Caractère de ce qui est historique. L'historicité d'un fait.

⇒HISTORICITÉ, subst. fém.
Caractère d'un fait, d'une personne qui appartient à l'histoire, dont la réalité est attestée par elle. Jean et Joseph (...) répliquèrent que l'historicité du Christ leur paraissait acquise (DU BOS, Journal, 1927, p. 210).
Spécialement
PHILOS. (existentialisme). Dimension historique, temporelle de l'existence en situation :
La réflexion saisit donc la temporalité en tant qu'elle se dévoile comme le mode d'être unique et incomparable d'une ipséité, c'est-à-dire comme historicité.
SARTRE, Être et Néant, 1943, p. 205.
PSYCHOL. Ensemble des facteurs qui constituent l'histoire d'une personne et qui conditionnent son comportement dans une situation donnée (cf. THINÈS-LEMP. 1975).
Prononc. et Orth. : []. Att. ds Ac. 1935. Étymol. et Hist. 1866 (AMIEL, Journal, p. 146). Dér. sav. de historique; suff. -ité. Fréq. abs. littér. : 19.

historicité [istɔʀisite] n. f.
ÉTYM. 1866, Journal d'Amiel, in T. L. F.; de historique.
Didact. Caractère de ce qui est historique. || Offrir toutes les garanties désirables d'historicité. Authenticité.
0 Le prédicateur qui est imprégné des idées nouvelles — tout comme un curé de notre temps s'efforce de démontrer dans son sermon le peu d'historicité des Évangiles.
J. Green, Journal, La Terre est si belle, 30 juin 1976.

Encyclopédie Universelle. 2012.