ANGELUS SILESIUS
Johannes Scheffler s’est donné lors de sa conversion au catholicisme le nom d’Angelus Silesius qui rappelle ses origines silésiennes et auquel s’attache le prestige toujours plus grand de quelques recueils qui tiennent une place précieuse dans l’histoire de la poésie et de la mystique. À propos des sentences à facettes multiples qui composent le plus original de ces poèmes, Le Pèlerin chérubique , on peut indéfiniment discuter ou infléchir l’interprétation dans un sens ou dans un autre, chercher selon le cas le luthérien ou le catholique, le militant fanatique même, voire le mystique étranger à toute confession. Par là s’explique le charme tout particulier d’Angelus Silesius, à la fois comme poète et comme penseur.
L’évolution religieuse
Johannes Scheffler est né à Breslau. Sa famille, d’ascendance allemande, avait émigré en Pologne, mais son père, né à Cracovie en 1562, fit retour au pays de ses ancêtres vers 1618. Il avait passé la soixantaine lorsqu’il épousa Marie Hennemann, qui avait trente-huit ans de moins que lui. Il mourut en 1637, et sa femme, après avoir donné le jour à deux garçons et à une fille, mourut elle-même en 1639. La famille était luthérienne et pourvue de quelque fortune. Johannes, mis au gymnase Sainte-Élisabeth, y resta jusqu’en 1643, et son maître préféré fut Christoph Köler, ami de Martin Opitz dont il écrivit la première biographie. Köler avait étudié cinq ans à Strasbourg, et, suivant ses traces, le jeune Scheffler se rendit lui-même dans cette ville en 1643 pour s’initier à la médecine, à la politique et à l’histoire, puis l’année suivante à Leyde, où il vécut jusqu’à l’automne de 1647; il gagna alors l’Italie pour s’inscrire à l’université de Padoue. En juillet 1648, âgé de vingt-quatre ans, il rentra en Silésie pourvu du titre de docteur en philosophie et en médecine.
Son frère avait perdu la raison, et sa sœur, qui avait épousé un médecin, mourut prématurément, mais par l’intermédiaire de son beau-frère il fut attaché comme médecin à la personne du prince de Öls au début de novembre 1649. Il entra sans doute grâce à Köler en relation avec des cercles mystiques, celui de Franckenberg en particulier, mais Franckenberg mourut le 25 juin 1652, et Scheffler, qui s’était déjà essayé à la poésie sur les bancs du collège, lui dédia un long poème de vingt-huit strophes et cent douze vers qui anticipent déjà, par le fond et par la forme, sur l’œuvre ultérieure.
Scheffler avait conçu le projet d’éditer un petit recueil de textes tirés d’auteurs mystiques, mais il se heurta de la part des autorités ecclésiastiques luthériennes à un refus brutal d’imprimer. Ce fut, aux dires de Scheffler, l’occasion de la rupture, mais il est probable que le séjour en Hollande, où coexistaient toutes sortes de sectes religieuses, puis en milieu catholique en Italie et enfin ses rapports avec Franckenberg, mystique qui se voulait au-dessus des confessions, l’avaient déjà détaché intérieurement du luthéranisme orthodoxe. Toujours est-il qu’en décembre 1652 Scheffler se démit de ses fonctions, quitta Öls, se rendit à Breslau et se convertit au catholicisme un an après la mort de Franckenberg, le 12 juin 1653. C’est alors qu’il prit le nom d’Angelus Silesius.
Il vécut trois années dans la retraite et le silence, mais une partie de ses aphorismes devait être déjà rédigée quand il arriva à Breslau. Il continue de rimer entre 1653 et 1656, et l’ouvrage parut à Vienne le 1er juillet sous le titre un peu banal de Geistreiche Sinn- und Schlussreime (Aphorismes spirituels et sentences rimées ). Il publiait la même année à Breslau un volumineux recueil, Die heilige Seelenlust (La Sainte Joie de l’âme ).
Son évolution religieuse se poursuit. Il reçoit le 21 mai 1661 la tonsure et les ordres mineurs, et il est ordonné prêtre le 29 mai. Il était alors âgé de trente-sept ans. Il devient le soldat du Christ et s’engage à partir de 1663 dans une longue et âpre lutte contre les protestants, publiant un pamphlet après l’autre, cinquante-cinq en tout. Trente-neuf ont été réunis en un volume paru en 1677 et intitulé Ecclesiologia.
Le poète ne restait pas muet. La Sainte Joie de l’âme est augmentée d’un quatrième, puis d’un cinquième livre, et, en 1675, paraît la Description sensible des quatre choses dernières (Sinnliche Beschreibung der vier letzten Dinge ) qui sont la mort, le jugement dernier, les peines éternelles des damnés, les joies éternelles des bienheureux. La même année, Silesius publiait une seconde édition des aphorismes augmentée d’un sixième livre et sous un titre infiniment plus parlant qui a fait la fortune du recueil, Der cherubinische Wandersmann (le pèlerin, ou l’errant, chérubique ou, comme disent certains, chérubinique).
Épuisé par une vie de luttes, de privations et d’ascèse, miné par la maladie, le poète mourait, phtisique sans doute, prématurément à l’âge de cinquante-deux ans, ne laissant à peu près rien de sa fortune, dépensée en œuvres de charité.
«Le Pèlerin chérubique»
La Sainte Joie de l’âme et la Description sensible des quatre choses dernières sont des œuvres proprement lyriques, emphatiques parfois, souvent maniérées dans le goût de la Trutznachtigall de Friedrich Spee et d’autres poètes mystiques du XVIIe siècle. L’œuvre capitale, la plus originale et la plus forte, reste Le Pèlerin . Silesius a eu des devanciers. Le distique religieux en vers de douze pieds avec rime, l’aphorisme-proverbe avec intention mnémotechnique étaient déjà pratiqués, en particulier dans le cercle de Franckenberg; et les Monodisticha de Daniel Czepko, que Silesius a connus, sont une sorte de préfiguration, avec moins de talent, du Wandersmann. Silesius pousse à l’extrême l’art de la concision, du distique ramassé et frappé à l’emporte-pièce.
Il est par ailleurs, pour ce qui est de la pensée, l’aboutissement de la grande tradition mystique allemande et néerlandaise, de Tauler, Eckhart, Ruysbroeck, Suso et tant d’autres. Mais ce que ses prédécesseurs avaient exposé dans leurs sermons ou leurs traités, Silesius le condense en aphorismes, ce qui donne à cette mystique une saveur toute nouvelle.
Il est impossible de trouver un ordre quelconque et l’apparence d’un système dans les six livres du Pèlerin . Le sixième, publié dix-huit ans après les autres, est d’un caractère un peu particulier, plus simple à beaucoup d’égards, plus proche d’un christianisme traditionnel, plus terre à terre même. Il porte indiscutablement la marque de la Contre-Réforme et le reflet des luttes acharnées contre les protestants.
C’est surtout dans les cinq premiers livres qu’il faut chercher le vrai Silesius. Les deux premiers, d’un caractère plus abstrait et plus spéculatif, sont riches de pensée; les autres, plus proprement centrés sur la personne du Christ, né, mort et ressuscité, d’un Christ à la fois historique et mystique, sont plus proches des Écritures et de la légende chrétienne. Et si dans l’ensemble du poème on peut distinguer des groupes de distiques apparentés par le sujet, l’auteur passe sans transition d’un thème à un autre. Bien plus, il cultive le paradoxe, le propos contradictoire, l’antithèse à l’intérieur d’un même distique, laissant au lecteur le soin d’interpréter l’esprit qui inspire cette matière apparemment incohérente et disparate.
S’il s’est séparé de la stricte orthodoxie luthérienne, c’est que des raisons profondes l’y ont poussé. Son Dieu échappe à tout aspect confessionnel. Silesius parlera même, pour désigner son caractère dépouillé, inconcevable et indéfinissable, de Déité ou de Surdéité. Dieu, en effet, et Silesius suit en cela les partisans de la théologie apophatique, ne se définit pas, ou se définit d’une manière toute négative, car toute définition est une limitation, et Dieu est tout à fait étranger ou supérieur aux qualités que nous pouvons lui prêter. Ainsi, poussant le paradoxe à l’extrême ou donnant à sa pensée une forme outrancière, il est question du néant ou du surnéant de cette Déité.
De là suit toute une spiritualité de mystique pure, d’abandon, de détachement total, de renoncement complet et d’indifférence, qui pourrait faire songer à du quiétisme si ce dépouillement n’était le résultat, non d’un relâchement mais d’une tension de la volonté. Par esprit de pauvreté, de pureté, d’abandon à Dieu, l’âme toute pénétrée d’amour n’implore le secours de Dieu pour aucun bien, même spirituel; et, s’il était dans l’intention divine qu’il fût damné, le fidèle doit accepter l’enfer avec autant de joie qu’il en aurait à entrer au paradis. C’est ainsi que l’oisiveté devient une vertu essentielle, non point qu’il faille condamner les œuvres, mais il est certain que Marie l’emporte sur Marthe, et le bon saint qui dort est aussi près de Dieu que s’il s’acharne à la prière.
Silesius va proclamant que l’homme n’est rien et que dans sa création Dieu ne lui attribue pas plus d’importance qu’à une mouche. Le comportement de la créature, bon ou mauvais, lui importe peu et ne saurait l’atteindre en quoi que ce soit dans sa divinité. Mais, dès qu’il abandonne les froides cimes de la spéculation pour retrouver Jésus-Christ qui s’est incarné par amour pour l’homme et s’est immolé pour son salut, Silesius dit tout au contraire que nous sommes supérieurs à l’ange, lequel est figé dans son amour ou sa contemplation de Dieu, tandis que l’être créé, doué de liberté et du pouvoir de choisir, peut être à son gré ange ou démon. Supérieur à l’ange, l’homme est paradoxalement l’égal de Dieu, car que serait sans lui la création divine? Entre l’homme et Dieu il existe des rapports de réciprocité constants. Silesius dirait lui aussi volontiers à propos de l’homme: si on l’exalte, je l’abaisse, et si on l’abaisse, je l’exalte. Il veut dire simplement, cela va de soi, que Dieu est Dieu par nature et que l’homme n’a part à la divinité de Dieu que par grâce. L’importance de la liberté éclate. Il n’y a chez Silesius aucune trace de prédestination, pas l’ombre d’un quelconque pessimisme. La grâce est ouverte à tous et même aux démons, car le seul péché est celui de l’«égoïté» et Narcisse est dans ce sens le symbole du pêcheur. Les démons pourraient être sauvés s’ils renonçaient à se vouloir eux-mêmes pour se tourner vers Dieu.
Il n’y a pas de mal radical, et le péché n’a pas d’existence en soi. Le temps, pour prendre un exemple, n’est ni bon ni mauvais, et tout dépend de l’usage qui en est fait. C’est l’homme, ou plutôt son inquiétude, qui fait le temps; les damnés ne connaissent que l’éternité du temps, mais en abolissant son trouble, produit du temps, l’homme peut dès ce monde rejoindre d’emblée l’éternité. Le temps, et c’est là encore un paradoxe de Silesius, est en un sens plus noble que l’éternité parce qu’il nous permet dès ce monde de choisir Dieu et de nous préparer à sa rencontre. La mort elle-même n’est pas une mort, mais un commencement pour celui qui, déjà mort au monde, vit en Dieu.
On ne saurait imaginer univers plus dépouillé, plus lointain, plus intemporel, plus étranger aux événements de son époque que celui de Silesius, mais ce dernier est poète, et l’univers créé, un néant sans doute, ne le laisse pas indifférent; il retient l’attention de cet être tourné tout entier vers les fins éternelles, et Silesius retrouve Dieu dans la création, interprétant symboliquement les fleurs (lys, rose, tulipe) et les bêtes (agneau, aigle, colombe).
Encyclopédie Universelle. 2012.