GERMAINS
Le concept même de Germains, tel qu’on l’utilise à présent, est essentiellement de nature linguistique. Confusément ressenti pendant très longtemps, il n’a en effet pris forme rigoureuse qu’au XIXe siècle, quand la nouvelle science linguistique parvint, principalement en Allemagne, à élaborer une classification méthodique des langues indo-européennes. Caractérisés notamment par un certain nombre de traits phonétiques communs, tels ceux qui dérivent de la «première mutation consonantique», les parlers germaniques forment un ensemble bien délimité et cohérent qui couvre une grande partie de l’Europe centrale et septentrionale et qui, depuis le Moyen Âge, a largement essaimé outre-mer. Sans se dissimuler les discordances qui existent souvent entre faits linguistiques et faits sociaux ou politiques, les historiens emploient couramment ce concept pour l’Antiquité et le haut Moyen Âge. Ils traitent même volontiers comme des entités historiques les vastes ensembles que les linguistes discernent à l’intérieur du monde germanique: peuples de parlers nordiques (ou scandinaves), peuples ostiques, peuples westiques.
À condition de bien garder en mémoire sa portée exacte – classificatoire et non généalogique, descriptive et non explicative –, cet usage consacré reste commode. Mais il faut absolument éviter de glisser du domaine linguistique au domaine anthropologique, de parler de «race germanique», et il ne faut même évoquer qu’avec une extrême prudence l’idée d’une «civilisation germanique commune» ou «primitive». Des langues apparentées se sont diffusées à toutes les époques de l’histoire parmi des populations d’une grande diversité.
Aux époques anciennes, la conscience d’une communauté germanique n’a le plus souvent été que confuse et partielle. Elle a surtout été ressentie par qui ne lui appartenait pas: le nom même de Germains lui a presque certainement été imposé de l’extérieur. Le terme semble être d’abord apparu sur des lèvres gauloises pour caractériser les populations qui, à l’approche du Rhin inférieur, commençaient à se différencier nettement des Celtes de l’intérieur. Il fut introduit dans le vocabulaire antique par l’historien grec Poseidonios au Ier siècle avant notre ère, mais il passa dans l’usage surtout grâce à La Guerre des Gaules de César. On n’est pas sûr que les premières populations auxquelles il fut appliqué, les «Germains en deçà du Rhin», aient été purement germaniques, au sens moderne du mot. Le vocable n’a pas d’étymologie certaine, mais il peut être celtique. Jusqu’à la Renaissance, il n’a pas eu d’équivalent exact dans les langues germaniques. Le nom assez incolore de Deutsche – littéralement «ceux du peuple» –, imaginé sans doute au VIIIe siècle pour distinguer commodément les populations non romanes de l’État carolingien, ne s’est jamais étendu ni aux Germains insulaires (Anglo-Saxons) ni aux Scandinaves.
Au fur et à mesure que les Romains élargirent leur contact avec l’Europe centrale, le nom de Germains prit de l’extension, mais l’Antiquité ne semble pas l’avoir employé pour la plupart des peuples du rameau ostique qu’elle apprit à connaître par d’autres itinéraires, notamment pour les Gots. Une certaine incertitude pèse sur son application aux Scandinaves.
1. Formation des peuples germaniques
Avant César, l’histoire n’a presque aucun moyen direct d’atteindre les Germains, du moins quand ils ne quittent pas leur pays d’origine. Le recours à l’archéologie et à la préhistoire, discrédité par trop d’essais imprudents ou partiaux, ne peut être que fort circonspect. Il ne permet que de reconstituer des aires de civilisation, dans le sens le plus matériel du mot, et la coïncidence de celles-ci avec les aires linguistiques ou avec tel peuple connu quelques siècles plus tard reste très problématique. Il semble précisément qu’entre les Germains et les plus importants de leurs voisins méridionaux, les Celtes, les traits de civilisation communs, et même les populations intermédiaires, aient été nombreux.
C’est donc seulement à titre de conjecture que l’on indique les résultats proposés par les archéologues: un peuplement germanique s’étendant à l’âge du bronze sur la Suède méridionale, le Danemark et l’Allemagne du Nord entre la Weser et l’Oder, puis débordant progressivement au cours du dernier millénaire avant notre ère sur la grande plaine européenne pour atteindre vers 500 avant J.-C. le Rhin inférieur, la Thuringe et la basse Silésie. C’est alors, au moment où triomphe partout l’emploi du fer, que l’expansion germanique vers le sud rencontre l’écran du peuplement celtique, qui s’étend du Rhin moyen au Danube moyen, avant de se prolonger vers l’Italie du Nord, les Balkans et l’Asie Mineure. Jusque vers le Ier siècle avant J.-C., cet écran intercepta la plupart des contacts directs entre le monde méditerranéen et le monde germanique: c’est à juste titre que les archéologues scandinaves qualifient la première phase de l’âge du fer d’«âge du fer celtique». Mais une détérioration climatique contribua peut-être à déclencher, vers le IIIe siècle avant J.-C., une série de mouvements profonds qui conduisirent peu après les premiers Germains à la rencontre des civilisations classiques.
Les trois groupes principaux
La période qui va du IIIe siècle avant J.-C. au début de notre ère est décisive dans la formation des peuples germaniques. C’est alors que commencent à se différencier les grands rameaux nordique, ostique et westique, différenciation qui deviendra de plus en plus tranchée, par effacement des peuples intermédiaires.
Le groupe nordique, qui a gardé son unité substantielle jusque vers le début de l’âge des Vikings, a toujours été localisé en Scandinavie, où aucune couche linguistique antérieure n’a laissé de traces reconnaissables. Toutefois, il n’occupe pas le nord de la Suède et de la Norvège, domaine des Lapons, et la péninsule jutlandaise reste jusqu’au Ve siècle de notre ère partagée, avec des populations germaniques intermédiaires, entre le rameau nordique et le rameau westique. Le groupe nordique est l’ancêtre direct des Scandinaves actuels.
La plupart des ancêtres du groupe ostique paraissent également issus de Scandinavie. Par migrations successives, ils arrivèrent, entre le IIIe siècle et le début de notre ère, sur la rive méridionale de la mer Baltique, entre la base de la péninsule jutlandaise et le delta de la Vistule. De là, ils s’enfoncèrent dans l’intérieur du continent selon des itinéraires variés. La plupart des points de départ habituellement proposés n’ont été déterminés qu’en raison de rapprochements onomastiques qui demeurent assez conjecturaux: les Gots viendraient du Götaland (en Suède méridionale, entre le lac Väner et la Baltique) ou de l’île de Gotland, les Vandales du Vendsyssel dans le nord du Jutland, les Burgondes de l’île de Bornholm, etc. L’archéologie n’apporte à ces hypothèses que des confirmations partielles; elles restent néanmoins fort vraisemblables. Les parlers ostiques n’ont eu qu’une seule expression littéraire: le gotique de Vulfila, aux IVe, Ve et VIe siècles de notre ère; ils ne sont plus représentés par aucune langue actuelle. Comme ils étaient relativement proches des plus anciens parlers nordiques, certains linguistes les regroupent avec ceux-ci dans un ensemble «goto-scandinave».
Le groupe westique est à la fois le mieux connu, en raison de ses contacts prolongés avec le monde méditerranéen et de son abondante postérité actuelle – toutes les langues germaniques parlées aujourd’hui en dehors de la Scandinavie en font partie –, et le plus complexe. Au début de son histoire, il occupe la plaine de l’Allemagne du Nord à l’ouest de l’Elbe, une partie des Pays-Bas et de la péninsule jutlandaise. Un de ses rameaux, en bordure de la mer du Nord, présente dès le début de notre ère une nette originalité: c’est la souche des Frisons et des Anglo-Saxons.
Diversité des genres de vie
L’existence d’une civilisation germanique commune est un postulat sur lequel ont reposé de très nombreux travaux d’érudition depuis près de deux siècles. On ne peut l’admettre qu’à condition de n’y voir qu’un cadre très général, soulignant des analogies sociologiques, mais admettant dès les origines de grandes variations dans les genres de vie et les institutions. Cette diversité apparaît dès les premières descriptions d’ensemble dues à des historiens ou des géographes romains: Strabon (vers 18 apr. J.-C.), Pline l’Ancien (vers 75), Tacite (en 98), Ptolémée (vers 150); les recherches archéologiques et linguistiques confirment cette impression.
Ces sources nous renseignent plus sur les Germains de l’Allemagne actuelle que sur ceux de Scandinavie, que Rome ne connut que très indirectement. Elles répartissent les premiers en trois (Tacite) ou cinq (Pline) groupements qui n’ont pas grand-chose de commun avec ceux que discerne la linguistique. Leur caractère est sans doute sociologique, comme dans la plupart des cas où l’historiographie antique invoque une généalogie mythologique. Le système de Pline, le plus complet, distingue les Vandili dans la Germanie du Nord-Est (parmi ces derniers les Burgondes et les Gots), les Ingvaeones dans les régions maritimes du Nord-Ouest (dont les Cimbres, les Teutons et les Chauques), les Isthaeones ou Istaevones en Germanie centrale, les Herminones (dont les Suèves, les Chattes et les Chérusques), enfin les Bastarnes , émigrés très tôt vers les régions de la mer Noire.
Depuis l’âge du bronze, les habitants de la Scandinavie se consacraient soit à la vie maritime, soit à l’agriculture sédentaire ou semi-itinérante. L’une et l’autre sont illustrées par de remarquables gravures rupestres, notamment dans la province suédoise de Bohuslän. La densité de la population restait faible et, avant le Moyen Âge, le seul peuple scandinave à faire preuve de dynamisme conquérant semble avoir été celui des Suiones , déjà mentionné par Tacite, établi dans la région du lac Mälar. Ce sont les ancêtres directs des Suédois. La plupart de ces peuples paraissent avoir eu une organisation monarchique avec un roi héréditaire, qui était en même temps responsable des cultes communs.
Les peuples ostiques ne nous sont connus qu’à une époque de vigoureuse expansion guerrière et de migrations incessantes, qui les obligent à s’adapter à des conditions naturelles très diverses, de la forêt baltique à la steppe ukrainienne. Ce sont alors des groupes plus ou moins instables, agglomérés au gré des circonstances politiques autour d’un noyau monarchique. La fortune des guerres amène des divisions durables – celle des Vandales Silings et Hasdings dura du IIIe au Ve siècle – ou des regroupements, souvent sans rapport avec les affinités ethniques ou linguistiques, tel celui d’une branche des Vandales avec des Alains, peuple nomade d’origine iranienne, au Ve siècle. La plupart combattent à pied, mais ceux qui iront le plus loin, les Gots, ont en partie assimilé les coutumes des cavaliers de la steppe eurasiatique.
Parmi les peuples westiques, la variété est grande. Les riverains de la mer du Nord sont des éleveurs sédentaires, occupés à lutter contre les eaux, et des marins, d’ailleurs pourvus d’instruments nautiques médiocres, d’embarcations sans quille ni voile. Les peuples de la forêt ont pour principale activité la culture sur brûlis. Deux formes politiques régissent ces peuples, en proportion très variable selon les époques: l’organisation «républicaine», au vrai le gouvernement d’une aristocratie sans doute héréditaire, dont les Saxons garderont la tradition jusqu’à Charlemagne, et le système monarchique. La royauté germanique, qui est d’essence religieuse plus que militaire avant le début des Grandes Invasions, apparaît assez instable; le dépositaire de l’autorité est un lignage plus qu’un homme, et les règles de succession restent imprécises; la légitimité du pouvoir se reconnaît à l’exercice de certains charismes plutôt qu’à des traits juridiques. Autour des rois et des chefs gravitent des clientèles armées, liées par un serment personnel; elles ne se distinguent guère de celles que l’on rencontre en pays celtique.
Un fonds commun
Par-delà ces diversités, quelques traits d’ensemble se laissent néanmoins saisir. Ils sont essentiellement d’ordre religieux et sociologique, et concernent surtout les groupes nordique et westique: la documentation sur les peuples ostiques est trop mince.
On entrevoit un panthéon commun, formé de plusieurs couches chronologiques; plus tard, les Scandinaves distingueront les Vanes , dieux anciens passés à une sorte d’honorariat, et les Ases , régents effectifs du monde présent. Il y a aussi différents niveaux d’activité: à quelques grandes divinités, qui sont ou seront les héros d’une mythologie, s’oppose une foule d’êtres semi-divins de caractère local ou personnel. Mais il est difficile de dresser un tableau cohérent: les sources principales dont on dispose, l’exposé de Tacite, profondément influencé par les conceptions méditerranéennes, et les poèmes islandais de l’Edda (XIIIe s.), sont séparées par plus de trente générations. Les principales figures divines sont Wôthanaz (vieux norrois Odhinn , all. Wotan ), dieu de la Magie et de la Victoire, Tiuz (Tyr , Ziu ), dieu du Droit et des Assemblées, Thunraz (Thôrr , Donar ), dieu du Tonnerre, puis les divinités de la Guerre et de la Fécondité, la déesse Nerthus de Tacite (pour les Scandinaves, c’est un dieu, Njördhr ) et Freyr avec sa parèdre Freyja. Le culte est mal connu; on ne saisit guère pour les hautes époques que quelques fragments du rituel: sacrifice des prisonniers et immersion des armes rendues inutilisables après une victoire, processions avec des chars sacrés, portant parfois une effigie divine, pratiques propitiatoires et divinatoires. La plupart des lieux de culte sont des sites naturels à peine aménagés. L’iconographie religieuse est peu développée.
Parmi les traits de l’organisation sociale, relevons la solidarité du lignage, le rôle des «compositions», tarifées pour régler les affaires criminelles, les épreuves destinées à déterminer la culpabilité par une voie surnaturelle (ordalies), et, sur le plan juridique, une procédure orale et formaliste, le fréquent recours au serment, le jugement devant les assemblées d’hommes libres, dont un groupe spécialisé est chargé de «trouver» la sentence. Si le vocabulaire des institutions, même les plus fondamentales, varie d’un peuple à l’autre, l’esprit reste identique, que l’on prenne les «lois barbares» de la période allant du Ve au VIIIe siècle, les lois anglo-saxonnes ou le droit scandinave du XIIIe siècle, ce qui témoigne nécessairement de quelque substrat commun.
Les mêmes classes sociales se retrouvent à peu près partout: une noblesse plus ou moins nettement définie, qui paraît surtout représentée chez les peuples pourvus d’une constitution monarchique; une classe d’hommes libres qui, comme guerriers et membres des assemblées, constituent la base du peuple au point de vue politique; souvent un groupe de «demi-libres», issu de prisonniers de guerre, d’esclaves affranchis ou de populations soumises; enfin des esclaves, assez nombreux, tantôt domestiques et tantôt voués à la culture de la terre. Chez la plupart des peuples, les hommes libres se distinguent par le fait qu’ils portent les armes; à leur mort, celles-ci sont généralement placées dans leur tombe. La situation des femmes, tout en restant dépendante, est sensiblement plus libre que dans les sociétés méditerranéennes.
2. Une succession de migrations
Le trait historique majeur des peuples germaniques durant la période antique (IIIe s. av. – IVe s. apr. J.-C.) est déjà leur extrême mobilité, qui aboutira aux Grandes Invasions. Les Germains sont les initiateurs et les principaux agents des migrations qui affectent le continent européen. Comme l’ont parfaitement reconnu les plus anciens historiographes, la Scandinavie et, à un moindre degré, les régions septentrionales de l’Allemagne actuelle furent durant plus d’un demi-millénaire «comme un atelier de peuples ou une matrice de nations», pour reprendre l’heureuse expression du Got Jordanès (VIe s.). L’historien moderne distingue et classe ces pulsations successives plus qu’il ne les explique vraiment; le rôle de facteurs climatiques, souvent invoqués, reste possible, mais obscur. En tout cas, il faut souligner qu’aucun peuple n’exerçait alors de pression sur les pays nordiques d’où partirent les premières migrations. Ce n’est qu’ultérieurement, en Europe centrale, à partir du IIe siècle de notre ère, que des nomades venus des steppes eurasiatiques exercèrent une action non négligeable sur le déclenchement des expéditions en territoire romain.
Des envahisseurs inorganisés
Les premières apparitions des Germains dans le rôle d’envahisseurs se placent au IIIe siècle avant notre ère, quand les Bastarnes et les Skires, traversant l’isthme européen entre la Baltique et la mer Noire, se présentent devant les villes grecques situées entre la Crimée et le delta du Danube. Ce mouvement est sans doute lié aux grandes migrations celtiques qui affectent alors l’Europe centrale; il n’a guère de conséquences. Puis, à la fin du IIe siècle avant J.-C., débute l’épopée des Cimbres, des Teutons et des Ambrons. Venus probablement de la péninsule jutlandaise, ils entreprennent vers 115 avant J.-C. une «marche à la Méditerranée», sans préparer ni éclairer leur migration. D’abord ils bousculent les Celtes d’Europe centrale et cherchent un accès direct à l’Italie, puis, après un échec dans les Alpes orientales, ils errent plusieurs années en Gaule méridionale, en Espagne orientale et dans la plaine du Pô. Seuls les Romains leur opposent une résistance sérieuse qui s’achève par le double anéantissement des Teutons à Aix-en-Provence (102) et des Cimbres à Verceil en Piémont (101) par les armées de Marius. L’épisode reste peu explicable et, au total, isolé.
Au siècle suivant, l’avance de peuples germaniques vers le sud et le sud-ouest, à travers des pays dont les habitants celtes, trop peu nombreux, perdent progressivement le contrôle, prend un caractère plus cohérent. Son principal héros est Arioviste, roi élu des Triboques du pays de Bade, bien connu grâce à César. À la tête d’une coalition de peuplades suèves, il cherche un établissement sur la rive gauche du Rhin, mais César accourt et l’écrase, en 58 avant J.-C. César, encore, arrête une poussée similaire, mais plus limitée, trois ans plus tard, sur le Rhin inférieur. Ce fleuve marquera pendant plus de quatre siècles la limite de la Germanie politique et militaire. Un système de fortifications mis en place par Rome, le limes , en interdira à peu près le passage, à partir du règne d’Auguste, il se prolongera également le long du Danube supérieur.
La romanisation du monde germanique
Rome ne considéra d’abord le Rhin que comme une ligne d’arrêt provisoire, avant un nouveau bond en avant, par exemple jusqu’à l’Elbe. L’aisance relative avec laquelle les Romains avaient occupé la Gaule avait créé des illusions sur la résistance possible des Germains dont l’état de civilisation – Strabon l’atteste – apparaissait alors fort voisin. Une série de campagnes méthodiques de Drusus, Domitius Ahenobarbus et Tibère, sous Auguste, n’obtint à grand prix que des résultats partiels, puis ceux-ci furent ruinés par la défaite que subirent les légions de Varus en l’an 9 de notre ère devant le chef chérusque Arminius dans le Teutoburger Wald. Devenu empereur, Tibère renonça à l’occupation permanente des pays au-delà du Rhin, et ne conserva que quelques têtes de pont.
Cependant, c’est à juste titre que les archéologues scandinaves désignent la période qui suit sous le nom d’«âge romain du fer». La guerre n’empêche pas le commerce, et le fait le plus marquant du Ier siècle de notre ère est la pénétration profonde du monde germanique jusqu’à la Baltique et au-delà par les produits romains issus directement d’Italie (par Aquilée) ou, à un moindre degré, venus de la Gaule septentrionale ou des régions balkaniques. Les céramiques, les armes, les objets de la vie quotidienne, les monnaies mêmes de Rome (bien qu’au-delà du limes elles n’aient pas eu de rôle économique) se répandent, spécialement dans les classes dirigeantes: un chef de l’île danoise de Lolland se fait inhumer avec les magnifiques tasses d’argent ornées de scènes homériques qui viennent d’un légat romain de Germanie. Le vocabulaire élémentaire de ces échanges sera bientôt emprunté à son tour au latin par le germanique occidental et septentrional (all. kaufen , dan. købe , «acheter», du lat. caupo , «tavernier»; all. Pfund , dan. pund , «livre», du lat. pondus ; dan. øre , du lat. aureus , «monnaie d’or»).
Dans un milieu encore mal identifié, peut-être chez les Marcomans, l’idée de créer une écriture germanique, à l’image des alphabets du monde méditerranéen, prend naissance vers la même époque: ce sera l’écriture runique, ou futhark , du nom de ses premiers caractères. Elle apparaît toute constituée au début du IIIe siècle, sur des inscriptions trouvées au Danemark. Tous les peuples nordiques, et beaucoup de peuples westiques, l’ont utilisée à l’époque des Grandes Invasions pour des marques de propriété ou des formules magiques; mais les services qu’elle rendit furent presque toujours médiocres, et elle ne servit jamais vraiment de support à une culture intellectuelle autonome.
Cette Germanie occidentale à l’ombre de Rome, où la diplomatie romaine ne cessait d’intervenir, ne fut pas pour l’Empire un voisin vraiment dangereux jusque vers le milieu du IIe siècle après J.-C. Les guerres sont fréquentes, mais restent limitées à une frange assez étroite de part et d’autre de la frontière. Rome annexe sous les Flaviens l’angle rentrant entre le haut Danube et le Rhin moyen (les champs Décumates), pour raccourcir le front plus que pour étendre son territoire. Derrière cette zone de contact stabilisée s’accomplissent cependant de profonds brassages. Les hostilités constantes finissent par user nombre des peuples les plus proches du Rhin, tandis que leurs éléments dirigeants passent souvent une partie de leur carrière au service de l’Empire. Dans l’intérieur de la Germanie autonome, de nombreux regroupements politiques s’échafaudent, puis s’effondrent: le meilleur exemple en est fourni par l’éphémère royaume des Marcomans de Marobaud centré sur la Bohême qui venait d’être enlevée aux Celtes (9 av. – 19 apr. J.-C.).
L’Empire romain ébranlé
Vers l’est plus instable, des dangers nouveaux se manifestent bientôt. Les Gots se déplacent de la Baltique à la mer Noire, et vont s’établir dans la steppe du Dniepr et du Don, au voisinage du monde mouvant des nomades cavaliers. Le contact de Rome et des Germains se resserre vers la Hongrie et la Roumanie d’aujourd’hui: un front presque continu les oppose maintenant sur tout l’immense espace qui va du delta du Rhin à celui du Danube. Dans le dernier tiers du IIe siècle se déclenche un assaut général des Barbares danubiens contre l’Empire romain: les peuples ostiques, lentement descendus vers le sud à partir des plaines de l’Oder et de la Vistule, y rejoignent des Germains établis de longue date en Europe centrale et quelques peuplades iraniennes. Marc Aurèle conjure à grand-peine une catastrophe menaçante, mais les Germains ont pu parvenir en 169 jusque dans le nord-est de l’Italie. Ils n’oublieront plus ce qu’ils y ont entrevu.
Une nouvelle poussée se place au milieu du IIIe siècle. Le limes du Rhin moyen est enfoncé en 254, les Germains pénètrent en Belgique vers 259, puis entre 268 et 278 errent librement dans l’intérieur de la Gaule, incendiant et saccageant presque toutes les cités et les villae rurales. Une bonne partie de l’œuvre de romanisation des trois siècles précédents est anéantie. En 260 et en 270, les Alamans pénètrent en Italie du Nord. En même temps, les Gots, par terre et par mer, envahissent la Thrace, la Grèce et même l’Asie Mineure qu’ils dévastent, emportant des troupeaux de captifs qu’ils ramènent au nord du Danube. Le système romain semble à la veille de s’écrouler.
Mais les Germains n’ont aucune vue d’ensemble, aucun programme en dehors du pillage; ils n’osent pas encore se partager le sol romain. Les armées impériales parviennent à rétablir la situation militaire sous Aurélien, au seul prix de l’abandon de la Dacie, dont les Gots occupent les plaines d’une manière peu dense. L’ouverture de la succession est retardée de près d’un siècle et demi.
L’équilibre, toutefois, ne sera plus le même. Chez les Germains de l’Ouest, de nouveaux groupements, de caractère surtout militaire, se font jour, comme les Francs sur le Rhin inférieur ou les Alamans au nord du haut Danube. Sur les côtes de la mer du Nord les Saxons succèdent aux Chauques et se livrent vers 286 à la piraterie en direction de la Bretagne et de la Gaule. Simultanément des mouvements confus remanient les peuples de Scandinavie méridionale et préparent une nouvelle expansion, elle aussi surtout maritime. Du côté de Rome, on commence à employer les Germains vaincus pour réparer les dégâts subis et remettre les campagnes en valeur: prisonniers ou transfuges sont absorbés soit comme colons ruraux, soit comme soldats. Aux princes germains s’ouvrent plus que jamais les carrières d’officiers. La Romania commence à se teinter de germanisme par l’intérieur avant d’être submergée par les envahisseurs.
Ces nouvelles données inaugurent une autre période de l’histoire externe des Germains, celle des Grandes Invasions, qui s’étend sur les IVe, Ve et VIe siècles.
Germains
nom par lequel les Romains du Ier s. av. J.-C. désignaient les peuples indo-européens installés à l'E. du Rhin et au N. du Danube. Au IIe millénaire av. J.-C., les Germains vivaient peut-être en Scandinavie du S. De là, ils essaimèrent, occupant, entre 1000 et 500 av. J.-C., les plaines de l'Allemagne du N., entre le Rhin et la Vistule. En 102-101 av. J.-C., ils pénétrèrent en terre romaine, mais, vaincus par Marius et César, ils furent contenus hors des frontières de l'Empire, qu'ils ne débordèrent qu'au IIIe s. apr. J.-C. Aurélien refoula alors les Vandales et les Alamans; puis Probus, les Francs, les Vandales et les Sarmates. Aux IVe et Ve s. apr. J.-C., les invasions germaniques s'étendirent sur toute l'Europe occid. romanisée. V. Barbares.
Encyclopédie Universelle. 2012.