DÉPERSONNALISATION
Désignée par Dugas (1898) dans les termes où Amiel analysait ses propres expériences dans son journal intime (1883), la dépersonnalisation est décrite en psychiatrie comme un état où l’individu ne se reconnaît pas lui-même comme personne (Schilder, 1914). Observée le plus souvent au cours des phases évolutives de névroses et psychoses les plus diverses, la dépersonnalisation est moins un état qu’un processus; elle est surtout l’expérience vécue d’un sujet éprouvant l’angoisse de perdre le sens de sa personnalité, de la consistance de son corps, de la familiarité, voire de la réalité de l’ambiance où il vit, et qui, se cherchant au miroir intime de sa conscience, n’en reçoit que l’image de sa propre perplexité, d’«être comme n’étant pas».
Les thèmes de la dépersonnalisation
Les thèmes de la dépersonnalisation sont divers, nuancés à l’infini, ineffables, rapportés par le sujet dans un langage où dominent les expressions comparatives et analogiques.
Les plus caractéristiques, auxquels le syndrome doit son nom, relèvent de la sphère du moi psychique: sentiment éprouvé par le sujet que l’ensemble de ses affects, pensées, actes ont perdu les qualités par lesquelles, normalement, toute expérience vécue se réfère à l’image intime que chacun se fait de sa personne. Il ne se reconnaît pas dans ses actions, ses paroles, ses émotions, qui lui paraissent étranges et étrangères, colorées d’irréalité. Ce sont certaines formes discrètes d’indécision perplexe, d’impression de vide intérieur, qui atteignent dans les formes plus franches le sentiment d’anéantissement de toute vie psychique intime, voire de dédoublement allant jusqu’à l’héautoscopie (illusion fugace d’apercevoir son double ou d’être spectateur de sa propre conduite).
Il s’y mêle des sentiments de dépersonnalisation du corps propre éprouvé comme étranger à l’image de soi. Métaphoriquement, le sujet évoque des transformations de la densité, de la consistance ou des limites de son corps. Ces sentiments sont généralement diffus, rarement localisés à un organe, vécus parfois comme étrangeté des traits du visage qui, au miroir, perdent leur familiarité. Cette dépersonnalisation somatique concerne surtout l’ensemble des qualités de l’expérience permettant au sujet de se sentir vivre dans un corps authentifié comme sien, et les expressions les plus caractéristiques évoquent des sentiments complexes d’anéantissement, faisant dire à certains qu’ils vivent comme des «morts vivants».
On a nommé «déréalisation» l’ensemble des sentiments d’irréalité de l’ambiance: ce sont l’impression diffuse d’opacité, d’étrangeté des choses ou, plus précises, les illusions des fausses reconnaissances (d’avoir déjà vécu une situation pourtant nouvelle, ou de n’avoir jamais vécu une situation familière). L’essentiel est ici (Pierre Janet) la perte du sentiment de réalité qui normalement colore tout acte de perception, la perte de la fonction du réel, indispensable à une conscience organisatrice de l’ordre temporo-spatial des conduites présentes. La déréalisation est souvent exprimée comme sentiment d’éloignement, d’artificialité, d’irréalité des choses et des personnes de l’ambiance; elle comporte la perte du sens de la durée par une sorte de négation du présent pouvant aller jusqu’à l’impression d’anéantissement du réel, qui perd toute consistance objective; le malade, alors, se sent «passer comme une ombre dans un monde d’apparences peuplé de fantômes».
Signification nosologique
La dépersonnalisation n’a pas par elle-même de signification nosologique particulière; on peut même, de façon fugace, l’éprouver normalement à l’endormissement ou avec la fatigue. Elle varie cependant dans ses expressions et sa signification suivant la structure du processus psychopathique qui la détermine, étant liée à des moments critiques de son évolution au cours de nombreuses névroses et psychoses. Elle est très nuancée et riche dans son expression verbale chez le psychasthénique qui s’en défend par les conduites compulsives caractérisant ses obsessions. Tragique, elle traduit l’épreuve catastrophique du schizophrène, terrorisé par l’angoisse du néant, angoisse dont il ne peut se protéger qu’en s’enfermant dans un autisme hermétique. Elle colore le vécu de toute psychose délirante subaiguë, où se désorganise l’ordre spatio-temporel du champ de conscience, ce qui livre le sujet aux fantasmes qui mêlent le rêve à la réalité de son personnage et de son monde. Parfois, dans certaines mélancolies graves, la dépersonnalisation se résout en délire de négations où le sujet affirme qu’il est un mort immortel pour qui la vie et la mort n’ont point de sens.
Bien qu’errance de l’esprit – «délire» au sens étymologique – la dépersonnalisation n’est pas un délire, au sens psychiatrique, où le sujet affirme la réalité objective de ses fantasmes: possession de soi par des influences étrangères chez l’halluciné, conviction imaginée d’une identité fabuleuse, etc.; il n’y a pas non plus dépréciation nosophobique des organes comme on l’observe chez l’hypocondriaque.
Le processus de dépersonnalisation
Quelles qu’en soient les nuances cliniques, la dépersonnalisation a une certaine unité dans la mesure où, en essence, elle est doute, angoisse, mise en question de l’authenticité de soi-même et du monde liée à la perte des qualités qui normalement assurent la référence de toute expérience vécue à une certaine image de soi dans la relation de la personne au réel. Elle n’est pas perte de la notion du réel, mais du sentiment de réalité personnelle du vécu. C’est justement cela que le dépersonnalisé cherche à retrouver dans l’intimité de sa conscience par un effort presque éperdu d’auto-analyse. Mais, cette introversion narcissique du courant de conscience ayant les mêmes caractères subjectifs d’irréalité, le sujet n’y retrouve encore que son anxiété de perdre cette image de soi, qui s’estompe à mesure qu’il la recherche. «Par l’analyse je me suis annulé», écrivait Amiel, retrouvant ainsi le paradoxe de ce processus où le sujet perd le sens du réel et de son moi à force de s’y cramponner.
Cela explique l’échec de nombreuses théories qui ont tenté de rapporter la dépersonnalisation à l’altération d’un « schéma corporel» neurologique, en tant que perturbation de l’intégration corticale de l’ensemble des afférences sensitivo-motrices qui assure chez l’être humain la connaissance de son corps. Il ne s’agit pas en effet du corps en tant qu’organisme, supportant l’être et objet de savoir, mais en tant que «corporéité vécue», au sens de Merleau-Ponty, c’est-à-dire du corps sujet de l’expérience.
Soulignant l’importance affective de ce vécu, les psychanalystes rapportent la dépersonnalisation à une sorte de dépolarisation de l’intérêt libidinal pour le corps, qui serait soit excessif par accroissement de la libido narcissique (Federn et Fenichel), soit au contraire désinvestissement libidinal du corps propre (P. Schilder). Plus récemment, les psychanalystes soulignent la lente maturation de l’image de soi à partir des premières relations de l’enfant aux objets privilégiés de ses pulsions, considérant la dépersonnalisation comme une sorte de régression à un stade prégénital, où s’altèrent l’aménagement et la distance des relations du moi à ses objets narcissiques (Bouvet).
Si cette orientation est susceptible de conférer ses significations à la dépersonnalisation, par référence aux stades primitifs de la formation de l’image de soi, la question de la nature de la crise existentielle qu’elle représente reste néanmoins en suspens. Les travaux les plus féconds en ce domaine comparent les psychoses délirantes subaiguës – voire schizophréniques pour certains – avec ce que l’on observe au cours des psychoses expérimentales, soit par les drogues psychotropes à effet psychodysleptique, soit par déprivation sensorielle. Elles ont un trait commun: l’étroite relation existant entre les «distorsions perceptives» (J. Delay) et l’émergence des sentiments de dépersonnalisation. Sans doute la structure de l’expérience vécue n’est-elle pas identique dans les deux cas; mais, même dans les psychoses expérimentales, les sentiments de dépersonnalisation varient considérablement suivant l’attitude du sujet à l’égard de l’épreuve à laquelle il se soumet, ou qu’il subit, selon qu’il y a ou non existence du besoin narcissique d’analyse intime de ce qu’il ressent.
Crise existentielle, la dépersonnalisation apparaît généralement comme émergeant au point de rupture de l’unité essentielle de la conscience – comme activité organisatrice de l’expérience actuelle – et de la conscience de soi – comme référence intime à la genèse de la personne –, c’est-à-dire au point de rupture de l’unité de ce lent processus de maturation par où le je , sujet, s’est affirmé comme un moi , image de soi qui l’identifie et l’authentifie.
dépersonnalisation [ depɛrsɔnalizasjɔ̃ ] n. f.
• 1898; de dépersonnaliser
1 ♦ Littér., didact. Action d'ôter la personnalité de, de rendre impersonnel; état qui en résulte. « cette dépersonnalisation poétique qui me fait ressentir les joies et les douleurs d'autrui » (A. Gide).
2 ♦ Psychiatr. Impression de ne plus être soi-même, en tant que personne physique et personnalité psychique, fréquente dans de nombreux états délirants (notamment dans la schizophrénie).
3 ♦ (av. 1957) Action d'enlever une empreinte personnelle trop apparente (à qqch.).
⊗ CONTR. Personnalisation.
● dépersonnalisation nom féminin Action de dépersonnaliser ; fait d'être dépersonnalisé. Perte, par un sujet, du sentiment de sa propre réalité physique et mentale.
⇒DÉPERSONNALISATION, subst. fém.
Action de dépersonnaliser quelqu'un ou quelque chose, de se dépersonnaliser; résultat de cette action; fait d'être dépersonnalisé :
• 1. [Aussi] le goût de l'analyse psychologique n'est-il en aucune façon un sûr critère du sens d'autrui. Il peut n'être que le goût de décomposer et de recomposer. Il peut s'allier à la plus implacable dépersonnalisation de l'objet de son étude.
MOUNIER, Traité du caractère, 1946, p. 516.
• 2. ... l'habitat collectif périphérique aux villes entraîne une dépersonnalisation de la maison, des liaisons difficiles avec le reste du monde, ...
BELORGEY, Le Gouvernement et l'admin. de la France, 1967, p. 360.
— Spéc., PSYCHOPATHOLOGIE. Trouble de la personnalité observé chez les malades atteints de psychoses, de délires, de dépressions nerveuses, ou ressenti après absorption de certaines drogues et comportant un sentiment d'étrangeté ou d'extériorité par rapport au moi et un sentiment de perte totale ou partielle de l'intégrité corporelle et (ou) psychique. Le sentiment de la dépersonnalisation n'est, à notre avis, qu'un symptôme et une phase dans l'état psychasthénique (JANET, Obsess. et psychasth., 1903, p. 42) :
• 3. La dépersonnalisation et le trouble du schéma corporel se traduisent immédiatement par un fantasme extérieur, ...
MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, 1945, p. 391.
Prononc. :[]. Étymol. et Hist. 1898 (DUGAS, Un Cas de depersonnalisation, Revue philos. ds LALANDE). Dér. de personnel; préf. dé-; suff. -isation (-iser et -ion). Fréq. abs. littér. :28. Bbg. DUB. Dér. 1962, p. 33.
dépersonnalisation [depɛʀsɔnalizɑsjɔ̃] n. f.
ÉTYM. 1898; de 1. dé-, personnel, et -isation.
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1 Littér., didact. Action d'enlever la personnalité de, de rendre impersonnel; état qui en résulte.
1 Cette abnégation, cette dépersonnalisation poétique, qui me fait ressentir les joies et les douleurs d'autrui beaucoup plus vivement que les miennes propres, nul n'en parle aussi bien que Keats (Lettres).
Gide, Journal, 29 mai 1923.
2 Rien n'innocente le nu comme la dépersonnalisation du visage, et la Renaissance le comprendra (…)
Malraux, les Voix du silence, I, IV.
2.1 Et l'étrange est que dans cette dépersonnalisation systématique, dans ces jeux de physionomie purement musculaires, appliqués sur les visages comme des masques, tout porte, tout rend l'effet maximum.
A. Artaud, le Théâtre et son double, Sur le théâtre balinais, Idées/Gallimard, p. 87.
2 (1898). Psychiatrie. Impression de ne plus être soi-même, en tant que personne physique et personnalité psychique, fréquente dans de nombreux états délirants (notamment dans la schizophrénie). ⇒ Déréalisation.
3 On a désigné par ce terme (dépersonnalisation) une illusion sui generis, distincte de ce qu'on nomme d'ordinaire dédoublement de la personnalité, et consistant surtout à percevoir ses propres paroles et ses propres actes comme on percevrait quelque chose d'anormal et d'étranger.
A. Lalande, Voc. de la philosophie, art. Dépersonnalisation.
4 Il ne s'agissait pas de ce sentiment de dépersonnalisation bien connu (et qui cause un tel désarroi lorsque, enfant, nous l'éprouvons pour la première fois), mais, en dehors et au-delà de toute identité, de la prise de conscience du phénomène incompréhensible de la vie.
Claude Mauriac, le Temps immobile, p. 269.
5 Depuis cent ans, la folie (littéraire) est réputée consister en ceci : « Je est un autre » : la folie est une expérience de dépersonnalisation.
R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, p. 142.
3 (Av. 1957). Action d'enlever une empreinte personnelle trop apparente (à qqch.).
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CONTR. Personnalisation.
Encyclopédie Universelle. 2012.