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ALEXANDRE LE GRAND
ALEXANDRE LE GRAND

Comme Christophe Colomb, Alexandre a changé le cours de l’histoire. Avec lui la 神ó晴﨟 meurt, l’État moderne apparaît. Il a créé l’idée impériale, fondé une monarchie où il a diffusé la culture hellénique.

Tout en Alexandre «portait la marque du héros». Son origine était divine par sa mère Olympias, vouée aux rites orphiques et dionysiaques, il descendait d’Achille, fils de Zeus, et par son père, Philippe II, il se rattachait à Héraklès, également fils de Zeus.

Il y a en lui du Barbare: il tient de sa cruelle mère qui fit régner la terreur à la cour de Pella, un tempérament passionné. Il se laisse emporter par de terribles colères (il tuera son ami Clitus, fera exécuter son vieux général Parménion). Des sentiments violents l’agitent. Il aime les fêtes excessives, les banquets et les beuveries. Ses convictions religieuses sont entachées de superstition. Mais il possède une volonté de fer: ses accès de passion et ses colères sont suivis de prompts repentirs. Il peut se montrer cruel et injuste, mais son cœur est généreux, capable de tendresse: le Roman d’Alexandre le Grand répandra dans le monde entier l’image d’un chevalier modèle, exemple des plus hautes vertus.

Il est vrai qu’Alexandre est aussi un Grec. Il a reçu, à l’âge de treize ans, un précepteur illustre, Aristote, qui lui a enseigné non seulement son savoir encyclopédique (il connaît l’Iliade et les tragiques par cœur, la médecine et les sciences naturelles aussi bien que les mathématiques et l’histoire), mais aussi l’exercice de la volonté et la domination de soi, en un mot la sagesse.

Le rayonnement et la puissance de séduction d’Alexandre tiennent, sans nul doute, à l’union intime en lui de ces traits contradictoires: Grec et Barbare, mystique et réaliste, rêveur et positif, il est emporté par son imagination et guidé par sa raison. L’irrationnel et le mystère l’attirent, mais sa lucidité trace la route à suivre. En lui la plus claire réflexion se double d’une souplesse d’opportuniste.

Très tôt, Philippe a dressé Alexandre à son métier de roi. Tandis qu’il fait campagne contre Byzance, il lui confie, à seize ans, la régence de la Macédoine; il lui donne à dix-huit ans la responsabilité de la victoire de Chéronée, sur Thèbes et Athènes unies, en lui remettant le commandement de la cavalerie qui enfoncera le bataillon sacré.

À vingt ans, il succède à son père, tué par un de ses officiers et donne toute sa mesure. Il brûle sur un même bûcher l’assassin officiel de sa victime, et tue les concurrents au trône de Macédoine. Après avoir assuré la sécurité de ses frontières au nord par une campagne éclair sur le Danube, il soumet les Triballes en Bulgarie (335), puis les Gètes. Les Illyriens et les Taulantins reconnaissent son autorité, et les Celtes lui dépêchent des ambassadeurs, en lui accordant leur alliance.

Le «petit jeune homme de Pella» impose sa loi à la Grèce, rase Thèbes au son des flûtes, épargnant toutefois la maison de Pindare et les temples des dieux. Déférant aux conseils de Phocion, il fait grâce aux Athéniens.

Nous sommes en automne 335, et au printemps de 334, tout est prêt pour la grande expédition d’Asie. Alexandre imposera sa loi: la ligue de Corinthe le nomme en 325 hêgemôn à vie et stratège autocrate contre la Perse.

C’est l’Iliade qui recommence, la revanche des guerres médiques: en réponse à Xerxès, Alexandre jette une coupe d’or dans l’Hellespont.

1. L’épopée

Réalisation du programme panhellénique

Au printemps de 334, Alexandre passe l’Hellespont et se lance sur les traces d’Achille: il débarque à Ilion, où il honore son héros. Il fiche son javelot en terre – il est venu en conquérant –, voue son armure à Athéna, emporte le bouclier sacré. Puis il rejoint son lieutenant Parménion pour marcher contre les Perses. L’armée perse est nombreuse: 120 000 soldats et 20 000 mercenaires contre les 35 000 hommes environ dont dispose Alexandre. Mais les chefs sont divisés: Memnon préconise la tactique du vide; Darius III préfère livrer à Alexandre une bataille rangée.

Elle a eu lieu sur le Granique, au printemps de 334, et Alexandre remporte sa première victoire en Asie. Il occupe la côte, rétablit dans toutes les villes grecques la démocratie, et supprime le tribut. Autour des villes, les territoires demeurent des satrapies, mais gouvernées par des Macédoniens. Alexandre n’annexe pas ses conquêtes, il les organise selon une forme originale, que les circonstances lui inspirent.

Faute d’argent, il renvoie sa flotte. L’habile Memnon, toutefois, ne parvient pas à l’arrêter, malgré la résistance de Milet et d’Halicarnasse. Alexandre a libéré les villes du Sud lorsque la mort de Memnon le débarrasse d’un redoutable adversaire. Il peut alors remonter vers le nord, rejoindre Parménion en Phrygie. À Gordion, il tranche d’un coup d’épée le nœud gordien, geste qui lui promet la possession du monde. Ancyre est prise, puis Tarse (333). Halicarnasse succombe; la Carie est rendue à la vieille princesse Ada, qui adopte Alexandre; un stratège macédonien l’assistera. Toutes les satrapies orientales seront organisées sur ce type: pouvoirs civils à des Perses fidèles, pouvoirs militaires à des Macédoniens. Alexandre soumet la Cilicie et fait célébrer de grands jeux de type hellénique, à Soloï.

Un an suffit à Alexandre pour libérer les villes grecques et conquérir l’Asie antérieure.

Imposant le lieu de la bataille une nouvelle fois, à Issos, Alexandre affronte le Grand Roi. La fuite de Darius lui donne la victoire. Les portes de la Syrie sont ouvertes et les Perses seront privés désormais de l’appui des villes phéniciennes (automne de 333).

Les ambitions d’Alexandre augmentent; un champ d’action immense s’ouvre à sa volonté de puissance. Contre l’avis de Parménion, il rejette les propositions de Darius. Il est vainqueur: à lui de commander à l’Asie.

Conquête du royaume achéménide: d’Issos à Ecbatane (333-330)

Au lieu de poursuivre Darius, Alexandre décide d’occuper la côte syrienne pour neutraliser la flotte perse. Après un siège de sept mois (janvier-août 332), il s’empare de Tyr – où 8 000 Tyriens sont massacrés et 30 000 vendus comme esclaves – puis de Gaza, et marche sur l’Égypte.

L’occupation de l’Égypte répondait à une nécessité stratégique; une Égypte perse pouvait appuyer les Grecs, qu’entraînait dans une nouvelle révolte le roi de Sparte, Agis (331). Alexandre est accueilli en Égypte comme un libérateur: sa tolérance religieuse lui vaut la sympathie de tous. À Memphis, il est peut-être intronisé roi-pharaon dans le temple de Ptah.

En 331, il se rend, à travers le désert, à l’oasis de Siwah, pour demander à Ammon, assimilé à Zeus par les Grecs, une confirmation de son pouvoir. Il entre seul dans le temple comme «Fils d’Ammon», et obtient l’approbation du dieu. Le 20 janvier, il a décidé la fondation de sa première colonie grecque, Alexandrie, destinée au plus brillant avenir. Il organise une expédition scientifique, chargée d’étudier la crue du Nil, et divise l’Égypte en quatre districts: Haute- et Basse-Égypte, Libye et Arabie; à leur tête, des gouverneurs perses et deux stratèges macédoniens. Il place des garnisons à Péluse et à Memphis: les finances sont centralisées entre les mains de Cléomène, un Grec de Naucratis, qui absorbera peu à peu tous les pouvoirs. Après avoir reconstitué sa flotte et assuré ses liaisons avec l’Europe, Alexandre quitte l’Égypte pour la Phénicie.

À Tyr, Alexandre crée deux fonctionnaires financiers, un pour l’Asie Mineure à l’ouest du Taurus, un autre pour la Cilicie, la Phénicie et la Syrie, ainsi regroupées. Maître de la mer et sûr de toutes les côtes, il peut affronter le Grand Roi. Dans l’été de 331, il franchit l’Euphrate, puis le Tigre. Darius, à Babylone, a constitué une armée puissante, dotée de chars équipés de faux, et pourvue d’éléphants. Payant de sa personne, Alexandre force la victoire à Gaugamèles (331). Comme à Issos, Darius s’enfuit, Alexandre le poursuit en vain. Il entre à Babylone et prend le titre de roi de l’Asie.

Il devient, en même temps, le maître en Grèce; intervenant dans les affaires intérieures des cités, il décrète l’abolition des tyrannies et détache ainsi les Grecs de Sparte.

Le destin d’Alexandre se transforme alors. Avec Babylone, il tient une des capitales de l’Empire achéménide. Il se hâte de prendre possession des autres. En novembre, il occupe Suse, où il s’empare du trésor de Darius (40 000 talents). Il entre ensuite à Persépolis dont il fait incendier les magnifiques palais comme autrefois Xerxès à Athènes. En janvier 330, il prend Pasargades, la capitale de Cyrus, dont il fait restaurer le tombeau. Au printemps, il marche sur Ecbatane, où s’est enfermé Darius: le Grand Roi s’enfuit et Alexandre occupe, sans coup férir, la dernière capitale du royaume perse.

C’est la fin de la croisade grecque: Alexandre renvoie chez eux les cavaliers thessaliens et les troupes grecques de la Ligue. Une page est tournée; une nouvelle épopée commence.

Conquête de l’Iran

L’existence de Darius, prisonnier de deux satrapes entreprenants, Bessus et Narbazane, menace Alexandre. Il se lance à leur poursuite en juillet 330, à travers les montagnes iraniennes, en une folle chevauchée, par marches forcées, de jour et de nuit. Les satrapes fuient après avoir assassiné Darius. Alexandre, qui se considère comme son héritier légitime, jure de le venger et lui fait rendre les honneurs royaux.

Darius mort, Alexandre est seul maître de l’Asie: pourquoi continuer une guerre lointaine et pénible? Les soldats aspirent au retour. Ils désapprouvent sa politique nouvelle, l’adoption du costume d’apparat des rois perses, la pratique de certaines cérémonies, l’incorporation de soldats orientaux dans l’armée.

Cependant, Alexandre persuade ses troupes: Narbazane s’est rendu, mais Bessus a pris le titre de Grand Roi et le nom d’Artaxerxès. En juillet 330, Alexandre est en Hyrcanie: pendant trois ans, dans un Iran hostile et farouchement attaché à son indépendance, il livrera ses plus âpres combats. Harcelé par les coups de main de l’adversaire, il allège son armée, divise la phalange en sections, incorpore des cavaliers sogdiens et perses, crée de nouvelles unités, les hipparchies, et les répartit en colonnes mobiles, prêtes à la riposte. En même temps, il assure ses conquêtes: il soumet l’Arie, y fonde de nombreuses villes, dont plusieurs Alexandries, installant une élite grecque en ces pays quasi sauvages. À l’automne de 330 éclate en Drangiane le complot de Philotas, fils de Parménion: le coupable est jugé par l’armée et mis à mort. Alexandre, dont le caractère s’est durci, permet l’exécution de Parménion.

D’Arachosie, où il fonde Alexandrie d’Arachosie, puis Alexandrie du Caucase, il gagne, au printemps de 329, la Bactriane où il s’empare de Bessus, puis la Sogdiane et le pays de Cyrus, qu’il venge en faisant massacrer la population. Il arrive à Maracanda (Samarkand), décide la fondation d’Alexandrie Eskhatê (Extrême) sur le Syr-Daria, pour garder la frontière et faire respecter ses conquêtes par les Barbares. Il a atteint les Bornes de Bacchus, les limites septentrionales de l’Oikouménè.

Mais le pays reste à pacifier. L’hiver de 329-328 est consacré à réprimer durement une série de soulèvements organisés par Spitamène en Bactriane et en Sogdiane. Spitamène, enfin, est assassiné par les Massagètes (fin 328). Avec la chute de la forteresse de l’Aornos, défendue par Oxyarte, l’Iran est tout entier soumis.

Maître des Perses et des Iraniens, Alexandre inaugure sa politique de fusion; il épouse la fille d’Oxyarte, Roxane, selon le rite iranien, et incorpore des Orientaux dans son armée. Ses soldats ne le comprennent plus et refusent d’accepter sa nouvelle politique. Plusieurs complots éclatent. En 328, Alexandre, pris de boisson, avait tué de sa propre main Clitus, qui l’avait sauvé au passage du Granique, parce que celui-ci blâmait son orgueil. En 327, l’opposition la plus violente se manifeste à propos de la prosternation (proskunêsis ) imposée par Alexandre à tous ceux qui approchent le roi. Calisthène, historiographe et neveu d’Aristote, symbole de la résistance macédonienne et grecque à la politique du roi, refuse de se prosterner. Dans cette atmosphère de malaise, le complot des Pages est découvert: il permet à Alexandre de faire exécuter Callisthène, et de briser toute résistance.

Alexandre dans l’Inde (327-325)

L’Inde a fait partie de l’Empire des Achéménides: Alexandre se doit donc de la conquérir. Fasciné par l’inconnu, il compte ainsi gagner la mer qui, croit-il, limite la terre vers l’est.

L’Inde ne forme pas alors cette monarchie unique, voulue plus tard par Chandragoupta (qui s’inspirait d’Alexandre), mais un ensemble de royaumes d’importances diverses. La campagne d’Alexandre met en contact deux des plus grands humanismes de l’Antiquité, l’humanisme grec et l’humanisme indien. Ainsi, l’hellénisme pénètre au cœur de l’Asie, et l’influence de l’art grec sur la sculpture indienne sera déterminante.

Après avoir préparé diplomatiquement sa campagne en nouant des relations avec les roitelets, Alexandre prend la tête d’une armée de 120 000 personnes, dont 60 000 femmes et enfants. Gardant pour lui la tâche la plus dure, il conquiert la région montagneuse septentrionale, et l’érige en satrapie. Puis avec Héphaistion, qui a franchi l’Indus, il s’empare du royaume de Taxila. Dans l’été de 326, une terrible bataille l’oppose au puissant roi Porus, et à ses éléphants: la victoire lui livre tout le Pendjab. Alexandre hellénise le pays en créant les deux colonies grecques de Nicée et Bucéphalie. Aux bord de l’Hyphase, pour la première fois, il entend parler du Gange: il décide d’aller de l’avant, mais les soldats, terrassés par les pluies incessantes et la dureté des combats, s’opposent à de nouvelles conquêtes. Ulcéré, Alexandre s’incline. Comme son ancêtre Héraklès, il fait dresser douze autels consacrés aux Olympiens, autour d’une colonne portant l’inscription: «Ici s’est arrêté Alexandre.»

Le retour; périple de Néarque

On reviendra par terre et par mer. Alexandre constitue une flotte de 800 bâtiments et la confie à Néarque. En novembre 326, l’armée descend l’Indus. De la proue de son navire, Alexandre offre des libations aux dieux des eaux, tandis qu’il renonce à son grand rêve oriental. Sur la rive droite Cratère, sur la rive gauche Héphaistion l’escortent. En juillet 325, il est à Pattala. Il divise le pays ainsi conquis, du Cachemire à la mer, en deux gouvernements (Gandhara et Sind), fonde deux nouvelles Alexandries, fait explorer le delta, étudier la flore, la faune, le sous-sol, dresser des cartes. Cratère est alors chargé de ramener une partie des troupes par la passe de Bolan. Néarque rentrera par mer en longeant la côte. Arrien, fidèle au journal de Néarque, nous raconte les passionnantes aventures des marins ahuris et effrayés par les baleines et les peuples ichtyophages. Alexandre s’est réservé l’itinéraire le plus pénible: il traverse le désert de Grédosie de nuit, fuyant la chaleur torride et la pénurie d’eau.

En décembre 325, il arrive en Carmanie, lieu du rendez-vous. Il est rejoint par Cratère. Dans l’angoisse il attend Néarque: sans nouvelles, il le croit perdu. Enfin, l’amiral est aperçu à Hormouz; Alexandre accourt et pleure de joie: ses marins sont bien vivants et sa flotte intacte. Des bacchanales de sept jours et de grands jeux célèbrent leur remarquable exploit.

À Suse, en février 324, Alexandre édicte des mesures politiques capitales:

– Fusion des peuples macédoniens et perses par des mariages massifs, pour fonder l’unité de son royaume sur une égalité naturelle. Dix mille soldats et officiers, richement dotés par le roi, épousent des femmes perses. Alexandre s’unit à Statira, fille de Darius, Héphaistion à la sœur de celle-ci.

– Fusion des armes: la cavalerie perse est réunie à la cavalerie macédonienne. Des nobles perses, les Épigones, entrent dans la garde royale, réservée jusqu’alors aux jeunes nobles macédoniens.

– Connaissant la fragilité de son Empire, Alexandre veut lui donner des bases sacrées: il exige d’être considéré et honoré par tous ses sujets comme un dieu. Pour les Orientaux, cette volonté ne pose pas de problèmes. Les Grecs délibèrent, et, résignés, répondent: «Si Alexandre veut être dieu, qu’il le soit!»

– L’édit sur les bannis rétablit les exilés dans leurs biens sur tout le territoire de la Ligue: il vise à faire régner la concorde générale, en ruinant les tentatives d’Harpale et le particularisme des cités.

Le discours d’Opis

Prononcé solennellement, ce discours résume la pensée politique d’Alexandre. Il scelle d’abord la réconciliation définitive du monarque et de son armée: une mutinerie avait entraîné l’exécution de treize meneurs. Touché par les pleurs des suppliants, Alexandre, qui avait accordé sa préférence aux Perses, décerne à tous ses soldats le titre de «Parents». Au cours d’un banquet de 8 000 personnes, il prononce un discours que les historiens interprètent différemment, selon les sources qu’ils retiennent. On peut affirmer toutefois qu’Alexandre y exprime avec clarté le vœu de concorde entre tous les peuples de l’Empire «dans une communauté de pouvoir». Il a dépassé le conseil d’Aristote: «Gouverner les Grecs en hêgemôn, les Perses en despote.» Il considère les uns et les autres comme des égaux.

Derniers actes; mort d’Alexandre

D’Ecbatane, en hiver 324, Alexandre organise l’exploration de l’Arabie et celle de la Caspienne. Selon Diodore et les Hypomnemata , conservés par Eumène, Alexandre avait conçu des projets plus vastes encore, la conquête de l’Afrique et de l’Espagne. En novembre, la mort d’Héphaistion l’atteint profondément: il reste plusieurs jours couché près du cadavre, sans prendre de nourriture. Enfin, il lui accorde les honneurs funèbres dus à un héros. Lui-même souffre d’un grand épuisement. Cependant, il se reprend une fois encore grâce à son énergie. De Babylone, où il rentre en février 323, il entreprend de grands travaux, reçoit des ambassadeurs venus de fort loin: de Carthage, d’Italie, de Gaule, peut-être de Rome. Continuant son œuvre de colonisateur, il fonde des villes, futurs centres commerciaux, telle Alexandrie Charax près de l’embouchure du Tigre. Frappé par la malaria, il est emporté en douze jours. Il meurt le 13 juin 323, à l’âge de trente-trois ans.

2. L’œuvre d’Alexandre et l’unification de l’Empire

Abandonnons à sa légende le «nouvel Achille», le «précurseur du Christ», mort sans avoir connu la défaite, et tentons de juger son œuvre en nous souvenant qu’elle fut inachevée. Écoutons Plutarque: «Il a réuni en un corps unique les éléments les plus divers [...]. Il crut qu’il était envoyé de Dieu, avec la mission d’organiser tout, de modifier tout dans l’univers [...]. Il voulait assujettir à une seule forme de gouvernement l’univers tout entier...»

Croyance à sa mission divine, unification de l’Empire: Plutarque dit vrai. En treize ans, on est passé de l’État d’Aristote à celui de Zénon. Le plus vaste des empires antiques a été constitué. Il n’est pas méditerranéen, il est européen et asiatique, Babylone en est la capitale. Rome n’aura qu’à reprendre la route tracée.

Le pouvoir monarchique

L’Empire comprenait des États disparates: Macédoine, Grèce, Égypte, Phénicie, Syrie, Palestine, Irak, Perse, Afghanistan, Inde; Alexandre les a unifiés en sa personne.

Tous les pouvoirs d’origine diverse dont il était détenteur, par héritage ou par droit de conquête, sont réunis entre les mains d’un seul, le souverain, monarque absolu et de droit divin. La juxtaposition de ses États se retrouve dans la juxtaposition des pouvoirs d’Alexandre.

Roi de Macédoine, il est à la fois l’élu et le chef de l’armée. Il exerce dans ce pays un pouvoir patriarcal. Son gouvernement a une allure militaire et féodale: l’armée en effet se réunit en Assemblée; elle assiste également le roi dans les fonctions judiciaires (elle a jugé les conjurés à Gaugamèles, à Opis). Alexandre place les Macédoniens aux postes de responsabilité; ils fournissent les satrapes et les généraux. Dans les villes, à Alexandrie par exemple, ils jouissent d’une situation privilégiée, les Grecs passant au second plan.

Hêgemôn de la Ligue, chef de la croisade des Grecs contre la Perse, et vengeur de Cyrus, Alexandre s’est toujours considéré comme le maître de la Grèce. Il a accentué peu à peu sa mainmise sur le pays, en y imposant les gouvernements de son choix, et en intervenant à plusieurs reprises dans les affaires intérieures des cités (notamment en 324). Il a voulu résoudre, après Xénophon et Isocrate, le grave problème que posait l’existence du prolétariat grec, conséquence de l’appauvrissement du peuple et de la concentration des richesses, en créant en Asie des colonies destinées à fixer ces déracinés, ces errants malheureux, souvent fauteurs de désordre. L’ampleur du peuplement grec en Asie semble considérable: après la mort d’Alexandre, les Grecs de Bactriane réussiront à constituer une armée de 20 000 fantassins et 3 000 cavaliers. Selon Plutarque, Alexandre aurait fondé plus de soixante-dix villes. On en connaît trente-quatre, dont vingt-cinq Alexandries. Leur site est toujours très bien choisi: certaines deviendront et demeurent encore de grands centres commerciaux. Nous ne savons pas grand-chose de leur constitution. Possédaient-elles, comme Alexandrie d’Égypte, une boulè , une ecclesia et des archontes? Leurs statuts étaient, semble-t-il, très divers. Le parchemin de Doura-Europos nous a conservé un fragment du code familial en vigueur: la loi de succession attesterait les droits du roi sur la terre de ces villes.

Le statut des villes grecque d’Asie Mineure, anciennes colonies de la métropole, n’est pas plus clair. Nous ignorons si Alexandre les a totalement «libérées» et si, alors, elles sont entrées dans la Ligue, ou s’il les a placées sous sa domination. La majorité des historiens incline à croire qu’elles ont été affranchies. Il n’en reste pas moins qu’Alexandre a supprimé (sauf très rares exceptions) les monnaies locales, et qu’il a parfois disposé de ces villes comme de bénéfices (par exemple, pour Phocion). Certes, elles ont été dispensées de tribut, n’ont jamais reçu de garnisons et on été soustraites à la juridiction des satrapes. En somme, elles semblent avoir joui d’un statut intermédiaire, d’une certaine autonomie. Cette colonisation de l’Asie par Alexandre l’a profondément hellénisée.

Roi de Perse, enfin, et successeur de Darius, Alexandre réunit des pouvoirs composites.

Le roi-dieu

Parfois, il est un simple suzerain: la Phénicie garde ses rois, la Judée ses grands prêtres. En Égypte, il est pharaon, roi-dieu, Horus vivant. En Mésopotamie, il est roi par la volonté du dieu Mardouk. Le feu qui brûle devant son image témoigne-t-il d’un culte rendu à sa personne ou à son seul génie? Quoi qu’il en soit, s’appuyant sur l’exemple de l’Orient, Alexandre a voulu être considéré et honoré comme un dieu par tous les sujets de son Empire.

Tarn a soulevé le problème de savoir si Alexandre s’était réellement cru dieu. Selon lui, c’est là une idée absurde, cette croyance étant, entre Héphaistion et le roi, un sujet banal de plaisanterie. Mais, convaincu de sa mission divine, il a cru qu’il était fils de dieu, et il a exigé qu’on le crût dieu. Il pensait avec juste raison que la reconnaissance universelle de sa divinité forgerait le lien moral transcendant indispensable à son Empire, et maintiendrait une trop fragile unité. Mais, en se faisant diviniser, Alexandre a altéré la notion du pouvoir: le droit divin a supplanté le droit par la naissance et l’élection; Rome, et nos rois après elle, sauront tirer profit de cette innovation.

Le costume du monarque reflète symboliquement la bigarrure de ses États: il porte la chlamyde et le bonnet rond et plat macédoniens, la tunique, le diadème et le manteau pourpre des Perses. Il vit dans la pompe; ceux qui l’approchent se prosternent devant lui. Il est entouré d’une cour, dont le cérémonial est réglé selon l’étiquette perse; des hétaires ou amis, macédoniens, au nombre de plus de cent, l’accompagnent et le conseillent. Sept ou huit gardes du corps, eux aussi macédoniens: Héphaistion (le grand vizir), Ptolémée, Lysimaque, etc.; des pages, nobles macédoniens de treize à quinze ans; des fonctionnaires: un officier de bouche (Ptolémée), un introducteur, un préposé aux tentes, aux tapis. Un chancelier (Eumène de Cardia, personnage remarquable) centralise la correspondance, règle les audiences du roi, rédige le journal quotidien de la cour, les «Éphémérides», conserve les deux sceaux de l’État, un macédonien pour l’Europe, un perse pour l’Asie. Ces traits seront ceux des cours helléniques.

L’unification de l’Empire

Cette politique prend appui sur une unification des méthodes de gouvernement, de l’armée, des finances et de l’économie. Au-delà de ces moyens, elle vise à l’unification religieuse et à la fusion des peuples de l’Empire.

Quelle aurait été l’organisation définitive de l’Empire? Nous l’ignorons. Dans ce domaine, l’œuvre d’Alexandre demeure inachevée. Tout de suite, il a renoncé à la polis , au cadre trop étroit, lui préférant la satrapie, qu’il trouvait sur place. Mais il a affaibli ce gouvernement: il a donné les pouvoirs civils à des Perses ou à des indigènes, les pouvoirs militaires et les finances à des stratèges et des fonctionnaires macédoniens. Cette division des pouvoirs a prévalu partout. Toutefois, après la révolte des satrapes en 326-325, Alexandre n’a pas nommé de remplaçants aux postes vacants; il semble donc avoir renoncé à la satrapie: à sa mort, deux ou trois satrapes demeuraient en fonction.

L’armée, pour sa part, se compose de 30 000 fantassins et de 4 500 cavaliers, Macédoniens, Grecs de la Ligue et mercenaires. Les Macédoniens forment le gros des forces. Ils constituent la cavalerie noble des hétairoi , commandée par l’hipparque, premier personnage après le roi, divisée en îlê de 150 hommes, l’îlê principale étant l’îlê basilikê; l’infanterie lourde: phalangistes, et l’infanterie légère: hypaspistes plus mobiles. Les troupes balkaniques sont représentées par les cavaliers thraces. Les confédérés grecs et les mercenaires peupleront les colonies d’Alexandre.

Cette armée initiale a été transformée. Sans craindre de mécontenter les Macédoniens, Alexandre a incorporé de plus en plus de Perses et d’Orientaux jusque dans la phalange et dans les hypaspistes; et il a créé une cavalerie de jeunes nobles perses, les Épigones , rivale des jeunes aristocrates macédoniens. Dans l’Inde, l’armée a complètement changé de nature: la présence de cavaliers bactriens et sogdiens, et celle des éléphants, en ont fait une véritable horde. Elle compte environ 100 000 personnes.

Dans le domaine financier, Alexandre, après avoir mis en circulation les trésors de Darius en les monnayant, accomplit un effort d’unification considérable:

1. Jusqu’alors, la frappe était répartie entre les satrapes (frappe de l’argent) et le Grand Roi (frappe de l’or): l’or ayant perdu de sa valeur, Alexandre adopte le bimétallisme, se réserve le droit de battre monnaie et la frappe des deux métaux. Il avait créé, à la veille de la conquête, une monnaie royale. Très vite, il crée une monnaie unique, dite impériale: roi de Macédoine sur une face (parfois Héraklès), roi divin perse brandissant le foudre sur l’autre. Il décide d’adopter l’étalon attique. La drachme nouvelle se répand dans le monde entier. La monnaie d’Alexandre sera la plus appréciée du commerce mondial.

2. L’administration financière est centralisée à Babylone entre les mains d’un trésorier général, Harpale.

La politique financière d’Alexandre est à l’origine de l’essor économique et du progrès des échanges mondiaux.

Alexandre, en effet, a voulu faire l’unité économique de son Empire. Il a tenté d’en réunir les différentes parties, par voie de terre en créant des routes, par mer en organisant des expéditions, tel le périple de Néarque, destinées à ouvrir de nouveaux débouchés au commerce grec. Il a fondé des ports aux endroits les plus favorables (à Pattala, à Alexandrie, à Babylone). Il a créé des villes sur les routes des caravanes, qu’utiliseront les Romains pour commercer avec l’Extrême-Orient: Alexandrie Eskhatê (Khodjent), Alexandrie d’Arie (Hérat), Alexandrie d’Arachosie (Kandahar), etc.

Chacun de ses États fait l’objet de ses soins: grands travaux d’irrigation en Babylonie, projet d’assèchement du lac Copaïs en Béotie; introduction de plantes iraniennes en Grèce; en Macédoine, pour améliorer la race bovine locale, importation des plus belles espèces asiatiques.

Mais Alexandre n’a pas, dans ce domaine, suivi Aristote et les Grecs: il a refusé de considérer les Perses comme des Barbares. Le principe fondamental de sa politique a été de fondre en un seul les différents peuples de son Empire; les mariages massifs de Suse étaient destinés à créer une race nouvelle macédo-perse, à l’image du pouvoir alexandrin.

Une telle politique s’appuyait-elle sur des idées neuves, sur une conception alors révolutionnaire de l’égalité et de la fraternité des hommes? Alexandre s’est-il élevé jusqu’à la notion de genre humain, précédant ainsi Zénon et saint Paul? Tarn a posé en 1931 ce passionnant problème qui divise encore les historiens.

Les uns (Tarn, Bonnard) croient avec Plutarque qu’Alexandre voulait être le réconciliateur du monde entier, et organiser la communauté (konia ) du genre humain; il était convaincu que Dieu est le père de tous les hommes et que ceux-ci doivent vivre dans la concorde et dans la fraternité. Le contact avec les civilisations diverses, avec l’humanisme bouddhique en particulier, prêché à cette date précisément en Inde, et avec le brahmanisme, aurait inspiré à Alexandre ces hautes pensées. Nous savons qu’il a connu et admiré les ascètes hindous et que l’un d’eux, Kalanya, suivit Alexandre jusqu’à sa mort qu’il choisit lui-même en construisant son bûcher avec l’approbation respectueuse du roi.

Wilcken estime, au contraire, que rien ne permet de dépasser le discours d’Opis où Alexandre exprime simplement le vœu de « concorde et de communauté du pouvoir » pour les peuples sur lesquels il règne: étendre cette pensée, l’universaliser en une conviction philosophique ou religieuse, est pure inférence et affaire d’opinion.

Les préférences d’Alexandre allaient à la religion grecque, qui s’accordait parfaitement avec ses vues politiques et se prêtait à l’assimilation des autres dieux. Alexandre a donc pu s’élever au-dessus des cultes nationaux, qu’il a respectés et favorisés partout. Il a comblé les temples orientaux de dons et les a restaurés. À Opis, il a fait officier ensemble les devins grecs et les mages perses. Il voulait, dit-on, construire un grand temple consacré au Soleil. Peut-être a-t-il rêvé d’une religion d’Empire; mais rien ne nous autorise à affirmer qu’il s’acheminait, avec les philosophes, vers la conception d’un Dieu unique, père de tous les hommes.

L’hellénisation de l’Empire

Dans les domaines intellectuel et artistique, enfin, l’unification de l’Empire s’est faite par la diffusion de la culture hellénique. Alexandre a introduit partout la culture grecque, jusqu’en Inde. Sans lui, à quelle date l’Inde aurait-elle connu une civilisation qui l’a si fortement influencée? L’action d’Alexandre a été décisive.

Il a favorisé l’étude et la connaissance des langues. Il a obligé l’aristocratie perse à apprendre le grec, et les Macédoniens les langues iraniennes. Sa politique de fusion des peuples, sa création de colonies, en rapprochant les hommes, favorisèrent l’apparition d’une langue commune, la koinè , moins pure que le grec classique, mais parlée dans l’Empire tout entier.

Il a fait éduquer à la grecque 30 000 enfants iraniens. À l’occasion de chacune de ses victoires, et dans tous les pays traversés, Alexandre a célébré de grands jeux de type grec, où les exercices gymniques s’accompagnaient de concours littéraires et musicaux, avec distribution de prix aux vainqueurs.

La vie artistique et intellectuelle de l’Empire, au temps d’Alexandre, est purement grecque: savants, poètes, philosophes, peintres comme Apelle, sculpteurs comme Lysippe, ou architectes, tous sont Grecs. Cependant, l’art grec, comme la langue, s’est transformé au contact de l’Asie. Dans les œuvres nouvelles (à Babylone, à Louqsor), la richesse excessive de la décoration et le goût du colossal tendent à remplacer la mesure et la sobriété grecques. La tente d’audience du roi, à Suse, comprenait six édifices colossaux, sur le modèle de l’Adana perse. Le bûcher d’Héphaistion, édifié par l’architecte rhodien Dinocratès, aurait compté d’énormes tours; cet artiste voulait sculpter le buste d’Alexandre à même la montagne. Le roi aurait rêvé de construire pour son père un tombeau de la taille de la pyramide de Chéops. L’art hellénistique trouve ici, dès sa naissance, certains de ses principaux caractères originaux.

Peut-on dire qu’Alexandre ait pleinement réussi dans son entreprise impériale? Seule, sa personnalité maintenait l’unité de l’Empire; faute de structures politiques solides et d’un idéal commun aux divers peuples, cette construction se disloqua à la mort du roi. Mais l’idée d’un Empire universel soumis à un souverain absolu, dieu ou divinisé après sa mort, était née. Rome n’aura qu’à la reprendre pour étendre son pouvoir sur l’ensemble du monde connu.

À tout le moins, la colonisation entreprise sous l’impulsion d’Alexandre dura. Mais en fixant en Asie le petit peuple grec pauvre, elle a accentué gravement la dépopulation et l’affaiblissement de la Grèce, qui passera aisément sous la domination de Rome.

L’Occident sera, à longue échéance, latinisé et non hellénisé. Et cette coupure en deux blocs de civilisation du monde méditerranéen aura des répercussions durables: l’unification et l’hellénisation de l’Orient, voulues par Alexandre, continuées par les monarchies hellénistiques, y ont permis et favorisé les progrès et le succès rapide du christianisme. L’Occident au contraire, intouché et morcelé, offrira une plus longue résistance.

Encyclopédie Universelle. 2012.