CONJONCTURE
Le mot conjoncture désigne à la fois l’ensemble des faits constitutifs de la situation économique du proche passé et du proche avenir et la méthode d’analyse de ces faits. Le mot évoque en même temps les faits économiques concrets qui résultent des états donnés de la nature ou du libre comportement des agents économiques, mais il inclut aussi les faits du hasard ou de l’imprévisible. Le mot conjoncture évoque enfin l’action au présent, l’actualité.
Dans les diverses significations du mot, deux paraissent essentielles: c’est d’abord tout ce que recouvre l’interaction entre le libre arbitre des agents économiques et les circonstances où ils sont placés: il n’y a pas de conjoncture dans le fonctionnement des machines, fussent-elles les plus ingénieuses, ou dans la vie des insectes sociaux car, fondamentalement, il ne se développe de conjoncture que là où existe la possibilité de faire des choix. La même idée se retrouve dans les autres acceptions de ce terme: conjoncture politique ou conjoncture sociale par exemple. En second lieu, la conjoncture se développe dans le présent. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un présent totalement dénué d’épaisseur: observer les comportements et les faits demande quelques délais; les comprendre impose un peu de mise en perspective à la fois rétrospective et prévisionnelle. Mais cette prévision ne cherche pas à atteindre les tendances longues du futur, cette mise en perspective ne déborde pas sur le domaine de l’historien.
Les faits concrets de la conjoncture sont de plusieurs types. Il s’agit d’abord des états donnés du monde, qu’ils soient ou non prévisibles: la situation démographique ou les aléas climatiques par exemple. Viennent ensuite les faits qui résultent de décisions prises assimilables à des commandes: les décisions économiques des gouvernements relèvent de ce cas. Mais la grande masse des faits qu’étudie la conjoncture sont ceux qui résultent du comportement des agents économiques, en interaction avec ces états du monde et ces décisions. L’analyse de la conjoncture consiste alors à relier entre eux ces états, ces décisions, ces situations concrètes pour percer la logique de leur déroulement, en comprendre le sens et tenter d’en prévoir l’évolution. Les séries statistiques fournissent l’expression numérique de ces faits; parce que la dimension temporelle est courte, c’est une statistique fréquente: mensuelle ou trimestrielle, quelquefois hebdomadaire. La science économique offre des références permettant de représenter les comportements des agents et le cadre théorique dans lequel ces comportements s’articulent entre eux. Aussi, la conjoncture en tant que méthode apparaît-elle relever de l’économie pour ses théories et de la statistique pour ses techniques d’observation.
Analyse au jour le jour de l’économie vivante, la conjoncture a l’ambition de comprendre et de prévoir. Au «diagnostiquer et pronostiquer» qu’Alfred Sauvy, fondateur de la science conjoncturelle en France, emprunte au langage du médecin répond le «décrire, expliquer, prévoir» de son élève André L. Vincent. Ces cinq mots résument la méthode et l’objectif de la conjoncture.
La conjoncture et son environnement
Cet effort pour décrire, expliquer et prévoir la situation conjoncturelle n’a pas pour seul motif le désir de connaissance. En effet, les agents économiques dont les comportements sont l’objet de l’analyse conjoncturelle sont aussi intéressés par le résultat de cette étude. Acteurs d’un jeu dans lequel ils font des choix, ils sont aussi observateurs du jeu, attentifs à utiliser la liberté de décisions qu’ils y possèdent pour améliorer la satisfaction ou le profit qu’ils en retirent. La conjoncture répond à un besoin: mieux régler son comportement face à une situation aléatoire et risquée. Maîtriser la compréhension et l’évolution de la conjoncture permet de modifier en conséquence son propre comportement. Ainsi s’est développée une évolution de la méthode conjoncturelle qui tend à la faire converger sur elle-même: les théories économiques sur les anticipations rationnelles sont le point d’aboutissement le plus évolué de ce qui dès l’origine, au XIXe siècle, liait la conjoncture à la recherche d’un comportement individuel optimal.
La préoccupation conjoncturelle apparaît lorsque se met en place la première représentation formalisée du fonctionnement à court terme de l’économie: le modèle du cycle économique. L’observation des principales grandeurs économiques révèle en effet qu’elles ont des évolutions cycliques de périodicités plus ou moins constantes. L’analyse économique suggère par ailleurs que la présence dans l’économie de variables reliées, dont certaines sont des flux et d’autres des stocks, peut donner naissance à des équations différentielles à solutions cycliques. Sur cette base théorique, le problème de l’analyse conjoncturelle est d’identifier ce ou ces cycles au moyen d’indicateurs adéquats et de déterminer en quel point du cycle on se trouve afin de prendre les décisions les mieux adaptées à la situation du moment et à son évolution prévisible. Dans cette représentation, le cycle est une donnée qu’il n’est pas possible de modifier et à laquelle il convient seulement de s’adapter au mieux. Une partie de l’analyse conjoncturelle moderne reste influencée par ces conceptions; le vocabulaire conjoncturel en est imprégné: haute ou basse conjoncture, phase de la conjoncture, etc. Ces méthodes ont été développées aux États-Unis, à l’université Harvard, à partir de 1917, puis largement diffusée en Europe, notamment à l’institut de Berlin.
C’est durant la crise des années trente que s’annoncent les grandes orientations nouvelles de la méthode conjoncturelle. L’analyse économique de J. M. Keynes fournit à la conjoncture une base théorique beaucoup plus puissante que la théorie du cycle et offre en sens inverse un champ d’expérimentation à cette théorie: ainsi commence le dialogue qui se poursuit aujourd’hui entre conjoncture et théorie économique. D’autre part, à l’attitude de neutralité du conjoncturiste cherchant seulement à observer l’évolution immuable du cycle se substitue une attitude beaucoup plus active car il cherche désormais à comprendre le pourquoi des événements économiques afin d’infléchir leur cours. Ainsi commencent les relations entre conjoncture et politique économique. Enfin, à ces méthodes d’analyse plus fouillées et à ces attitudes plus actives correspond un besoin d’information économique beaucoup plus étendu, ce qui ouvre la voie au développement des relations entre conjoncture et statistique.
La théorie de Keynes fournit à l’analyse conjoncturelle une base conceptuelle bien adaptée à l’explication des situations de court terme. Elle prend en compte le bouclage du circuit central de l’économie: les revenus distribués suscitent une demande qui à son tour génère une production; la rétribution des facteurs de production conduit à la distribution de nouveaux revenus, etc. D’autre part, l’accent est mis sur la demande dont les fluctuations sont en effet prépondérantes à court terme tandis que la capacité d’offre, plus rigide, apparaît relever de facteurs plus structurels que conjoncturels. Ainsi, pendant la longue période de croissance de l’après-guerre, la théorie keynésienne va nourrir l’analyse conjoncturelle tandis que celle-ci, au fil des observations peu à peu accumulées, va renvoyer vers la théorie les faits économiques susceptibles de l’enrichir et de la préciser. Ce dialogue entre conjoncture et sciences économiques se poursuit aujourd’hui sur des bases théoriques plus larges que le seul keynésianisme. De la théorie économique, la conjoncture attend concepts et formulations plus généraux; mais, à la théorie, elle apporte la critique et l’aiguillon permanent des situations et des faits nouveaux observés dans le concret de la réalité quotidienne. Par exemple, les faits issus de la situation de crise ont nourri la réflexion sur la théorie du déséquilibre qui à son tour a offert à la conjoncture un outil conceptuel puissant et nouveau. C’est parce qu’elle est la source d’une riche observation de faits économiques concrets que la conjoncture peut présenter cette première relation essentielle avec son environnement scientifique.
C’est aussi depuis l’apport de la théorie de Keynes que la conjoncture a développé une seconde relation essentielle avec son environnement, politique cette fois. L’analyse du cycle et de ses points de retournement n’offrait d’autres possibilités que celle d’optimiser certains comportements individuels vis-à-vis d’une situation économique non modifiable. L’analyse keynésienne met au contraire en évidence que l’État peut modifier par sa politique le bouclage des circuits économiques d’où finalement résulte le cycle conjoncturel. La conjoncture change d’enjeux. Il ne s’agit plus d’éclairer quelques décisions individuelles, mais la conduite de la politique économique menée par le gouvernement. La dimension prévisionnelle devient essentielle. La conjoncture doit alors bien repérer les variables de commandes dont dispose l’État pour, par exemple, agir sur le niveau de la demande globale soit en modifiant sa demande propre, soit en agissant sur la distribution des revenus qui engendrent la demande des autres agents. Elle doit ensuite proposer un ensemble d’actions économiquement possibles compte tenu des circonstances et des directives fournies par l’autorité gouvernementale sur les buts qu’elle souhaite atteindre; c’est enfin cette autorité qui, éclairée sur les conséquences des choix possibles, prend finalement la décision politique du choix. Dans le développement de ces tâches, la prévision est essentielle car c’est en fonction de leurs conséquences prévues que s’effectuent ces choix.
Ce développement considérable du rôle de la conjoncture s’est évidemment traduit par une forte croissance des besoins de statistiques conjoncturelles. Aux indicateurs disparates qui suffisaient à l’étude du cycle, il a fallu substituer une représentation complète, homogène et cohérente du fonctionnement de l’économie. La comptabilité nationale paraissait à même de fournir le cadre de cette représentation; mais il a fallu passer de la fréquence annuelle des premiers comptes nationaux à la fréquence trimestrielle pour que l’utilisation de comptes nationaux dans l’étude de la conjoncture devienne possible. De même, la conjoncture a peu à peu développé un système d’enquêtes statistiques spécifiques: les enquêtes conjoncturelles (cf. infra ). Il y a donc eu là aussi interaction entre conjoncture et statistique: les besoins propres à la conjoncture ont conduit à la mise en place d’un système statistique particulier. Enfin, la fréquence infra-annuelle de ces statistiques a nécessité le développement de méthodes d’interprétation de ces données visant à séparer les tendances des irrégularités du très court terme et des fluctuations saisonnières.
L’observation et la prévision conjoncturelles
Pour observer, expliquer et prévoir, la conjoncture dispose de moyens d’observation et de modèles pour l’interprétation et la prévision. La prévision cependant reste un art difficile qui ne saurait être complètement assimilé à une technique formelle.
L’observation conjoncturelle
Parce que la conjoncture privilégie le présent, l’observation des faits conjoncturels pose trois problèmes: le champ couvert par la statistique infra-annuelle est plus restreint que celui de la statistique annuelle; son interprétation est plus difficile; enfin les délais de production de la statistique font que le «présent» n’est jamais observé et doit être lui aussi prévu. La statistique infra-annuelle, mensuelle par exemple, demande plus de travail d’élaboration; de plus, en raison de la prépondérance des statistiques administratives, en France comme à l’étranger, la périodicité annuelle qui correspond au budget est celle d’un grand nombre de sources statistiques. L’observation conjoncturelle se heurte donc à la rareté et à la qualité souvent plus médiocre des statistiques infra-annuelles existantes. En second lieu, la signification de ces mesures fréquentes est plus difficile à dégager. D’une part, les aléas ou irrégularités de toutes sortes qui apparaissent sont d’autant plus forts que la fréquence est élevée car les compensations dues à l’effet de moyenne n’ont pas le temps de se produire: la tendance des courbes peut en être masquée. Enfin, pour dégager cette tendance, il faut faire abstraction des variations saisonnières. Statistiques plus pauvres, aléas plus grands, variations saisonnières forment obstacle à la simple observation. En outre, les observations s’interrompent de deux à six mois avant la date présente en raison des délais d’obtention et de calcul des statistiques. Plus la période étudiée est récente, plus l’observation est rare, jusqu’à manquer presque totalement sur la période en cours. On a pu dire, dans ces conditions, que le problème central de la conjoncture est de «prévoir le présent», et l’expérience montre que les évaluations incorrectes du présent sont souvent l’origine des plus graves erreurs du diagnostic.
Confrontés à ces difficultés, les conjoncturistes ont développé trois types d’instrument d’observation: les indicateurs rapides, les enquêtes conjoncturelles et les comptes nationaux trimestriels. Les indicateurs rapides sont hérités des méthodes de Harvard et de Berlin. Partant d’une chronologie des fluctuations de la conjoncture, il s’agit de chercher parmi les indicateurs statistiques divers les plus rapidement disponibles ceux qui présentent une bonne corrélation, si possible en avance, avec cette chronologie.
Les enquêtes de conjoncture (ou «tests conjoncturels») ont une tout autre ambition. Développés à la fin des années cinquante par l’Institut de conjoncture I.F.O. de Munich et par l’I.N.S.E.E. à Paris, ces tests sont maintenant largement utilisés par un très grand nombre de pays. En Europe, la plupart de ces tests sont harmonisés entre les pays membres de la Communauté économique européenne. Ils sont effectués auprès d’échantillons de ménages, de commerces (grossistes et détaillants) et d’industries en vue d’obtenir rapidement (ce point est essentiel) l’opinion des agents économiques interrogés sur leur situation économique et la marche de leurs affaires. Les questions portent sur la situation présente, mais aussi sur la façon dont les agents interrogés prévoient le proche avenir et envisagent de se comporter. Enquêtes d’opinion avant tout, ces enquêtes conjoncturelles fournissent des indications qualitatives qui permettent de déterminer comment les agents interrogés se répartissent selon une liste de modalités types: par exemple, pourcentage des commerçants en gros de tel bien d’équipement, déclarant avoir accéléré le rythme des commandes adressées à l’industrie, ou encore, pourcentage d’industriels déclarant leur production supérieure à la normale, etc. Ces séries constituent des indicateurs qualitatifs des commandes ou de la production, mais sans fournir directement la valeur quantitative correspondante. Dans ces enquêtes, on choisit de se limiter à des questions principalement qualitatives de façon à étendre à la totalité du champ des activités économiques des agents interrogés, y compris dans le domaine de leurs propres prévisions, sans cependant leur imposer l’effort beaucoup plus considérable – voire impossible – de répondre à ces mêmes questions de façon quantitative. Ces enquêtes sont effectuées régulièrement, à l’identique, tous les mois pour l’industrie. On dispose donc de séries longues des indicateurs qualitatifs qui en résultent. Ils posent des problèmes d’interprétation pour en déduire une image plus quantitative de la situation économique; mais ils constituent sur l’observation du présent et les prévisions faites par les agents eux-mêmes une source d’une extrême richesse. Au total, ces nombreuses enquêtes conjoncturelles fournissent rapidement une image très documentée de la dynamique du circuit économique sur l’un de ses segments essentiels: la diffusion de la demande vers l’offre, au travers des divers stades de l’appareil commercial et productif.
Les comptes nationaux trimestriels forment, avec les enquêtes conjoncturelles, le plus important des instruments d’observation conjoncturelle. La comptabilité nationale constitue le cadre usuel où s’ordonnent la représentation des faits économiques et le raisonnement sur ces faits, parce qu’elle fournit une image complète des trois grands équilibres de la macroéconomie: l’équilibre entre offre et demande, l’équilibre des revenus, enfin l’équilibre financier. Mais l’analyse conjoncturelle ne pouvait se satisfaire des comptes annuels, trop peu fréquents, mis en place dans les années cinquante. La construction, dans les années soixante – un peu plus tard en France –, d’une comptabilité trimestrielle a demandé un gros effort de développement et de mise en cohérence de la grande variété des indicateurs conjoncturels quantitatifs (les tests conjoncturels, qualitatifs, sont inadaptés à un système comptable). Bien qu’un peu moins rapidement disponibles que les tests, les comptes trimestriels les complètent très bien en fournissant des informations relativement détaillées sur toutes les parties de l’économie. Alors que les tests éclairent surtout le passage de la demande à l’offre, la représentation comptable de l’économie permet de suivre l’ensemble des enchaînements qui constituent le bouclage du circuit économique. Les comptes forment en outre la base des représentations modélisées de l’économie.
Les modèles conjoncturels
Au-delà de la simple extrapolation fondée sur l’usage d’indicateurs plus ou moins précurseurs des évolutions économiques, la prévision suppose que l’on ait acquis une bonne compréhension des mécanismes économiques à l’œuvre. Elle impose la référence à une théorie économique et une explicitation des liens entre cette théorie et les faits observés ou attendus. L’organisation des faits à l’intérieur d’une théorie constitue un «modèle économique» susceptible de recevoir ensuite une formalisation plus ou moins poussée. La théorie keynésienne du bouclage macroéconomique avec prédominance de la demande sur l’offre a fourni longtemps – nous l’avons vu – l’armature du modèle conjoncturel. Durant les années soixante-dix, cependant, ce modèle conjoncturel de base a évolué. Les économies développées se sont profondément modifiées, notamment du fait de leur ouverture internationale croissante. Or, dans un modèle conjoncturel, la demande extérieure et les prix internationaux associés aux variables de commande décrivant l’action du gouvernement sur la demande autonome et la distribution des revenus forment la base des variables exogènes déterminant le niveau de l’activité, des prix, de l’emploi, etc. Dans une économie de plus en plus «mondialisée», le raisonnement conjoncturel doit donc englober aussi le fonctionnement international de l’économie, domaine où la régulation opérée par les États est presque inexistante. Par ailleurs, le poids croissant des importations dans ces économies ouvertes contraint les pays à des efforts de compétitivité qui confèrent de nouveaux enjeux aux modes de répartition des revenus et compliquent les relations entre prix et croissance. Enfin, le regain d’intérêt que les politiques économiques portent à la régulation monétaire depuis le début des années soixante-dix a conduit à accorder plus de poids aux contraintes que la sphère financière de l’économie fait peser sur la sphère réelle (revenus et biens). Pour toutes ces raisons, la conjoncture a dû ajouter à son schéma keynésien de base, relativement simple, des apports nouveaux provenant de théories économiques parfois mal unifiées. Cela complique fortement le modèle conjoncturel initial, mais c’est le prix d’une compréhension géographiquement plus large et intrinsèquement plus riche de l’évolution économique.
Le modèle conjoncturel simple en usage durant les années cinquante ou soixante pouvait être mis en œuvre sans que s’impose le recours à une formalisation mathématique complète. Il n’en va pas de même de la représentation plus complexe nécessaire aujourd’hui. Ainsi sont nées les représentations mathématiques spécifiées et chiffrées de la théorie conjoncturelle: ce sont les modèles économétriques conjoncturels.
On appelle modèle économétrique un ensemble d’équations permettant de déterminer les valeurs prises par un groupe de variables-résultats (endogènes) en fonction des valeurs attribuées à un groupe de variables-causes (exogènes ou prédéterminées). Il y a modèle en ce sens que la spécification de ces équations correspond à la structure du modèle théorique conjoncturel représentatif du fonctionnement de l’économie. En outre, les paramètres numériques qu’elles comportent sont estimés par ajustement statistique sur les observations passées. Ces équations forment donc une maquette simplifiée de l’économie. Ces modèles économétriques sont des représentations figées de l’état de la théorie économique sous-jacente à leur construction; leur chiffrage dépend de la mesure statistique des liens qui existaient entre leurs diverses variables durant la période historique où ils ont été estimés. En conjoncture, ces modèles ne fonctionnent en prévision que sur une période courte: les caractéristiques structurelles de l’économie peuvent donc être supposées constantes, tant que leur évolution est suffisamment lente.
Ces modèles facilitent le raisonnement conjoncturel en automatisant la partie la plus mécanique de ce raisonnement, mais ils ne se substituent pas au conjoncturiste effectuant des prévisions pour la totalité de son rôle. D’une part, toute prévision est conditionnelle car l’économiste doit fournir aux modèles leurs variables exogènes pour que le calcul des résultats endogènes soit possible. D’autre part, leur fonctionnement doit être étroitement surveillé: le modèle fournit bien le cheminement le plus probable, mais au milieu de beaucoup d’autres dont la probabilité n’est parfois qu’à peine plus faible. Enfin, des faits économiques nouveaux peuvent survenir, des chiffrages évoluer: constructions figées, les modèles doivent donc être fréquemment réactualisés.
Tous les pays industriellement développés ont construit des modèles de ce type en utilisant les données des comptes nationaux trimestriels. De nouveaux modèles, utilisant les données des enquêtes de conjoncture, visent à formaliser les relations de causalité entre les variables issues de ces enquêtes et à expliciter d’autre part les liens entre ces variables qualitatives et les mesures quantitatives fournies par les comptes trimestriels. C’est un champ d’investigations riche pour la compréhension du très court terme.
Le pronostic conjoncturel
Après cette description des outils de mesure et de prévision utilisés en conjoncture, l’établissement du diagnostic conjoncturel peut être clairement expliqué. Il s’agit d’abord d’observer. Or, deux images sont disponibles: celle des enquêtes conjoncturelles et celle des comptes. Il faut d’abord les mettre en cohérence, les critiquer et les étayer l’une par l’autre de façon à connaître avec exactitude le point de départ des évolutions que l’on cherche à prévoir. Puis il faut expliquer. Le schéma théorique auquel on s’est référé doit alors venir animer cette réconciliation des deux images initiales. Si les évolutions impliquées par le schéma théorique explicatif coïncident avec les évolutions observées, le sens fourni par la théorie se transpose alors à la réalité statistique et l’éclaire: le sens des causalités et les raisons des évolutions apparaissent. Qu’ils soient à base d’enquête ou à base comptable, les modèles économétriques sont un élément essentiel dans l’interprétation des mouvements économiques observés parce qu’ils rendent visibles le jeu des contraintes et les comportements. Enfin, il faut prévoir. Le conjoncturiste dispose, nous l’avons vu, de deux prévisions techniques: la prévision conditionnelle des modèles et les prévisions autonomes des agents révélées par les enquêtes de conjoncture. Ces dernières prévisions sont pleines d’intérêt car elles indiquent la direction que les agents économiques tendent à suivre de leur propre chef. Mais elles sont le plus souvent incompatibles entre elles car effectuées sans tenir compte des contraintes qu’elles devraient mutuellement s’imposer pour être cohérentes entre elles, les agents interrogés ne disposant pas de l’information nécessaire à cette cohérence. Il s’agit de prévisions ex ante incompatibles. Les modèles économétriques fournissent en sens inverse des prévisions dont la cohérence est assurée mais qui peuvent notablement différer les intentions révélées par les prévisions du premier type. Le rôle du conjoncturiste est alors d’exercer son jugement sur l’ensemble de ces éléments, d’analyser les écarts et les incohérences et finalement de déterminer le cheminement le plus probable compte tenu de l’ensemble de ces contraintes, en s’appuyant non seulement sur les modèles mais tout autant sur son expérience et ses connaissances économiques. À ce stade, il n’y a plus de règle établie pour la prévision juste et le travail du conjoncturiste relève davantage de l’art que d’un savoir-faire codifié.
conjoncture [ kɔ̃ʒɔ̃ktyr ] n. f.
• av. 1475; a. fr. conjointure, refait d'apr. lat. conjunctus
♦ Situation qui résulte d'une rencontre de circonstances et qui est considérée comme le point de départ d'une évolution, d'une action. ⇒ 1. cas, état, occasion, occurrence, situation. Conjoncture favorable, difficile. Profiter de la conjoncture. Dans la conjoncture actuelle. ⇒ circonstance.
♢ Étude de conjoncture : étude d'une situation occasionnelle (opposé à structure) en vue d'une prévision.
♢ Par ext. État de l'économie à un moment donné. La conjoncture internationale. Les fluctuations de la conjoncture.
♢ Écon. Technique d'analyse et de prévision économique à court terme. Faire de la conjoncture.
● conjoncture nom féminin (ancien français conjointure, d'après le latin conjunctus, lié) Situation qui résulte d'un ensemble de facteurs définis ; concours de circonstances : Dans la conjoncture internationale actuelle. Variations non saisonnières de l'activité économique à court terme, pour une région ou un pays donné ; technique d'étude de l'évolution et de la prévision de ces variations. ● conjoncture (difficultés) nom féminin (ancien français conjointure, d'après le latin conjunctus, lié) Sens Ne pas confondre ces deux mots. 1. Conjecture = supposition, hypothèse. Se perdre en conjectures. En être réduit aux conjectures. 2. Conjoncture = situation, ensemble de circonstances. Dans la conjoncture actuelle... ● conjoncture (synonymes) nom féminin (ancien français conjointure, d'après le latin conjunctus, lié) Situation qui résulte d'un ensemble de facteurs définis ; concours de...
Synonymes :
- cas
- moment
- occasion
conjoncture
n. f.
d1./d Situation résultant d'un concours d'événements. Fâcheuse conjoncture.
d2./d ECON Ensemble des conditions déterminant l'état du marché à un moment donné, soit pour un produit, soit pour un ensemble de produits.
⇒CONJONCTURE, subst. fém.
A.— 1. Rare. Liaison d'événements concomitants dans une situation donnée. En, dans une telle conjoncture :
• 1. L'occasion n'est pas l'instant pur et simple, mais elle n'est pas davantage le cas indifférent, casus, ni l'accident ou l'incident faisant problème, ni la conjoncture ou le nœud de circonstances formant grumeau au centre d'une situation imprévue...
JANKÉLÉVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, p. 107.
— Absol. La situation momentanée, pour l'homme. Ce que la conjoncture, les jeux du destin font de nous (GUÉHENNO, Jean-Jacques, En marge des « Confessions », 1948, p. 11).
2. P. méton., usuel
a) Gén. au sing. Ensemble d'événements se produisant en même temps et définissant comme tel une situation généralement attribuée, au moins en partie, au hasard. Synon. concours de circonstances, occasion, occurrence :
• 2. ... nous avons (...) en quelques dizaines d'années, créé et bouleversé tant de choses aux dépens du passé (...) que le présent nous apparaît comme une conjoncture sans précédent et sans exemple, un conflit sans issue entre des choses qui ne savent pas mourir et des choses qui ne peuvent pas vivre.
VALÉRY, Variété IV, 1938, p. 197.
SYNT. Heureuse, fatale, triste conjoncture; conjoncture délicate, difficile, grave, pénible, terrible, tragique, agréable, favorable; conjoncture momentanée, transitoire, actuelle, plus lointaine, accidentelle, imprévisible, particulière; la conjoncture électorale, militaire, politique, syndicale, stratégique; conjoncture internationale; conjoncture atomique mondiale; conjoncture ponctuelle.
— P. ext. Situation politique, économique d'ensemble du moment. Faire une sorte de « conjecture sur la conjoncture » (J. LACROIX, Marxisme, existentialisme, personnalisme, 1949, p. 44). Une décision de principe que la conjoncture me fait paraître urgente (DE GAULLE, Mémoires de guerre, 1954, p. 615).
b) Au plur., plus rare. Les événements dont l'ensemble forme la conjoncture. Les conjonctures; une série de conjonctures; dans les conjonctures actuelles, présentes; en de pareilles conjonctures. La conduite qu'il leur conviendrait de tenir dans les conjonctures présentes et les éventualités futures (A. FRANCE, L'Île des pingouins, 1908, p. 290). L'heure était solennelle et les conjonctures d'une exceptionnelle gravité (BARRÈS, La Colline inspirée, 1913, p. 259). Esclaves-nés des circonstances et des conjonctures (BERNANOS, L'Imposture, 1927, p. 406). Dans les grandes conjonctures comme dans les petites (BERNANOS, Journal d'un curé de campagne, 1936, p. 1173).
B.— Spéc., ÉCON.
1. Situation économique ou financière (d'une entreprise, d'un pays, etc.) à un moment déterminé, résultant d'événements plus ou moins fortuits et incontrôlés. Fléchissement de la conjoncture; fluctuations, variations de la conjoncture.
— Ensemble des éléments variables d'une situation économique, par opposition aux structures. Décrire, étudier la conjoncture européenne, française, mondiale; conjoncture haute, basse :
• 3. Même si une politique régularisatrice est poursuivie par les grandes firmes, les groupes et les pouvoirs publics, la modification de la conjoncture et des rapports de forces suscite des changements.
PERROUX, L'Écon. du XXe s., 1964, p. 151.
2. P. méton. Connaissance de ces éléments, en vue de prévoir l'évolution d'une situation économique, financière, des éléments qui y sont liés (politiques, sociaux, démographiques, etc.). Études, instituts de conjoncture; la prospective s'appuie sur la conjoncture :
• 4. Les études de conjoncture, fondées sur les « baromètres » de l'économie, les enquêtes (...) statistiques et (...) économiques (...), permettent des prévisions à court terme et orientent l'action en procédant par quatre étapes : observation des faits et statistiques, diagnostic de présentation, diagnostic explicatif, et pronostic.
D'apr. ROMEUF, t. 2, 1958.
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. 1. Av. 1475 « situation résultant d'un concours de circonstances » (G. CHASTELLAIN, Chronique, éd. Kervyn de Lettenhove, t. V, p. 141 : mauvaise conjoncture); 2. 1937 spéc. « ensemble des éléments dont dépend la situation économique, démographique, politique ou sociale à un moment donné » [ici, économique] (G. DUHAMEL, Chronique des Pasquier, Les Maîtres, p. 71). [Ce n'est pas conjoncture, mais conjecture, var. conjointure, qui est attesté au XIVe s. ds J. LE FEVRE, Mattheolus, éd. Kervyn de Lettenhove, 2845]. Réfection, d'apr. le lat. conjunctus (conjoint), de l'a. fr. conjointure (attesté dep. ca 1170 au sens de « récit agencé selon les règles de l'art d'écrire » ds CHR. DE TROYES, Erec et Enide, éd. M. Roques, 14), lui-même dér. de conjoint. Le lat. médiév. conjunctura (FEW t. 2, p. 1054b) ne semble pas attesté. L'ital. congiuntura (EWFS2; BRUNOT t. 3, p. 221; WIND, p. 172) n'est pas attesté au sens 1 av. 1600 (Davanzati ds BATT.). Fréq. abs. littér. :253. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 318, b) 174; XXe s. : a) 190, b) 595.
DÉR. Conjoncturiste, subst., écon. Spécialiste qui étudie tous les éléments (statistiques, courbes de variations, etc.) de la situation économique afin d'établir un diagnostic et un pronostic sur son évolution. L'embarras des conjoncturistes pour dresser un modèle économétrique qui permettrait de déterminer mathématiquement la consommation des ménages à partir de leurs liquidités s'explique (Le Monde, 9 janv. 1968 ds GILB. 1971). — []. — 1re attest. 1953 (Lar. 20e Suppl.); de conjoncture, suff. -iste.
BBG. — Conjoncture et ses dér. Vie Lang. 1966, pp. 573-575. — GIRAUD (J.), PAMART (P.), RIVERAIN (J.). Mots dans le vent. Vie Lang. 1970, p. 96. — WIND 1928, p. 172.
conjoncture [kɔ̃ʒɔ̃ktyʀ] n. f.
ÉTYM. Av. 1475; de l'anc. franç. conjointure, de conjoindre, refait d'après le lat. conjunctus de conjungere.
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♦ Didact., littér. ou style soutenu. Situation qui résulte d'une rencontre de circonstances et qui est considérée comme le point de départ d'une évolution, d'une action. ⇒ Cas, état, occasion, occurrence, situation. || Une conjoncture favorable, heureuse, difficile, fâcheuse, fatale, malheureuse, triste. || Profiter de la conjoncture. || Dans la conjoncture présente. — Au plur. || En de telles conjonctures. ⇒ Circonstance. — Vx. || Conjoncture de lieux, de personnes. ⇒ Rencontre.
1 Il (notre sort) dépend d'une conjoncture
De lieux, de personnes, de temps (…)
La Fontaine, Fables, VIII, 16.
2 Toute confiance est dangereuse si elle n'est entière : il y a peu de conjonctures où il ne faille tout dire ou tout cacher.
La Bruyère, les Caractères, V, 80.
3 J'ai lieu de présumer que mes services ne vous sont plus agréables; et, dans la conjoncture présente, il est naturel que je sache mon sort.
Marivaux, les Fausses Confidences, III, 7.
4 Chaque jour et plusieurs fois par jour, les écrivains sont invités à se prononcer sur des problèmes ou des conjonctures dont ils ne savent presque rien et sur des personnalités qu'ils ne connaissent que de manière allusive.
G. Duhamel, la Défense des lettres, II, IX, p. 186.
5 Il y a là une conjoncture purement accidentelle; rien de suspect.
Gide, Voyage au Congo, in Souvenirs, Pl., p. 809.
♦ (1937). Spécialt. État de l'économie à un moment donné. || La conjoncture nationale, internationale. || Les fluctuations de la conjoncture. || Dans la conjoncture actuelle. || Politique économique destinée à renverser une conjoncture défavorable. ⇒ Anticonjoncturel.
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DÉR. Conjoncturel, conjoncturiste.
Encyclopédie Universelle. 2012.