COLLAGES
Connue depuis des siècles, la technique du collage est restée longtemps un simple procédé de second ordre, une sorte d’amusement inoffensif en marge des grands styles. La fascination procurée par des matières diverses, juxtaposées dans les mosaïques et marqueteries, n’avait jamais dépassé la limite du «décoratif». Mais, à partir de 1910, grâce au brusque avènement du cubisme, dans la pleine liberté d’un style épanoui, le collage occupe le premier plan de l’actualité esthétique et ouvre une voie inattendue à l’évolution des arts plastiques. Il introduit une nouvelle réalité dans l’art: la «réalité poétique» (Aragon) de la matière du subconscient. Les matériaux «non artistiques» employés dans la peinture sont d’autant plus importants qu’ils permettront de multiples inventions plastiques et posent ainsi pour la première fois, et en termes de praxis artistique, la question de la réalité d’une œuvre d’art .
Une technique de divertissement
Si le collage est associé aux inventions des cubistes, le procédé prend en réalité ses racines dans l’art bien avant le XXe siècle. La juxtaposition de matières différentes a souvent fasciné la curiosité des artistes non académiques. Placée au rang des divertissements et «caprices» du métier, cette technique est le spiritus movens des compositions fantastiques du maniériste milanais Arcimboldo (1527-1593). Dès la Renaissance, elle apparaissait dans la céramique d’un Bernard Palissy (plats de table en relief) et dans l’art décoratif (marqueteries); on la retrouve dans les gravures fantastiques du XVIIe siècle français (le Jardinier de la «série des métiers» d’Abraham Bosse). Les auteurs des «natures mortes» du XVIIIe siècle – peintres et graveurs – s’amusent avec la juxtaposition inattendue d’objets insolites. Nous connaissons aussi plusieurs gravures (Portrait de Marie Leszczynska , coll. Bibliothèque polonaise à Paris) qui sont rehaussées de broderies multicolores. Ce sont les premiers exemples du collage au sens moderne du terme. Au XIXe siècle, l’Angleterre produit des médaillons gravés, «habillés» avec des tissus qui continuent la tradition de réalisme hispano-napolitain des XVIe et XVIIe siècles. À la fin du XIXe siècle apparaissent des «bizarreries» d’un autre genre: de vrais collages avec des timbres-poste, des tickets, des jetons, etc.
La découverte cubiste
Si devant la peinture cubiste nous sommes constamment tentés de parler d’«inventions», le collage est peut-être le seul procédé pour lequel le mot «découverte» s’impose. Dès lors, le collage n’est plus un simple artifice technique, mais devient mécanisme créateur.
Les premiers collages apparaissent comme une réaction énergique contre la tendance trop intellectuelle du cubisme analytique. Devant la menace de l’abstraction, que Delaunay et Kupka ne récuseront pas, les cubistes se retranchent résolument dans le champ du réalisme. Leur art ne rompt jamais les liens avec le prétexte de l’objet peint, si résolument intellectualisé soit-il. À la fin de l’année 1910, on peut voir les premiers signes d’une réalité «apicturale» chez Picasso et Braque, qui à cette époque travaillent en étroite collaboration. Ils introduisent dans leurs compositions des lettres typographiques, reproduites au pochoir. Animé par la pensée d’une «peinture-objet» – toujours au pôle opposé de l’abstraction qui est la réalisation d’une «peinture-idée» –, Braque peint sur une de ses toiles de 1910 (Pichet et violon ) un clou en trompe-l’œil. Ce détail insolite, placé en haut du tableau (à la place du vrai clou auquel on accroche les tableaux), rappelle sa réalité en tant qu’objet matériel (on voudrait dire «décoratif» si ce terme n’était pas péjoratif aujourd’hui) et non simple spéculation de l’esprit.
Le premier vrai collage cubiste est réalisé par Picasso dans sa Nature morte à la chaise cannée (1912) où il introduit de la toile cirée imprimée. Ces pièces de matière extra-picturale sont intégrées dans la composition du tableau peint en tant que «citations» de la réalité matérielle d’un objet. L’encadrement de la Chaise cannée avec une simple corde accentue son caractère d’objet concret.
Fascinés par la nouvelle découverte qui constitue une sorte de garde-fou devant l’abstraction pure, Picasso et Braque exploitent avec ferveur les possibilités de la nouvelle technique, appelée dans ses débuts «papiers collés» en raison du matériel employé. Réaction contre le langage hermétique de l’«écriture artiste» (Elgar), elle est l’ouverture vers une nouvelle poétique de la matière, ce «subconscient de la forme» (Bachelard). En 1912 et 1913, morceaux de papier, morceaux d’étoffe, cartes à jouer et tickets de métro apparaissent de plus en plus fréquemment dans les œuvres de Picasso, de Braque et de Gleizes. Juan Gris, dans sa composition Le Lavabo (1912), colle un morceau de miroir et de cette façon inaugure l’œuvre aléatoire, changeant avec le reflet de chaque visiteur: la réalité de l’œuvre d’art et la réalité du moment dans lequel elle est contemplée s’entrecroisent. Ces morceaux de réalité banale, intégrés dans le système des arts plastiques, confèrent aux objets de la vie quotidienne le charme magique de l’art. À la gravité de la discipline cubiste se substituent la fantaisie, l’humour, l’imprévu. L’esprit dionysiaque fait sa triomphale réapparition dans l’art du XXe siècle.
Cette effervescence de l’inconscient de la matière qui envahit la peinture n’est pas le privilège des cubistes. Le Manifeste futuriste , publié à Paris en 1910, justifie les collages avant leur apparition. Les futuristes s’insurgent contre les «vieilles matières nobles» et préconisent l’utilisation de matières «banales», matières d’usage quotidien qui «assureront aux œuvres d’art un caractère indispensable d’actualité». La Fusion d’une tête et d’une fenêtre (1911) d’Umberto Boccioni est la première mise en œuvre de ce manifeste; un vieux châssis de fenêtre est collé sur une tête de plâtre, une véritable mèche de cheveux anticipe l’esprit Dada. À partir de 1912, Boccioni utilise couramment du papier journal pour ses collages. En 1913, Severini ajoute au portrait de son ami Marinetti une vraie moustache. Ces œuvres conduisent tout naturellement à la surprenante métamorphose de la Joconde de Marcel Duchamp (1921). Elle procède directement de ce même esprit d’agression poétique par l’association insolite de deux réalités, incompatibles à première vue.
Diffusion européenne du collage pictural
Le collage, comme toutes les nouveautés artistiques de l’époque, est vite connu en dehors de Paris. Dans ses œuvres des années 1915-1918, le futuriste Sironi semble être le plus inventif parmi les artistes qui pratiquent librement cette technique. En 1913, Marinetti proclame la gloire du collage dans son Manifeste interventionniste . Des collages parisiens sont présentés en Allemagne à l’exposition de la société Der Sturm (1913), ainsi qu’à Moscou où, dans les années 1913-1915, le collage trouve de nombreux adeptes dans l’avant-garde russe, avide de toutes les nouveautés occidentales. Durant la courte période qui précède la guerre, Malevitch (Dame à la colonne , 1914) et Tatline (dans ses reliefs et contre-reliefs) pratiquent cette technique avec beaucoup de succès. Mais la grande explosion se produit avec les Expositions «Tramway V» et «0,10» qui ont lieu à Saint-Pétersbourg en 1915. Elles font découvrir aux yeux d’un public stupéfait les techniques et les styles de l’avant-garde française et allemande. Alimentés par l’esprit futuriste des artistes russes, les collages forment ainsi une des bases du constructivisme: son départ se trouve plus précisément dans ceux de Tatline; Ivan Pouni sera l’un des plus brillants «collagistes» russes.
Technique fondamentale pour le mécanisme intellectuel du dadaïsme qui glorifie l’explosion incontrôlée du «subconscient anti-artistique», le collage a inspiré les photomontages de Rodchenko et de Man Ray, des jeux picturaux de Picabia, de Marcel Duchamp et de Charchoune. Dans les années 1914-1918, Arp est un des pionniers de la technique du collage abstrait, technique qui le conduira aux sommets de la plus subtile poétique abstraite dans ses reliefs et peintures. Raoul Hausmann et Kurt Schwitters (dans ses fameux Merzbilder ) précèdent Max Ernst sur le chemin du surréalisme; celui-ci se révélera le vrai maître de cet art. À partir de 1918, il explore les richesses du collage figuratif dans ses gravures et ses peintures. Dans les années vingt, il mène à la perfection une nouvelle poétique. Pour lui, le «nouvel absolu poétique», c’est «atteindre deux réalités distantes et tirer une étincelle», l’étincelle du «parapluie qui fait l’amour avec une machine à coudre sur une table à dissection». Picabia, Miró et Man Ray enrichirent le vocabulaire inventif du collage, qui conduira rapidement le second à la plus pure abstraction lyrique.
Le collage dans la littérature
Dès ses débuts, le collage est défendu par Guillaume Apollinaire qui, dans ses Chroniques d’art de 1913, déclare: «Moi, je n’ai pas la crainte de l’art et je n’ai aucun préjugé touchant la matière des peintres. Les mosaïstes peignaient avec des marbres ou des bois en couleurs. On a mentionné un peintre italien qui peignait avec des matières fécales; sous la Révolution française, quelqu’un peignait avec du sang. On peut peindre avec ce qu’on voudra, avec des pipes, des timbres-poste, des cartes postales ou à jouer, des candélabres, des morceaux de toile cirée, des faux cols, du papier peint, des journaux.» Ces lignes ne sont pas seulement le témoignage d’un critique, mais aussi l’expression de l’attachement passionné du poète qui, le premier, tenta le collage littéraire. Dans son poème Lundi, rue Christine (1911), Apollinaire utilise la libre juxtaposition des mots qui forment une sorte de collage verbal. De même que le manifeste futuriste de Marinetti sur la littérature (mai 1912) réclame la «liberté des mots», les poètes russes Khlebnikov et Kruchenikh se lancent dès 1914 dans la poésie collagiste, poésie de libre association de fragments de phrases qui instaurent un nouvel ordre de réalité verbale subconsciente. Tout un ensemble de poésies écrites autour de 1917, et notamment les poésies-affiches de Max Jacob, reçoivent l’étiquette de «collages cubistes» et offrent une analogie évidente avec le procédé employé couramment dans les arts plastiques.
La technique du collage sera exploitée par les surréalistes fascinés par toute possibilité d’atteindre une réalité subconsciente qui puisse «détourner l’objet de son sens pour l’éveiller à une réalité nouvelle». Soupault introduit le collage littéraire dans L’Éducation sentimentale et, avec les autres surréalistes, déclare que «les poésies d’Isidore Ducasse – Lautréamont – sont un immense monument élevé avec des collages». En faisant l’éloge de cette technique, les surréalistes louent le moteur du mécanisme subconscient par lequel «paradoxalement, l’imprévu devient un élément de constance et de cohérence du récit».
Actualité d’un procédé réaliste
Explosion de l’inconscient «matériel», le collage a réintroduit la réalité extérieure dans l’œuvre d’art. Ainsi, par le truchement de fragments de matériaux inattendus, à première vue absolument étrangers au domaine pictural, une nouvelle réalité plus large et plus immédiate est née sous les mains des peintres cubistes. Cette réalité spontanée est un des principes clefs de la création artistique après la Seconde Guerre mondiale. Devant la menace d’un monde déshumanisé par la civilisation mécanique, l’art cherche sa plus secrète barque de sauvetage, celle de l’inconscient plastique. En opposition au développement de la sémantique surréaliste, qui dans les années vingt a académisé le collage, plusieurs peintres et graveurs n’ont, par la suite, pratiqué cette technique qu’à certains stades de leur développement artistique. Un des plus féconds rénovateurs du collage des années cinquante, Jean Dubuffet, appelle ce procédé du nom fort descriptif de «matériologie». Ses collages, faits avec de la terre ou des ailes de papillons, possèdent le charme de la grande poésie picturale de Max Ernst. Chez Arman, le collage évolue vers les «assemblages», qui sont les évocations immédiates de la réalité quotidienne. Au «collage-citation» littéraire s’ajoute le collage cinématographique de Jean-Luc Godard; la peinture moderne devient à son tour objet de citation chez le peintre islandais, Erro.
En littérature, les Américains Truman Capote (In Cold Blood , De sang-froid , 1965) et Burroughs, et Kluge en Allemagne (Stalingrad ), illustrent cette volonté de réalisme, construit à partir d’éléments de la réalité tangible.
Encyclopédie Universelle. 2012.