CHRÉTIEN DE TROYES
CHRÉTIEN DE TROYES (1135 env.-env. 1183)
Figure centrale de la littérature française médiévale, Chrétien de Troyes se signale par l’importance de sa production romanesque. On lui doit cinq récits, en octosyllabes à rimes plates, composés entre 1170 et 1185 (?): Érec et Énide , Cligès , Lancelot ou le Chevalier à la charrette , Yvain ou le Chevalier au lion , et Perceval ou le Conte du Graal , qui forment un ensemble homogène. Ce corpus a toujours été traité comme une collection cohérente. La célèbre copie Guiot (Bibl. nat., ms f. fr. 794) permet de lire tous les romans dans un seul codex. De même, les différents projets éditoriaux, depuis celui de W. Foerster, réalisé dans les dernières années du XIXe siècle, jusqu’aux recueils bilingues les plus récents, révèlent une volonté de rassembler les «œuvres complètes» du maître champenois.
À une époque où la littérature en langue vulgaire semble vouée à l’anonymat, la notoriété de Chrétien fait exception. Certains textes se réclament d’ailleurs de lui, mais ces attributions n’ont pu être établies avec certitude. Le nom «Crestien» apparaît dans le Guillaume d’Angleterre , dont le ton et le décor diffèrent pourtant de celui des autres romans. Chrétien construit en effet ses intrigues autour d’un axe spatio-temporel récurrent, la cour légendaire du roi Arthur. Il s’inspire en cela du Roman de Brut , composé vers 1155 dans l’entourage de Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine par l’écrivain anglo-normand Wace. On impute également à notre auteur une traduction d’Ovide, Philoména (Métamorphoses , VI, 412-674), insérée au début du XIVe siècle dans Ovide moralisé . Ce récit de métamorphose figure en effet, parmi d’autres textes d’inspiration ovidienne, dans le catalogue des œuvres déjà achevées que Chrétien place en tête de Cligès .
L’identité biographique de Chrétien reste mystérieuse. Les dédicaces du Chevalier à la charrette et du Conte du Graal permettent de situer le milieu, savant et courtois, dans lequel son travail se déploie. La cour des comtes de Champagne puis celle de Philippe d’Alsace, comte de Flandres (1142-1191), grands pôles de pouvoir politique, mais aussi de développement culturel, semblent avoir orienté sa carrière. Par contre, la personnalité littéraire de notre auteur se dégage facilement de son œuvre. Si l’on en croit Roger Dragonnetti, qui voit se profiler l’antique Troie derrière la cité champenoise de Troyes, le nom de notre auteur (Érec , v. 9) signerait une tentative de synthèse entre les héritages contradictoires du judéo-christianisme et de l’Antiquité païenne. À n’en pas douter, Chrétien fait œuvre littéraire tant par l’ampleur de son travail que par une ambition poétique qui se donne à lire à l’initiale de chacun des romans. S’inspirant de l’Art poétique d’Horace, le prologue d’Érec et Énide subordonne la réussite de l’œuvre à la possibilité de donner à celle-ci une «belle conjointure», notion énigmatique qui vise sans doute le mariage harmonieux de traditions concurrentes. Avec Cligès , il s’agit d’opérer la translation de «chevalerie et de clergie» du monde antique au monde chrétien, par la magie de la langue française. Au début du Chevalier à la charrette se dessine une méditation sur l’inspiration poétique. Celle-ci emprunte à la rhétorique de l’amour courtois pour figurer une relation de dilection entre le poète et sa dédicataire, Marie de Champagne (fille d’Aliénor d’Aquitaine et épouse de Henri Ier de Champagne depuis 1164), à qui revient le mérite de donner «matière et sens» au livre. Dans le Chevalier au lion et le Conte du Graal , la revendication d’une responsabilité littéraire de l’auteur évolue vers un souci de l’«entente» de l’œuvre, convoquée à faire sens dans le déploiement d’une parole poétique. La glose de la parabole biblique du semeur (Conte de Graal , v. 1-10) traduit les espoirs de fructification placés dans le labeur du clerc. Ici s’exprime dans toute sa vigueur l’idéal humaniste du XIIe siècle. La célébration des anciens assure à la culture sa pérennité, mais aussi son renouvellement.
L’élaboration d’un nouveau discours amoureux est au centre d’un dispositif romanesque qui rivalise avec l’Art d’aimer d’Ovide ainsi qu’avec la poésie des troubadours. Dans Érec et Énide et dans le Chevalier au lion , un héros gagne une épouse dans un premier mouvement de prouesse, puis la perd par oubli des armes ou négligence de l’amour, et la reconquiert après une douloureuse errance. Mais cet éloge de l’amour conjugal ne réussit pas à oblitérer le souvenir de la légende de Tristan. L’histoire des amants de Cornouailles, pourtant réprouvée dans l’une des deux chansons lyriques attribuées à Chrétien, offre un modèle fascinant et irritant. Fénice, amante de Cligès, doit épouser, comme Iseut, l’oncle de celui qu’elle aime. Lorsqu’elle feindra la mort pour échapper à cette contrainte matrimoniale, elle sera torturée par des médecins qui, pour avoir percé la ruse de la fausse morte, croient avoir prise sur le désir amoureux. Son supplice répond avec une cruelle ironie à son vœu d’être démembrée, plutôt que d’accepter que l’on fasse mémoire d’elle en l’associant à la femme du roi Marc. Les souffrances, physiques et morales, de Tristan hantent l’imaginaire de Chrétien. Admis après bien des épreuves dans le lit de Guenièvre, Lancelot, blessé, souille de sang le lit de la reine: la plaie d’amour s’inscrit dans le réel pour dénoncer la passion adultère, mais elle annonce aussi le miracle de l’amour. Avec le Chevalier à la charrette , Chrétien atteint l’apogée de son art de la «conjointure». Nouveau Tristan, Lancelot est aussi, en même temps, une figure du Christ. Enfin, au cœur du Conte du Graal règne un roi infirme, souffrant d’un coup porté entre ses hanches. Cette chair meurtrie reconduit le problème de la faute dans un roman aux accents mystiques.
Entre corps dépecé et union conjugale, la «conjointure» prend figure d’adynaton (association de choses incompatibles) conduisant l’œuvre à la limite de ses possibilités de faire sens. Quelle qu’en soit la cause, l’inachèvement du dernier roman, le Conte du Graal , signale le point de rupture d’une œuvre ouverte jusqu’à l’éclatement sur les grands courants de pensée de son temps. Rien d’étonnant à ce que les écrivains du siècle suivant se soient tournés vers celle-ci pour y puiser leur inspiration. Le cycle du Lancelot-Graal , chef-d’œuvre du roman en prose du XIIIe siècle, suffirait à lui seul à mesurer l’importance de la postérité de Chrétien, pour ne rien dire de son retentissement dans les littératures étrangères.
Comme le signale Huon de Méry (XIIIe s.), la perfection de cette œuvre tient aussi à la nouvelle incarnation d’une langue poétique en «bel françois» que Chrétien «prenait tout à plein» et dont il «a choisi toute l’élite».
Chrétien de Troyes
(v. 1135 - v. 1183) poète français, auteur de romans courtois en vers octosyllabes: érec et énide (v. 1170). Il a porté à son sommet le roman breton: Lancelot ou le Chevalier à la charrette, Yvain ou le Chevalier au lion, Perceval ou le Conte du Graal.
Encyclopédie Universelle. 2012.