CHAMFORT
En vain cherchera-t-on dans ce qui fut le bréviaire de plusieurs générations de lycéens laïques, l’Histoire de la littérature française de Lanson, quelque éclaircissement sur Sébastien Roch Nicolas, alias Chamfort. Son nom y paraît à peine, en appendice aux pages consacrées à son compagnon et ami, aristocrate révolutionnaire dont Chamfort écrivit les plus célèbres discours: Mirabeau. Il n’y aurait pas plus de profit à consulter un manuel d’histoire: son nom n’est pas même associé à celui de Sieyès, seul et dernier ami fidèle, qui osa suivre, en pleine Terreur, le cercueil de Chamfort. Il lui devait d’ailleurs le titre de la fameuse brochure: Qu’est-ce que le tiers état?
Homme de lettres ou écrivain?
Chamfort n’appartient-il donc ni à la littérature, ni à l’histoire? Certes, les œuvres littéraires qu’il publia de son vivant ne révèlent pas le meilleur de ses qualités; en cela Édouard Herriot avait sans doute raison de préférer ses essais ou articles politiques, son œuvre de chroniqueur de la Révolution. Car Chamfort ne parle bien que lorsqu’il s’échauffe, cingle et glace à la fois. En poésie, ses théories sont aussi conformistes que plate sa production. S’il goûte bien les vers de Racine, pourquoi faut-il qu’il voie en Delille et J.-B. Rousseau ses dignes et glorieux héritiers? Au théâtre, en dépit de ses succès, il se montre timide pour la théorie, navrant pour l’invention: La Jeune Indienne (1764), Le Marchand de Smyrne , Mustapha et Zéangir (1770-1771). En vers ou en prose, c’est toujours du sous-Voltaire ou du sous-Diderot. Ce franc-diseur insolent trouve Beaumarchais trivial et grossier; ce révolté aux «tenailles mordicantes» méprise sans doute si fort son public que, face à lui, il s’émousse. Chamfort ne se déchaîne que pour fustiger ce qu’il hait: la bêtise, les grands, le «monde», l’injustice sociale. Alors tout lui est bon: l’Éloge de La Fontaine comme celui de Molière; mais ce ne sont que de brefs éclairs de liberté dans une prose de futur académicien, honorable et solennelle. Style méconnaissable pour qui sait apprécier la formule abrupte et grave, la désinvolture crispée, le ton déchirant-déchiré de cet écorché vif, celui des Maximes et Pensées , des Caractères et Anecdotes , leur fraternelle causticité. Dès que Chamfort put retrouver dans l’intimité de l’écriture l’audace rageuse qui l’exaltait dans la conversation, il devint écrivain; homme de lettres jusque-là, il méritait plutôt moins que sa réputation. Au reste, mieux vaut ne point devoir lui reprocher d’avoir trop bien réussi dans un domaine qui lui inspirait tant de dégoût. Homme de lettres, lui qui jugeait ainsi la corporation: «des ânes ruant et se mordant devant un râtelier vide, pour amuser les gens de l’écurie»? Lui, avide de «vraie gloire», prétendre à une célébrité qu’il considère comme une «infamie faite pour révolter un caractère décent»? D’où ses réticences, ses atermoiements, les incohérences de sa carrière, qu’on prendrait à tort pour de l’inconstance ou des palinodies. Car on a beau parier, toujours, pour ceux qui ont «plus d’appétit que de dînés» contre ceux qui ont «plus de dînés que d’appétit», il arrive que, faute de trouver à gagner son pain, on soit contraint de manger de la brioche. Surtout lorsque, fils naturel et roturier, on a refusé, par indifférence métaphysique, par goût et souci de sa liberté, par honnêteté, de se faire curé. Mais, fidèle à soi-même, dans tous les aléas de sa condition, avec une indépendance agressive, Chamfort se réserva de refuser les pensions et les honneurs qui lui eussent trop cher coûté. Il sut toujours fuir les tréteaux, de peur de devenir «charlatan».
Le révolutionnaire
Avec plus de désintéressement et de fermeté que Mirabeau, Chamfort salua et servit une révolution que maintes fois il avait imprudemment, indécemment appelée. Il se dévoua corps et esprit à une action politique qui se proposait d’inverser l’ordre social abusif. Il le fit avec une lucidité, une véhémence, un courage aussi (ne se manifestant vers la fin aux assemblées que lorsqu’il était dangereux d’y prendre la parole) qui faisaient dire à Nietzsche que, «privée de Chamfort, la Révolution serait restée un événement beaucoup plus bête et n’exercerait point cette fascination sur les esprits». Il faut lire les Tableaux de la Révolution française et les divers articles qu’il publia (à propos d’une Pétition des juifs établis en France , d’un Essai sur la mendicité , des Mémoires du maréchal de Richelieu ou de Maurepas, bien d’autres encore), on verra comme il justifie une cause qui devait si mal le récompenser mais que, fidèle à soi, jusqu’au bûcher inclusivement, il tenta de défendre contre elle-même. Qu’on lise au moins, dans les débris de ce qui eût été l’une des plus belles correspondances du siècle, la lettre à Vaudreuil, du 13 décembre 1788; qu’on n’oublie point qu’elle s’adressait à un aristocrate, futur émigré, protecteur de Chamfort, son seul ami ou presque. On ne s’étonnera pas si, académicien et pensionné par l’Ancien Régime, ce même Chamfort a su écrire en 1790: «J’entends crier à mes oreilles tandis que je vous écris: Suppression de toutes les pensions de France ; et je dis: Supprime tout ce que tu voudras, je ne changerai ni de maximes, ni de sentiments. Les hommes marchaient sur la tête, et ils marchent sur les pieds; je suis content: ils auront toujours des défauts, des vices même; mais ils n’auront que ceux de leur nature, et non les difformités monstrueuses qui composaient un gouvernement monstrueux.» Certes Chamfort conclut un peu vite à l’excellence de la roture; mais quoi? il avait choisi: «Moi, tout; le reste rien: voilà le despotisme, l’aristocratie, leurs partisans. Moi, c’est un autre; un autre, c’est moi: voilà le régime populaire et ses partisans. Après cela, décidez.» Entre autres choses, il avait décidé, lui, d’écrire pour Mirabeau le Discours contre les académies ; c’est dire l’homme et le citoyen qu’il était.
Mais cette image d’un Chamfort naïvement fidèle à une révolution qui l’accula au suicide, comme elle cadre mal avec celle du misanthrope acerbe et négateur! C’est que la seconde est abusive et ne rend pas compte du débat intérieur et de l’homme même. Et ce suicide manqué, ce sombre massacre courageusement perpétré, pourquoi le confondre avec un acte politique, une accusation jetée à la face de la Révolution? Suicide de philosophe et d’homme libre, c’est tout. «Si j’avais su que ce fût au Luxembourg, disait Chamfort, je ne me serais peut-être pas tué.» Car c’est aux Madelonnettes qu’il ne voulait point retourner, libre qu’il était de refuser la promiscuité des latrines et l’impossibilité de laver ses plaies. Ce n’est pas pour cela qu’il désespérait de la Révolution ou des hommes de sa classe. De fait, à peu près guéri, il reprenait goût à la vie et à la Révolution, lorsque la maladresse d’un médecin l’acheva, en mars 1794.
Le moraliste
Le grand ouvrage que Chamfort préparait c’est au secret de son cabinet qu’il s’élaborait: à travers ce qu’on en a pu reconstituer, nous apprenons à connaître son personnage contradictoire, ravagé de souffrances morales autant que de pustules et d’eczéma. On a voulu faire de sa vision du monde celle d’un «doloriste», que seule la maladie expliquerait. Il semble plus probable que l’eczéma de Chamfort fut la marque de ses déchirements. Déjà, à l’époque où Rivarol voyait en lui «un brin de muguet enté sur un pavot», jeune galant profitant largement de la fête continuelle que les dames lui donnaient, il jetait chaque jour sur de petits papiers les réflexions, les maximes ou les anecdotes que lui inspirait le monde. Il les destinait à un ouvrage d’ensemble, traité de morale et pamphlet, qu’il voulait intituler Produits de la civilisation perfectionnée ; ce qui témoigne du dégoût que lui causait la fréquentation d’un monde qu’il se méprisait peut-être en secret de devoir approcher. C’est donc une certaine société, bien définie, qu’il prétend accabler. La misanthropie de Chamfort est localisée.
Son désenchantement touche à l’ordre du cœur et de la sensibilité. La raison lui tient un autre langage, qu’il ne cesse d’écouter, ainsi: «Pour devenir philosophe, il ne faut pas se rebuter de ce qu’on découvre chez l’homme, mais triompher de son dégoût.» Chamfort n’est donc pas l’apôtre sarcastique d’un renoncement amer, il croit à la raison, aux passions, à la nature, à la vertu, à l’amitié, mots que sa plume emploie sans cesse, non pour les nier mais pour en affirmer la rareté ou l’excellence. Ce cynique serait-il donc un naïf? Lui qui, dans le «jouir et faire jouir», sans «faire de mal à personne», voit «tout le fondement de la morale», qui chante «l’amitié entière qui développe toutes les qualités de l’âme» et pense que, pour se faire une idée juste des choses, il suffit de prendre les mots au rebours de leur signification usuelle: «misanthrope, par exemple, cela veut dire philanthrope; mauvais Français, cela veut dire bon citoyen qui indique certains abus monstrueux; philosophe, homme simple qui croit que deux et deux font quatre».
Serait-ce édulcorer Chamfort que de lui savoir gré de ses actes de foi autant que de ses refus? De celui-ci par exemple, le dernier mot des Maximes : «Supposons qu’on eût employé, pour éclairer les dernières classes, le quart du temps et des soins qu’on a mis à les abrutir [...] Supposez qu’au lieu de leur prêcher cette doctrine de patience, de souffrance, d’abnégation de soi-même et d’avilissement, si commode aux usurpateurs, on eût prêché celle de connaître leurs droits et le devoir de les défendre, on eût vu que la nature, qui a formé les hommes pour la société, leur a donné tout le bon sens nécessaire pour former une société raisonnable.»
On voit bien qu’il faut aimer Chamfort pour ce qui fut, peut-être, son illusion autant que pour sa férocité. Solitaire, oui; mais toujours solidaire, d’une classe au moins.
Chamfort
(Sébastien Roch Nicolas, dit de) (1740 - 1794) écrivain français: Maximes, pensées, caractères et anecdotes (posth., 1795). Arrêté sous la Terreur, il se suicida. Acad. fr. (1781).
Encyclopédie Universelle. 2012.