TAHA HUSSEIN
Taha Hussein est sans doute l’un des plus grands écrivains arabes contemporains. Créateur d’une langue et d’idées nouvelles, celui qu’on appelait le «doyen des lettres arabes» fut l’une des figures les plus originales et les plus puissantes de la pensée et de la littérature arabo-islamique. Lu et commenté dans tout le monde arabe, étudié dans les lycées et les universités, admiré partout où l’on parle l’arabe, Taha Hussein a été traduit dans une douzaine de langues et, son nom ayant franchi la Méditerranée, les universités d’Oxford, de Madrid, de Rome, de Montpellier, d’autres encore, lui ont décerné le titre de docteur honoris causa . Les honneurs dont il a été l’objet et le respect qu’on lui témoigne s’expliquent par l’exemplarité de sa vie et par l’influence décisive que son œuvre a exercée sur plusieurs générations de lecteurs.
Le combat d’un intellectuel
Né à Magh gha, bourgade de la Moyenne-Égypte, le 14 novembre 1889, et décédé au Caire en novembre 1973, Taha Hussein, issu d’un milieu modeste, perd la vue à l’âge de trois ans. La cécité isole l’enfant, mais approfondit sa sensibilité: désormais il connaîtra les êtres et les choses par l’ouïe et le toucher. Sa famille et la maison le protègent; la petite ville et la campagne avoisinante forment son univers. Les pauvres, auxquels il consacrera son roman Les Damnés de la terre (Al-mu‘azzab n fi-l ardh , 1949), le fellah qu’il décrira dans L’Appel du Karawan (Du‘ ’ al-Karaw n , 1934), ces humbles qui voient croître dans leur champ l’«arbre de la misère», titre d’un autre de ses romans, éveillent en lui amour et pitié. Le cœur du garçon est grand, et dans le jeune infirme se développent une intelligence précoce et une tenace volonté: il ne sera pas celui qu’on destine à réciter le Coran le soir dans les demeures provinciales. À neuf ans, il connaît par cœur le livre saint; à treize ans, il obtient d’accompagner son frère aîné au Caire où il suivra les cours de la célèbre université théologique d’al-Azhar. Déçu par le conservatisme sclérosé de cet enseignement, il s’insurge contre les maîtres d’un temps révolu. La création de l’université du Caire en 1908 permet à Taha Hussein, qui a alors dix-neuf ans, l’accès à des disciplines pour lui nouvelles: histoire, linguistique, philosophie, littérature. La civilisation occidentale lui est révélée. Il est résolu à fournir l’effort nécessaire afin d’avoir une bourse pour la France. Il y parvient et s’embarque en 1914. En moins de trois ans, il apprend le français, le grec et le latin, passe sa licence à Montpellier où il rencontre une jeune Française qu’il épousera à Paris en 1917. Après un diplôme d’études supérieures sur un sujet d’histoire romaine, il soutient en Sorbonne une thèse sur la philosophie sociale d’Ibn Khald n. Rentré en Égypte, il est nommé professeur à l’université du Caire: à la jeunesse, il explique ce que sont la critique moderne, les tragiques grecs, les poètes latins, la littérature française. En 1931, il est élu doyen de la faculté des lettres et le restera de nombreuses années. En 1942, il fonde à Alexandrie, d’où l’on entend les canons de la bataille d’El-Alamein, la deuxième université égyptienne ; il en sera le premier recteur. En 1950, Taha Hussein est ministre de l’Éducation nationale; il crée l’université de ‘Ayn Shams et fait voter par les Chambres la gratuité de l’enseignement primaire. Il reprend ensuite son œuvre d’écrivain et de journaliste. Il devient président de l’Académie de la langue arabe. Le petit aveugle menacé, à la fin du siècle dernier, de végéter dans sa lointaine province, a tenu les promesses qu’il s’était faites: devenir un homme et aider les autres à le devenir; donner le meilleur de soi-même pour éduquer un peuple ignorant et misérable; ouvrir largement son pays aux cultures étrangères; rendre sa place à la civilisation arabe et la faire mieux connaître hors de ses frontières.
Polyvalence de l’écrivain
Ces objectifs, Taha Hussein les a surtout atteints grâce à son œuvre écrite. L’écrivain, le critique, le polémiste sont ensemble présents dans ses romans et dans ses essais. La plupart de ceux-là évoquent la détresse physique et morale d’hommes et de femmes en butte aux injustices sociales et à l’égoïsme des puissants et des possédants; qu’il s’agisse de la campagne égyptienne ou du Caire, c’est la même misère toujours dénoncée, mais aussi la même richesse des âmes simples exaltée. Dans tous ses ouvrages, Taha Hussein mène avec constance le combat pour la vérité et l’équité, se dresse contre les idées reçues, renverse des idoles et démythifie l’histoire, ce qui lui vaut à maintes reprises les persécutions des pouvoirs publics et religieux. La publication, en 1927, de son livre sur la poésie préislamique, dans lequel il doute de l’authenticité de cette poésie et prouve que nombre de poèmes dits préislamiques sont apocryphes, mit sa vie en danger. Esprit éminemment libre, Taha Hussein, si souvent taxé d’impiété, aborde l’islam sans se soucier des préjugés séculaires: les ouvrages qu’il a consacrés au prophète Mu ムammad, En marge de la vie du Prophète (‘Ala h mish as-sir t , 3 vol., 1933-1946), à ‘Uthm n, La Grande Épreuve (Al-fitnat al-kubr , 1947) et à ‘Al 稜, ‘ face="EU Updot" 羅l 稜 et ses fils (‘ face="EU Updot" 羅l 稜 wa ban h , 1953) redonnent vie à ces premières années de l’hégire, et la rigueur de l’historien s’allie ici au lyrisme du poète. Dans la querelle qui opposa si longtemps en Égypte les conservateurs de la tradition orientale aux intellectuels séduits par les valeurs occidentales, Taha Hussein propose une solution qui est une conviction: dans son Avenir de la culture en Égypte (Mustaqbal ath-thaq fat f 稜 Mi ルr , 1938), il soutient qu’il n’existe pas de fossé entre Orient et Occident, lesquels, au contraire, se complètent; quant à l’Égypte, elle a vocation méditerranéenne et doit, sans complexe d’infériorité à l’égard de l’Europe, multiplier avec celle-ci échanges et contacts culturels. C’est pourquoi, devenu ministre, il procédera à une profonde réforme de l’enseignement: les programmes, sans rien renier du patrimoine national, seront élaborés à partir des modèles de l’Occident.
Mais c’est surtout à travers son œuvre romanesque, classique par l’élégant dépouillement de son style, et à travers son autobiographie, le célèbre Livre des jours (Al-ayy m , 2 vol., 1927-1939), traduit dans une vingtaine de langues, que l’on peut saisir la personnalité de Taha Hussein. Cette autobiographie est un événement dans l’histoire de la littérature arabe: jamais encore on ne s’était raconté avec autant de simplicité et de poésie; jamais on n’avait osé s’engager si loin dans les voies difficiles de l’introspection. Il en sera de même dans un autre roman de Taha Hussein, Ad 稜b (1934), qui évoque le triste destin d’un jeune étudiant égyptien à Paris. Séduit par les valeurs de l’Occident, Ad 稜b ne parvient pas à les concilier en lui avec sa formation et son éthique musulmanes, et il finit par perdre la raison. Taha Hussein qui, sa vie le prouve, a été homme d’action, trouve dans la composition romanesque une évasion qui devient le thème de beaucoup de ses romans: fuite par la transfiguration du réel dans L’Appel du Karawan , fuite dans l’espace avec Ad 稜b et L’Amour perdu (Al-hubb ad-d ‘i’ , 1942), fuite hors du temps avec Les Rêves de Shéhérazade (A ムl m Shahraz d , 1943), fuite dans un passé collectif lointain avec La Promesse tenue (Al-wa‘d al- ムaqq , 1949).
Il semble que pour cet écrivain, si authentiquement arabe par sa culture et par son style, si intelligemment universel par sa vocation d’éducateur et de maître à penser, l’action ait été la sœur du rêve. Sa vie et son œuvre constituent, comme l’écrit André Gide dans son introduction à la traduction en français du Livre des jours , «l’exemple d’une réussite, d’un triomphe de la volonté, d’une patiente victoire de la lumière spirituelle sur les ténèbres».
Encyclopédie Universelle. 2012.