SUCCESSIONS
Les Français restent très attachés à la transmission des biens par héritage; tous les sondages d’opinion publique le confirment. Nos lois successorales forment une des parties les plus stables du Code civil ; depuis 1805, l’institution n’a pas subi de bouleversements. Aujourd’hui encore, malgré l’évolution sociologique contemporaine, le droit successoral n’est guère remis en cause que par le détour du droit fiscal. L’opinion des Français sur les ordres d’héritiers, la place à faire au conjoint survivant, l’existence de la réserve, sa quotité et son attribution est difficile à percevoir. Le terrain est délicat, les sensibilités vives. Les propositions de loi n’abondent pas et le législateur est peu enclin à réformer profondément une institution aussi paisible.
Depuis 1804, date de création du Code civil, les principes de base sont restés presque inchangés; seules certaines modalités d’application ont connu d’importantes innovations.
Pour l’essentiel, le fondement le plus solide du droit successoral repose encore sur son ancienneté; l’évolution des temps, l’environnement économique et social contemporain suggèrent pourtant un rajeunissement fondamental de la matière; un certain nombre de questions se posent, auxquelles le législateur devra donner des réponses qui dépendront nécessairement du fondement que la société contemporaine donne à la dévolution successorale.
Fondements de la dévolution successorale
La dévolution successorale, c’est-à-dire la désignation des personnes appelées à recueillir l’héritage, s’articule autour de deux hypothèses possibles selon que le défunt a exprimé ou non sa volonté. Le défunt peut instituer par testament les successeurs (légataires de son choix). En l’absence de volonté exprimée, aucun système juridique ne peut se dispenser d’organiser un mode légal de dévolution. Le système mis en place – le choix des bénéficiaires de la transmission – est tributaire de l’idée que l’on se fait de ce qui justifie le droit à succéder.
Les rédacteurs du Code civil avaient cherché à concilier l’intérêt familial plutôt qu’à faire une œuvre politique ou économique. Le droit de succéder trouve à leurs yeux son fondement dans l’intérêt social qui commande d’empêcher le désordre que ferait naître inévitablement la vacance des biens au décès de son titulaire. Quant au fondement de la dévolution, il se situe tout à la fois dans l’interprétation que fait la loi de la volonté présumée du défunt et dans la mise en œuvre par elle du devoir qui incombait naturellement au défunt de laisser son patrimoine après lui à ses plus proches parents.
Quels peuvent être de nos jours les fondements de la dévolution successorale?
En dehors de toute conception spiritualiste ou philosophique, il est possible de dire qu’à l’évidence le droit à succéder est dans l’ordre naturel des choses quand il s’agit de succéder à ses auteurs. Mais la dévolution légale trouve aussi son fondement dans l’esprit de famille, les mœurs générales du pays et l’intérêt de l’État.
L’esprit de famille – surtout en milieu urbain – tend aujourd’hui à se limiter au binôme parents-descendants, tout au moins pendant la période où sont dus à l’enfant entretien et éducation; après quoi, la notion de famille tend à se restreindre à la seule famille conjugale. Dès lors, la cellule familiale c’est le couple. On peut en dégager deux conséquences:
– la dévolution actuelle au profit des parents jusqu’au sixième degré procède d’une conception de la famille en voie de disparition;
– l’affection présumée doit bénéficier au conjoint envers qui a été accompli par le mariage un acte volontaire et public d’élection préférentielle. La multiplication des donations entre époux signées dans les études de notaire chaque jour en est la preuve irréfutable. L’État a le plus grand intérêt à ce que la dévolution successorale soit bien organisée et, même sans poursuivre de but politique, il doit veiller à organiser une dévolution qui assure la bonne organisation des familles, et partant de la société, c’est-à-dire la paix sociale.
Mais, de nos jours, il réglementera non seulement la dévolution au profit des personnes appelées par la loi, mais aussi le contenu même de la succession, les biens qui composent l’héritage.
Les règles de la dévolution successorale sont donc appelées à évoluer, en raison même des mutations sociologiques. Cette évolution est naturellement influencée par l’idéologie dominante: les droits des régimes socialistes exclurent du champ de la succession certaines catégories de biens, et plus précisément tous les biens autres que ceux de consommation courante (la fonction économique de la transmission successorale disparaissait, laissant la place à la seule fonction sociale elle-même réduite à la transmission du souvenir); la plupart des législations réduisent par le recours de la fiscalité l’importance du patrimoine transmis, en proportion de l’état de richesses déjà acquis (cf. le manifeste de J.-J. Servan-Schreiber: Ciel et Terre , 1970; ou le rapport de la Commission d’étude d’un prélèvement sur les fortunes, dit rapport Ventejol).
En revanche, une société libérale soit maintiendra purement et simplement le «pouvoir privé héréditaire», soit cherchera à l’aménager directement ou indirectement sans remettre toutefois en cause le maintien de la fonction économique au profit des héritiers recueillant certains biens de production.
Problèmes actuels
La technique successorale
Le défunt peut laisser à son décès plusieurs personnes au degré successible. Les articles 731 à 738 du Code civil établissent les règles juridiques de la technique successorale. Celles-ci sont connues:
– la règle de l’ordre donne la préférence à un groupe d’héritiers sur les autres; priorité est donnée aux ordres les uns sur les autres, dans la hiérarchie suivante: 1. enfants et descendants quelle que soit aujourd’hui la nature de leur filiation: légitime, naturelle ou adoptive; 2. ascendants et collatéraux les plus proches, et qualifiés de ce fait «privilégiés» (père et mère, frères et sœurs et leurs descendants); 3. ascendants ordinaires (grands-parents, aïeux); 4. collatéraux ordinaires jusqu’au sixième degré (oncles et tantes, cousins); 5. conjoint survivant; 6. État.
– la règle du degré vient établir à l’intérieur de chaque ordre un système de préférence: le parent au degré le plus proche succède, à l’exclusion des parents d’un degré plus éloigné.
Ce schéma est en fait d’une simplicité trompeuse. Le conjoint survivant vient en qualité d’usufruitier en concours avec tous les autres ordres: il hérite en toute propriété aux lieu et place des collatéraux ordinaires. Par ailleurs, le système de la fente – en écartant la règle de la priorité donnée aux ordres les uns sur les autres – permet le partage de la succession échue à des ascendants ou à des collatéraux en deux masses égales recueillies dans chaque ligne maternelle et paternelle par des ordres différents. Dans l’ordre des descendants ou des collatéraux privilégiés, la règle de la représentation des héritiers décédés par leurs propres héritiers vient contredire la proximité des degrés; critiquable dans sa définition, personne ne met pour autant en doute son utilité pratique et sociale; elle constitue une règle d’équité.
Malgré leur apparente complexité, ces règles sont ancrées dans les mœurs. D’autres systèmes étrangers apparemment plus simples, consacrent en fait une technique assez proche de la technique française.
La dévolution successorale ab intestat
En l’état actuel de la législation, la succession est, en l’absence de testament, dévolue aux parents par le sang, au conjoint survivant et, à défaut d’héritiers, à l’État.
Leur vocation successorale tant du point de vue de l’opinion publique que de la pratique notariale mérite quelques retouches. La question se pose aussi d’une extension possible de la vocation successorale.
Les héritiers du sang . La loi du 3 janvier 1972 a remis au premier plan le lien du sang; l’existence d’un lien de filiation prime désormais le lien contractuel du mariage. Cela apparaît en premier lieu dans l’ordre des descendants; l’enfant naturel ou l’enfant adultérin bénéficient depuis 1972 en droit français d’une promotion tout à fait remarquable; tous les enfants, qu’ils soient légitimes ou légitimés (donc issus du mariage) ou naturels (donc nés hors mariage), sont désormais placés sur un plan de stricte égalité. L’enfant adultérin a d’abord la qualité de l’enfant naturel avec vocation à l’égalité absolue, mais son droit est paralysé et réduit lors du décès de son auteur s’il se trouve en présence de certains héritiers (enfants légitimes issus du mariage auquel l’adultère a porté atteinte, conjoint survivant victime de l’adultère). Cette exception au principe de l’égalité pose de telles difficultés pratiques d’application qu’on peut en souhaiter pour l’avenir la disparition complète et le retour au strict principe de l’égalité quelle que soit la nature de la filiation (cf. La Dévolution successorale , p. 196).
L’attribution du patrimoine d’une personne décédée sans descendance – pour un quart à chacun de ses père et mère (ascendants privilégiés) et pour le surplus à ses frères et sœurs ou leurs descendants (collatéraux privilégiés), ces derniers recueillant éventuellement la part de l’ascendant privilégié prédécédé – revêt un caractère surprenant. Du point de vue de la technique successorale, on remarquera qu’il y a là une nouvelle atteinte au principe de base de la dévolution fondée sur la proximité du degré; du point de vue du développement économique, la nature des choses voulant que les plus jeunes soient normalement les plus aptes à gérer, exploiter, faire produire et circuler les richesses, leur appropriation en partie par la génération des ascendants paraît antiéconomique; enfin, du point de vue familial, l’affection présumée ou le devoir familial d’une part, le rétrécissement contemporain de la famille au noyau parents-enfants d’autre part devraient faire préférer les père et mère aux frères et sœurs ou neveux et nièces.
La situation successorale faite au collatéral ordinaire n’a cessé de se dégrader; le Code civil avait limité la successibilité de cet ordre au douzième degré, qui fut ramenée au sixième degré en 1917. Cette nouvelle restriction correspond au rétrécissement de la famille autour des parents les plus proches. Depuis la loi du 26 mars 1957, la vocation successorale ne subsiste au profit du collatéral qu’en l’absence de tout ascendant ou de conjoint. Sa vocation successorale se fait de plus en plus rare. Toutefois, la réduction du nombre d’enfants par ménage entraînera pour l’avenir l’ouverture de successions sans frères et sœurs; en l’absence de collatéraux privilégiés et d’ascendants, la vocation successorale des collatéraux risque de renaître. Il y a là une raison suffisante pour ne pas souhaiter supprimer un ordre dont la vocation héréditaire aujourd’hui amenuisée peut renaître demain.
Le conjoint survivant. L’amélioration de la condition successorale du conjoint survivant dans le sens d’un accroissement des droits de celui-ci est une constante législative depuis 1804. De nos jours, le conjoint survivant jouit de divers droits de survie: pension alimentaire en cas de besoin contre la succession, pendant un assez court délai il est vrai (C. civ., art. 207-1), droit à la nourriture, au logement et aux frais de deuil au profit du conjoint survivant commun en biens (C. civ., art. 1481). Il jouit aussi d’une véritable vocation successorale; cette vocation s’exerce, selon les cas, soit en toute propriété soit en usufruit seulement.
Le défunt peut avoir élargi d’une manière importante les droits successoraux du conjoint survivant; il aura pris des dispositions testamentaires ou consenti de son vivant une donation à son époux pour cause de mort.
La question aujourd’hui est de savoir s’il faut laisser aux époux qui le souhaitent le soin d’augmenter leurs droits héréditaires réciproques par testament ou donation entre époux, ou si le législateur doit à nouveau intervenir pour accroître à nouveau la vocation successorale du conjoint survivant, les époux pouvant en sens inverse, s’ils le souhaitent, la réduire par le moyen de dispositions testamentaires. Les aspirations des Français, souvent confuses dans leur formulation, sont d’interprétation difficile. Seule apparaît clairement «l’adhésion collective massive et quasiment de principe aux droits successoraux du conjoint survivant» (cf. «Sondages», in Rev. fr. de l’opinion publique , 1970, no 4). Un accroissement des droits du conjoint survivant peut être recherché soit dans un aménagement de la technique des régimes matrimoniaux, soit dans la technique successorale proprement dite par une augmentation sur la propriété de l’héritage, complétée éventuellement par le jeu du mécanisme de l’attribution préférentielle accordant au conjoint un droit de préférence sur le domicile conjugal et la propriété des meubles le garnissant (cf. La Dévolution successorale , p. 267 sqq.)
Les personnes à la charge du défunt . À côté des héritiers du sang et du conjoint envers lesquels le défunt avait une affection présumée et des devoirs, il peut exister d’autres personnes que le défunt avait pris plus ou moins complètement à charge, à titre plus ou moins permanent. Ce faisant, il avait accepté d’assumer à leur égard une responsabilité éminente; son décès va profondément toucher leur situation, voire même les mettre dans une situation précaire. S’il s’agit de personnes n’ayant aucun lien de parenté avec le défunt (enfant orphelin non adopté, vieil ami malheureux, vieux domestique, voire concubin), peut-on envisager de les appeler à la succession de celui-ci et leur donner ainsi une vocation successorale qu’en l’état actuel des textes elles ne peuvent revendiquer? S’il s’agit de personnes venant en rang utile à la succession (enfants ou parents handicapés), ne peut-on augmenter sensiblement leurs droits de manière à prendre en compte leurs besoins réels? La question est posée et trouvera peut-être un jour sa solution sous la forme successorale énoncée ci-dessus, soit sous une forme alimentaire plus facile sans doute à mettre en œuvre.
L’État . À défaut d’héritiers au sixième degré, la succession est dévolue à l’État (C. civ., art. 770). En droit français, le droit de l’État est fondé non pas sur sa qualité de successible (il n’est pas le continuateur de la personne du défunt), mais sur sa responsabilité de gardien de l’ordre public. Faute d’héritiers, la succession est en déshérence et l’État doit éviter les conflits entraînés par la vacance.
Mais à côté de la technique successorale proprement dite, l’État s’est arrogé un droit de créance sur les patrimoines transmis par décès dont l’importance apparaît telle aux yeux de certains qu’ils n’hésitent pas à qualifier l’État de «principal héritier» (M. Coutot). Ce qu’on appelle les droits de succession existe dans tous les pays développés du monde, mais la France est un de ceux où le rendement de cet impôt est relativement élevé: elle occupait en 1978 la septième place parmi les vingt-quatre pays de l’O.C.D.E. (cf. rapport Ventejol). Le système français est régulièrement soumis à de vives critiques; on lui reproche d’être injuste, frappant autant les catégories moyennes que les «riches», de frapper sévèrement les successions autres que celles qui sont dévolues en ligne directe et de ne pas tenir compte de l’état de fortune des héritiers. Cependant, ce prélèvement fiscal apparaît à tout le moins préférable à l’État comme successible; du point de vue économique, il favorise les transferts de propriété et donc la circulation des richesses; les changements qu’il provoque, loin de nuire au dynamisme de l’économie, lui donnent un regain de compétitivité.
La dévolution testamentaire : la réserve et ses bénéficiaires
Toute personne peut, par testament, écarter le modèle légal de dévolution et instituer les légataires de son choix. C’est de sa part un acte de volonté unilatérale qui peut être révoqué discrétionnairement jusqu’au jour du décès.
Quel que soit le goût des citoyens pour la pratique testamentaire, la liberté de tester – en principe totale – ne permet pas de priver certains parents les plus proches (descendants ou ascendants) de l’héritage: les héritiers auxquels la loi réserve une fraction de l’héritage. L’institution de la réserve, sous des noms et avec des modalités d’application diverses, est ancienne. La liberté testamentaire a rarement été absolue dans quelque société que ce soit, à quelque époque que ce soit. Principalement fondée sur l’obligation alimentaire du père, son devoir de solidarité à l’égard de sa famille, la réserve a été et reste critiquée dans son principe.
En faveur de l’institution on fait cependant valoir (La Dévolution successorale , p. 364 sqq.):
– que la liberté testamentaire permettrait de porter gravement atteinte au principe de l’égalité successorale, fondement essentiel de notre droit auquel chacun reste aujourd’hui très attaché;
– que la réserve, en accordant l’égalité de droits et de chances, évite la concentration des fortunes et des biens dans une seule main et qu’il y a là un gage de paix politique et sociale;
– qu’en dehors de ses justifications économiques, politiques et sociales, la réserve trouve surtout son fondement dans l’institution familiale elle-même. La réserve définie comme un droit successoral renforcé est la protection juridique obligatoire de l’unité familiale physiologiquement fondée sur le lien du sang. La réserve protège le testateur contre lui-même, ses passions et ses influences. Elle protège l’égalité des enfants entre eux sur au moins une partie de l’héritage. L’opinion publique apparaît à 72 p. 100 favorable au maintien de la réserve, 8 p. 100 souhaitant même la suppression de la quotité disponible («Sondages», op. cit. ).
Le législateur en a tenu compte; la loi du 3 juillet 1971, en modifiant les règles de calcul de la masse successorale et en stipulant que le rapport serait de la valeur du bien au jour du partage d’après son état au jour de la donation, a redonné toute sa vigueur à la notion de réserve, en a renforcé l’efficacité en consacrant à nouveau l’égalité des réservataires. La question se pose encore néanmoins d’une modification des quotas disponibles et indisponibles; par ailleurs, les bénéficiaires de la réserve étant actuellement les descendants et les ascendants, certains se demandent si le conjoint survivant ne devrait pas être élevé au rang d’héritier réservataire, tandis que la réserve des ascendants serait aménagée, voire supprimée.
La dévolution contractuelle
Le droit français interdit l’utilisation du contrat en matière successorale; une personne vivante ne peut pas – par contrat avec ses héritiers présomptifs – arrêter la destination de sa succession à venir.
Cette intransigeance apparaît à beaucoup fondée sur un dogmatisme qui ne se justifie plus aujourd’hui et qui encombre inutilement la pratique.
L’autorisation pure et simple des pactes sur succession future paraît aujourd’hui souhaitable. Seules certaines conventions manifestement dangereuses resteraient interdites.
Parmi celles dont la validité est souhaitée, il faut citer le «pacte de famille» destiné non à détourner le patrimoine successoral mais au contraire à en faciliter la transmission. Malgré ces dangers évidents, mais qu’une réglementation bien étudiée pourrait sans doute facilement écarter, on mesure d’avance les effets bénéfiques de ce pacte: sur le plan familial (il s’agit avant tout d’un arrangement familial), sur le plan économique (cette convention va faciliter la transmission de l’entreprise agricole, commerciale ou industrielle en évitant son fractionnement, sa vente ou l’endettement excessif et ruineux du bénéficiaire), sur le plan juridique (cette convention ne dépouille en rien le futur défunt cocontractant qui conserve le droit d’aliéner à titre onéreux tout ou partie des biens compris en pacte, ce que n’autorise pas la donation-partage).
Dans le cadre d’une refonte de notre droit successoral que beaucoup appellent aujourd’hui de leurs vœux mais qui se fait attendre, il est raisonnable d’espérer une réglementation qui, sans mettre en péril l’ordre social et familial, fournisse aux praticiens les moyens modernes de satisfaire les besoins de leurs concitoyens.
Encyclopédie Universelle. 2012.