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SCIENCES
SCIENCES

L’ORGANISATION du savoir a cessé depuis longtemps d’être monarchique. Aux siècles de foi et d’autorité, la théologie était la reine des sciences. La philosophie était sa servante ou plutôt, comme gémissait Kant, sa suivante, alors que la philosophie, observait-il, n’a qu’un service à rendre: précéder et non pas suivre, marcher en tête des disciplines, tracer ou éclairer leur route. La philosophie fut promue à son tour, libérée, intronisée. De servante elle devint maîtresse, exerçant son règne sur l’ensemble des savoirs particuliers. Mais ceux-ci ne devaient pas tarder à s’émanciper; de sorte que la philosophie a subi le même sort que la théologie. Elle a perdu son sceptre et son principat le jour où les savants ont secoué sa tutelle. Cette destitution a été progressive. Les sciences de la nature ont conquis leur autonomie les premières. Les sciences de l’homme ne se sont affranchies que récemment. Il leur fallait inventer et adopter des procédures positives, conjoindre raisonnement et expérimentation. C’est chose à peu près faite à l’heure présente, du moins chez ceux qui leur assignent un idéal explicatif et qui les soumettent à des techniques de vérification. Le meilleur atout de la science nouvelle consiste même dans l’homogénéité grandissante de ses méthodes, quels que soient les champs explorés, quelle que soit l’hétérogénéité des objets qu’elle cherche à maîtriser. Pourvu qu’on sache allier un formalisme logique et un maniement expérimental (une manipulation mentale dans le cas des mathématiques), pourvu qu’on sache inscrire les pratiques de la science dans ce que Jean Ladrière appelle le «cadre d’un jeu réglé d’opérations», la preuve peut être acquise, la connaissance peut être contrôlée.

En regard de cette rigueur et de cette efficacité, privilèges des seuls concepts opératoires, la philosophie fait figure de savoir archaïque, de discours intuitif et confus. Elle reste entachée de subjectivité, comme l’attestent la multiplicité et la disparité, l’incompatibilité de ses doctrines, de ses écoles, de ses tendances. Au mieux, elle soulève des problèmes intéressants, mais dont la solution n’est pas mûre. Il lui arrive d’anticiper sur la science, d’aventurer des idées qui reçoivent ensuite un traitement scientifique. Mais le plus patent est qu’une vue de l’esprit, même juste, même accompagnée d’arguments plausibles, ne se change en connaissance objective qu’après avoir subi un traitement scientifique, non avant. À cet égard, la philosophie prépare la science, mais il n’y a science, Jean Piaget l’a maintes fois souligné, que par les ressources de la science, non par les soins de la philosophie. Ne parlons pas de divorce entre elles. La séparation des biens est leur régime ordinaire.

Il semble cependant que l’instinct monarchique, qui a tant profité aux philosophes, eux-mêmes héritiers des théologiens, soit bien difficile à juguler, à extirper. L’engouement pour la science a produit naguère le positivisme, le naturalisme, le scientisme. De nos jours, il engendre ou occasionne divers abus, le logicisme, le structuralisme, l’épistémologisme et ce qu’on a affublé de noms monstrueux: le «lingualisme», le «panglottisme» (manie de tout expliquer par référence au langage analysé comme système). Il va sans dire que ces outrances ne remettent pas en cause le bien-fondé des notions de langue, de langage, de structure, pas plus qu’elles ne discréditent la logique ou l’épistémologie ; les exagérations et déformations sont le fait, non des véritables praticiens de la science, mais de ceux qui mêlent à la science un philosophisme impénitent. Il est regrettable, en particulier, que l’épistémologie, qui a compté et compte encore tant de maîtres authentiques, dégénère parfois en caporalisme, en sectarisme, au point que François Châtelet et Gilles Deleuze éprouvent le besoin de réagir. «Avec l’impérialisme de la méthodologie, écrit le premier, on brise tout le travail de recherche et d’approfondissement» (La Quinzaine littéraire , no 143, 1972). «C’est curieux, note le second, que l’épistémologie ait toujours caché une instauration de pouvoir, une organisation de pouvoir, une sorte de technocratisme universitaire ou idéologique» (ibid. ).

Par où l’on constate que le dogmatisme est un état d’esprit qui peut tout imprégner: la philosophie, la science, l’ensemble des démarches théoriques ou des conduites pratiques. Le paradoxe n’est pas mince d’accuser la philosophie de décréter la certitude, d’obtenir le vrai par pétition (alors que la philosophie contemporaine cultive le doute et l’aporie plus qu’elle n’encourage l’affirmation) et de réclamer pour la science un indice de crédibilité hors de pair (alors que la science moderne déclare qu’elle opère dans des limites, qu’elle ne détermine que ce qu’elle rend déterminable, qu’elle révise sans cesse ses protocoles, qu’elle refond, élargit ou améliore ses contenus, qu’elle demeure ouverte et réformable).

En réalité, même si des partisans l’oublient, science et philosophie ont appris ensemble la réserve, le scrupule, la modestie. La philosophie n’a plus à se prononcer, à trancher en matière positive; elle n’a plus à légiférer dans des domaines ou l’expérimentateur, doublé d’un logicien, quête une explication et tourne le dos à la spéculation (sur l’essence des choses, du moi, sur des principes à évidence interne ou sur des fondements métaphysiques). En revanche, puisque la science se donne volontairement, et victorieusement, une méthode qui consiste à rapprocher modèles logiques et données objectives, on ne voit pas au nom de quoi elle condamnerait des curiosités différentes: celles qui concernent d’autres domaines que celui qui se plie à ses exigences, par exemple les valeurs vécues, la production actuelle du désir, le dynamisme des choix ou des refus; celles aussi qui portent sur les présuppositions de la science, de la logique elles-mêmes, sur les postulats implicites de chaque essai ou de chaque type d’expérience.

L’épistémologue répondra que même l’étude des valeurs peut être, est déjà ou sera un jour objet de science, dès lors qu’elles s’incarnent dans des comportements observables. Cela est indéniable: il suffit de disposer des procédures adéquates, lesquelles sont plus ou moins longues à venir; mais les sciences de l’homme n’en sont qu’à leur début.

Pareillement, l’épistémologie répondra que les savants n’attendent plus l’intervention du philosophe pour réfléchir sur les conditions de leur spécialité: le logicien élabore sa métalogique, le physicien sa théorie de la connaissance ou du réel. Tout cela est exact, et la philosophie ne peut que s’en réjouir.

Mais, dans le premier cas, l’étude des valeurs de fait laisse intact le problème de savoir pourquoi l’homme pose à leur propos une question, non de fait, mais de droit, qu’il s’agisse du droit qu’il revendique de les créer librement ou du droit qu’il leur accorde de requérir son assentiment.

Et, dans le second cas, il est rare que la réflexion du savant sur sa science parvienne à un degré de généralisation, ou plutôt de radicalisation, qui lui permette d’instaurer une «philosophie première», c’est-à-dire une interrogation sur l’être et l’intellection de l’être, une interrogation sur les moyens de clore ou non cette interrogation ultime.

Bien sûr, ces curiosités sont un luxe et l’histoire enseigne qu’elles aboutissent à des prises de position divergentes, à base de conviction raisonnée, non de démonstration péremptoire. Mais ce pluralisme ne serait une disgrâce que si les critères de vérification chers à la science pouvaient s’appliquer à l’acte intellectuel (et pas seulement psychique, idéogénique) qui s’exerce dans toutes les formes d’intelligibilité, qui pourvoit la raison d’une présence à soi, également d’une fidélité à soi, sans lesquelles les règles explicites, la cohérence des concepts ou la cohésion des normes ne seraient qu’une trouvaille de hasard, non lestée de nécessité, privée d’orientation, dépourvue de permanence et de continuité.

Comme les critères de la science, forgés par elle et pour elle, ne s’appliquent pas à l’acte intellectuel, car ce qui fait voir n’est pas vu; comme la science d’un acte en acte est impossible, sauf à dénommer «science de la science» la définition négative d’un acte qui est à restituer, non à situer, à reconnaître (par voie régressive), non à connaître (par voie objective); comme la science ne perçoit de l’acte que ses effets (psycho-rationnels, psycho-empiriques), nombre d’hypothèses peuvent être avancées sur une instance qui se dérobe, y compris l’hypothèse que cet acte invisible n’est qu’une chimère, qu’il n’existe pas: de fait, puisque l’acte n’entre pas dans les propositions de la science, il échappe à la science sans que la science échappe à l’acte. Toutefois, le mérite de la philosophie n’est pas seulement de relancer sans fin, à l’instar de Platon dans le Parménide , le grand jeu de toutes les hypothèses possibles. Il est de préserver, de maintenir dans sa pureté et dans son indépendance la pratique du plus sérieux des jeux, du seul des jeux de raison et de langage qui montre que chacune des thèses, chacune des combinatoires envisagées avoue finalement qu’elle ne sature pas la demande de l’esprit.

Autrement dit, la philosophie ne prouve rien et n’a rien à prouver, si ce n’est que les preuves et les séries de preuves dont la science est si fière, ne sont que des intervalles de clarté, des segments de parcours logique, des chaînes de médiations, dont nul ne perce à jour ni l’origine ni l’extrémité. Ce que nous appelons l’évidence, même formalisée, n’est jamais qu’un «entre-deux-irrationnels». Leçon de nescience, non de science. Leçon précieuse néanmoins, pour qu’aucun savoir ne se croie complet, définitif, absolu. Les contributions qui suivent développent cette leçon avec subtilité et avec éclat.

Quand le jeu philosophique est contrarié, quand il est méprisé, prohibé, écrasé par une vérité officielle ou par une idéologie dominante, la culture entière se trouve bloquée. Car il n’est pas de culture par la science seule. Bien que la science soit en elle-même une réussite admirable, la «science seule» (ou apparemment seule, car des intérêts moins nobles peuvent l’exploiter, la confisquer) ne conduit qu’à une technologie sans humour, sans fantaisie. Contre quoi s’élèvera toujours la protestation de l’artiste, du moraliste, du critique, du mystique, du révolutionnaire, de tous ceux qui, sans dédaigner l’exactitude, pourvu qu’elle soit contenue dans son ordre, lui préfèrent une contestation créatrice, un rejet de tout pouvoir et de tout savoir établis. Figer les modèles, couper les concepts de l’action, oublier que la recherche scientifique est tributaire d’une vie sociale elle-même en recherche, ce serait, comme l’écrit ici même Evry Schatzman, revenir bien vite «à l’aliénation et à la culture répressive».

Prenons-y garde: le discours philosophique languit par torpeur, par lassitude, par timidité ou par crainte. Mais, quand il baisse le ton, la clameur d’un autre discours grandit: celui de l’action directe, celui de la violence. Peut-être la philosophie n’a-t-elle pour mission que de prévenir ou d’aider à surmonter ce genre de crise. Car elle équivaut à un dialogue où toute raison est entendue, reçue, sans que personne ait le dernier mot, sans qu’il y ait un mot de la fin.

sciences nom féminin pluriel Disciplines ayant pour objet l'étude des faits, des relations vérifiables. Disciplines scolaires et universitaires comprenant la physique, la chimie, les mathématiques, la biologie, les sciences de la Terre, par opposition aux lettres et aux sciences humaines. ● sciences (expressions) nom féminin pluriel Sciences humaines ou science de l'homme, disciplines ayant pour objet l'homme et ses comportements individuels et collectifs, passés et présents. Sciences naturelles, étude scientifique des objets rencontrés dans la nature (animaux, plantes, roches et minéraux, etc.). (Cette expression est remplacée aujourd'hui par celle de sciences de la vie, dont la définition n'englobe pas les roches et les minéraux.) Sciences sociales, disciplines qui étudient les sociétés humaines, leur culture, leur évolution. Sciences de la vie, disciplines scientifiques qui étudient les êtres vivants (biologie, médecine, agronomie, biotechnologies, recherche pharmaceutique, etc.). Philosophie des sciences, courant philosophique apparu au XIXe s. qui vise à subordonner la réflexion philosophique à la démarche scientifique dans le but de ramener cette réflexion à plus de rigueur, à la réalité tangible ou concrète et, en même temps, de lui ouvrir une perspective globale.

Encyclopédie Universelle. 2012.