RUTEBEUF
Sous le nom de Rutebeuf, c’est un chapitre décisif de la littérature poétique du XIIIe siècle qui nous a été conservé. Déchirure dans l’ordonnance rigoureuse de la poésie courtoise des trouvères: le modèle de la fin’ amor , la patiente élaboration du personnage selon un rituel poétique minutieux font place à la rupture avec l’ordre, esthétique et social, au cri de colère ou de détresse, à l’éparpillement des images du monde et des visages du moi. Affleure ainsi une tradition des jongleurs jusqu’alors maintenue en marge de la littérature écrite. Cet avènement dans l’écriture est le symptôme d’une nouvelle forme de culture où se combinent souvent, parfois s’opposent dans la polémique et la propagande, sous l’influence des milieux universitaires, l’Église, la cour et la ville.
Engagement et repentance
La signature du poète nous renvoie à une personne inconnue. Nous ne savons de l’auteur que ce que ses œuvres veulent bien nous dire. La critique moderne hésite donc entre une interprétation naïve de ses aveux et un scepticisme total, compte tenu des aspects conventionnels de la complainte, mode d’expression le plus constant chez Rutebeuf. Certains chercheurs ont réagi contre la perspective strictement formaliste en faisant apparaître une logique possible de l’existence, derrière les variations de l’œuvre. On peut ainsi suivre dans ses grandes lignes l’hypothèse de M. Dufeil pour reconstituer la biographie de l’auteur. Il a dû naître en 1229, et s’est signalé en composant le Dit des Cordeliers , œuvre de polémique locale, à Troyes (1249). Il met ensuite son talent au service du clan universitaire de Paris qui résiste à l’implantation des ordres mendiants. Guillaume de Saint-Amour est la vedette de cette résistance, les franciscains représentent le parti ennemi. De 1255 à 1259, Rutebeuf compose notamment la Descorde de l’université , Des règles , De Sainte Église , La Bataille des Vices et des Vertus , Des Jacobins , Des ordres de Paris . Dans cette bataille, l’attaque déborde naturellement le cadre de l’Université et s’en prend à l’influence de la papauté sur le pouvoir royal et sur l’enseignement par l’intermédiaire des religieux, il faut bien dire, pleins de talent. Rutebeuf regrettera un jour les excès de la satire. C’est que le parti de Guillaume est vaincu. On peut voir là la raison de l’infortune , thème des poèmes les plus célèbres et les plus attachants, qui dateraient donc des années 1260-1262: Renart le Bestourné , Le Mariage , La Complainte Rutebeuf , la Griesche d’hiver et la Griesche d’été . Un changement de poétique et de philosophie s’exprime alors dans la Repentance .
Le nouvel état d’esprit s’inscrit dans La Voie de paradis , dans la Complainte de Constantinople , Frère Denise . Une sorte de conversion fait écrire à Rutebeuf sa belle Vie de sainte Marie l’Égyptienne , Du sacristain , et Sainte Élysabel . Son chef-d’œuvre, Le Miracle de Théophile , résumerait l’erreur (sept années de vie avec le Diable) et la réparation: la pièce aurait été composée pour le 8 septembre 1263. Rutebeuf retrouverait alors du service auprès du roi, et même de l’Église. C’est la période de sa grande prédication poétique pour la croisade avec La Chanson de Pouille (1264), La Complainte du comte de Nevers (1266), La Voie de Tunis (1267). Sa dernière œuvre, La Nouvelle Complainte d’outre-mer , serait de 1277. Trois poèmes sont essentiels pour comprendre le sens de ce destin: La Paix , La Pauvreté et La Repentance Rutebeuf (parfois intitulé La Mort ). Malgré leur thématique, ils ne doivent pas dater de la fin de sa carrière, mais de ce revirement auquel nous faisions allusion. On devine la part d’authenticité dans la fabrication conforme aux motifs obligés du genre: ce n’est pas du lyrisme romantique, mais ce labeur du «rude bœuf», comme il se définit avec humour et humilité, reflète une existence avec tout ce qu’elle comporte d’imprévu et de dépendance.
Système de la satire
Le genre de la complainte satirique met de toute façon en rapport la vie privée et la vie publique, faisant appel à l’opinion, et visant à l’action, morale, politique ou économique, les problèmes d’argent restant une préoccupation constante et réaliste de cette littérature. Cette participation à l’activité historique est évidente dans la querelle de l’université de Paris. Mais la qualité littéraire transcende l’actualité politique grâce à tout un système esthétique qui organise l’apparent désordre des idées. Les poèmes de Rutebeuf, qui se présentent souvent comme des diptyques ou des triptyques, sont faits pour être comparés. Ainsi la Griesche d’été continue la Griesche d’hiver , La Complainte Le Mariage , La Repentance La Paix . Même les poèmes de croisade se répondent, La Nouvelle Complainte d’outre-mer renvoyant à la première et à la Complainte de Constantinople . C’est dire que nous n’avons pas affaire à des pamphlets de circonstance, mais aux pages d’un livre qui se construit dans le travail et la réflexion. De plus, chaque poème suppose acquis un certain héritage littéraire; chaque motif entrant dans la composition apparaît comme une variation sur un thème connu. Ainsi l’on reconnaît le motif inversé de la reverdie des trouvères au début du Dit d’Hypocrisie :
DIR
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Au tens que les cornoilles braient,Qui por la froidure s’esmaientQui seur les cors lor vient errant.../DIR
(«Au temps où les corneilles font entendre leur plainte, quand elles sont en émoi à cause du froid qui s’abat soudain sur elles...») Étrange avatar du rossignol lyrique, dans cette réplique de la satire! L’adaptation, la transformation, la transposition du registre noble dans le style humble de la complainte se vérifient à tous les plans du travail poétique: le personnage de Renard est présenté aussi à l’envers, bestourné , dans un poème critiquant la cour de Louis IX. Les thèmes allégoriques de la bataille et du voyage, illustrés par de célèbres poèmes latins, servent aux intentions particulières de notre polémiste. Le poète ne cite pas, mais il se sert de ses lectures, souvent dans un esprit de caricature, mais souvent aussi avec une délicatesse qui le distingue:
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Issi sui com l’osiere francheOu com li oisiaus seur la branche:En esté chante,En yver plor et me gaimante,Et me desfuel ausi com l’enteAu premier giel./DIR
(«Je suis comme l’osier sauvage ou comme l’oiseau sur la branche: en été je chante, en hiver je pleure et me lamente, et je perds mes feuilles comme l’arbre au premier gel».) S’identifiant à la fois à la branche et à l’oiseau, Rutebeuf par-delà les âges fait signe à Verlaine et à Apollinaire.
Mais, on le voit par ce dernier exemple, le langage, les mots, les lettres jouent un grand rôle dans l’effet poétique (notez ce moi-oiseau et osier ). Au début il y a la verve, cette ivresse verbale dont le Dit de l’Herberie nous donne l’exemple, en petite vélocité. L’art du jongleur, proche du bateleur, est celui du monologue et même du dialogue pour une seule voix. La satire doit beaucoup au discours dramatique, qu’il s’agisse des thèmes domestiques ou de la croisade. Celle-ci se prêche à l’occasion d’une mort, et mêle donc à l’éloquence funèbre le sermon parfois violent dans ses formules cinglantes. La tension qui s’établit entre l’amplification par la rhétorique et le morcellement par le rythme coupé 8/4 donne plus de vivacité à ces paroles en apparence improvisées, mais auxquelles toutes les manœuvres de l’ornement grammatical donnent une exceptionnelle densité. Les figures de l’étymologie, de l’homonymie et de la paronomase prennent au piège de la lettre ce discours plus «grammatique» que dramatique. Ainsi dans La Repentance , la mort obsède de sa lettre m (prononcée ame ) l’âme du poète, et son or équivoque corrompt le corps:
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Lessier m’estuet le rimoierQue je me doi moult esmaierQuant tenu l’ai si longuement...Puisque morir voi foible et fort,Comment prendrai en moi confortQue de mort me puisse desfendre?/DIR
Ce piège du langage est à l’image de l’écrit (la chartre ) que Théophile a signé se livrant au diable, alors même que par une ancienne confusion le mot lui-même fait penser à la prison (également chartre ) où le sacristain pécheur est enfermé. Le nom est comme un destin: «Rudes est, s’a nom Rudebués.»
La complainte et l’ardeur
C’est en effet contre la destinée que lutte surtout le poète. Le rythme monotone de la complainte suggère le déroulement du temps, avec sa rengaine et ses étapes que résument les petits vers:
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Ce sont ami que vens enporte,Et il ventoit devant ma porte,Ses enporta.../DIR
(«Ce sont amis que le vent emporte, et il ventait devant ma porte, alors il les a emportés.») Le travail du poète est semblable à celui de Dieu, qui opère lui-même comme le tisserand qu’évoqueront plus tard Goethe puis Freud:
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Diex soloit tistre et or desvuide.Par tens li est faillie traime./DIR
(«Dieux tissait, maintenant il dévide: bientôt il n’aura plus de trame.») C’est là un leitmotiv de Rutebeuf exprimant le pessimisme de sa vision du monde. D’où un ton généralement plaintif, et le mode mineur de son lyrisme sans musique. Mais la pensée se nourrit d’idées généreuses, en tout cas générales, même si le but à atteindre semble à l’occasion trop particulier. Certes l’hostilité à l’égard de Louis IX est en contradiction avec l’idée que nous nous faisons du saint roi. Mais le poète n’était pas le seul à s’exaspérer contre le roi dévot, sacrifiant l’intérêt matériel de son peuple à un salut menacé par l’imminente, croyait-il, fin du monde. Inversement, Rutebeuf fustige les paresseux, les égoïstes qui ne veulent pas partir à la croisade, négligeant leurs devoirs religieux. Il devait être difficile, entre 1262 et 1277, de réchauffer l’enthousiasme en faveur de l’Orient et des Lieux saints! Pour ranimer l’ardeur des candidats éventuels à la guerre outre-mer, il faut jouer sur le désir et la peur, désir territorial que sollicite, par pieuse substitution, la Terre sainte, peur du déshonneur que renforce celle de la damnation. Le renouveau chevaleresque est placé dans la perspective évangélique, mais avec la mission militaire en plus. Devant ce qui paraît à l’auteur être une décadence de la civilisation, c’est encore la vertu militaire qui risque d’être la valeur la plus sûre. La discontinuité du discours poétique permet alors de ruser avec la logique et de masquer les contradictions morales.
Rutebeuf semble s’engager totalement dans cette prédication, donnant à ses poèmes de croisade la beauté des grandes odes chrétiennes. Aussi, derrière ce masque qui parle, tantôt moqueur, tantôt apitoyé, tantôt léger, tantôt grave ou indigné, devinons-nous une présence, celle du jongleur aux prises avec les contingences de la vie. Ce sont les jeux de l’humour et du hasard, qui font contraste avec l’échiquier du trouvère et sa stratégie amoureuse. Là où la poésie courtoise forge par l’alchimie du désir la cuirasse dorée de l’aristocrate, la rengaine de Rutebeuf fait défiler les moments d’une existence qui a tendance à s’en aller au vent mauvais, mais que rattrape in extremis le souffle de l’esprit religieux: bel exemple de cette beauté chrétienne de la parole, alliée à l’antique rhétorique!
Rutebeuf
Encyclopédie Universelle. 2012.