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ORGANISATION SOCIALE
ORGANISATION SOCIALE

L’idée est ancienne: la société humaine fonctionne non comme une machine ou un automate composé de pièces mécaniques, mais comme un corps organisé ou, plus généralement, comme une «organisation». L’analogie, cependant, serait trompeuse, et conduirait aux métaphores de l’organisme, si ethnologues et sociologues n’élaboraient des instruments d’analyse pour leur usage spécifique. C’est ainsi que selon Durkheim, la variété des types de société s’explique par la différenciation sociale, ou division du travail social: l’histoire manifeste la prépondérance progressive de la solidarité organique sur la solidarité mécanique. Pour Radcliffe-Brown, au contraire, et surtout pour Murdock, plus statisticien, c’est non par l’analyse théorique, mais par l’étude ethnographique ou l’investigation empirique dans l’univers des cultures qu’il faut rechercher quels sont les principes de l’organisation sociale. La combinaison de déterminants, si nombreux soient-ils, ne suffit pas, toutefois, à expliquer le fonctionnement des sociétés: c’est ainsi que règles de résidence et règles d’alliance, qui contribuent à déterminer l’organisation sociale, ne fonctionnent pas de la même manière dans toutes les sociétés. Certains traits culturels, en outre, n’ont pas de fonction apparente; d’autres, au contraire, fonctionnent comme des substituts. Reconnaître le caractère organisé d’une société ne signifie donc nullement que toutes les institutions, dans cette société, sont adaptées à leur fonction, mais simplement que les groupes et les sous-groupes dont toute société se compose «fonctionnent», qu’ils sont le lieu de processus réguliers et le sujet d’activités orientées. L’organisation sociale est à comprendre, dès lors, comme un agencement déterminé du système social en sous-systèmes, qui manifeste les affinités structurales plus ou moins grandes existant entre ces sous-systèmes. L’analyse est ainsi à mener en trois temps: elle doit consister à dégager des principes, à distinguer des niveaux, et à manifester un fonctionnnement.

1. Principes de l’organisation sociale

Comment une collection dindividus peut-elle constituer une société? À cette question, source de la théorie de l’organisation sociale, Durkheim répond par la distinction entre deux formes de solidarité (De la division du travail social ).

Les deux formes de solidarité

La première, qu’il appelle mécanique, est une solidarité par similitude. Quand elle prédomine dans une société, les individus diffèrent peu les uns des autres. Ils éprouvent les mêmes sentiments, servent les mêmes valeurs, révèrent le même monde sacré. La forme opposée de solidarité, que Durkheim nomme organique, est celle par laquelle les individus, non plus semblables mais différents, remplissent chacun une fonction propre, et sont de ce fait, comme les organes d’un être vivant, également nécessaires au fonctionnement de la totalité. Les tribus australiennes et l’Angleterre contemporaine offrent l’exemple de formes d’organisation sociale extrêmes, caractérisées par la prédominance de la solidarité mécanique dans un cas, de la solidarité organique, dans l’autre. Cette opposition entre deux formes de solidarité se conjugue, toujours selon Durkheim, avec l’opposition entre deux types de société. Les sociétés du premier type, qu’il nomme segmentaires, sont composées d’individus liés les uns aux autres par une solidarité mécanique, et forment des groupes locaux séparés capables de mener chacun une vie autonome. Les sociétés du second type, qui sont différenciées, sont composées d’individus liés les uns aux autres par solidarité organique, et forment des collectivités fondées sur la division du travail. Une structure segmentaire, il est vrai, peut subsister dans une société différenciée: c’est le cas de sociétés modernes comme l’Angleterre, où les autonomies locales demeurent vivantes. Mais dans l’ensemble, la différenciation des fonctions caractéristique de la solidarité organique est contraire au maintien de segments divers, multiples et semblables.

Menée en termes très généraux, l’analyse durkheimienne de l’organisation sociale s’applique à toute espèce de société: aux primitifs de l’Australie centrale comme aux Romains du Bas-Empire, aux Égyptiens des premières dynasties comme aux Anglais du Royaume-Uni. Elle s’applique avec non moins de pertinence aux phénomènes les plus variés: au suicide dans la société contemporaine comme à la religion dans les sociétés primitives (É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse ). Mais sa généralité même détermine ses limites, comme il apparaît si l’on compare la manière dont Durkheim et Radcliffe-Brown traitent du totémisme. Pour Durkheim, en effet, la relation rituelle du groupe à son totem devient intelligible dès lors que l’on voit en elle une expression et une sauvegarde de la solidarité du groupe. Si certaines espèces d’animaux et de végétaux sont sacrées, c’est parce qu’elles ont été choisies pour représenter les segments sociaux: les relations entre espèces naturelles figurent l’organisation sociale elle-même. Durkheim, toutefois, ne rend pas raison du choix des espèces naturelles comme emblèmes des groupes sociaux. Il ne dit pas pourquoi c’est la Corneille ici et le Faucon là, ni pourquoi, ailleurs, c’est le Corbeau ici et l’Aigle là. Il n’appréhende pas, sous l’expression emblématique de la solidarité et de l’organisation sociale en général, les types particuliers d’organisation connotés par les oppositions entre espèces naturelles.

Les rapports d’opposition

Très différente est la manière de faire de Radcliffe-Brown, comme un exemple va le montrer («Théorie sociologique du totémisme»). Les tribus australiennes de la rivière Darling en Nouvelles-Galles du Sud, remarque-t-il, ont une division en deux moitiés, exogamique (avec mariage obligatoire en dehors de la moitié d’appartenance) et matrilinéaire (l’appartenance à une moitié est transmise en ligne maternelle), appelées respectivement Faucon et Corneille. En Colombie britannique, les Haida sont divisés en moitiés, elles aussi exogamiques et matrilinéaires, appelées respectivement Aigle et Corbeau. Les mythes collectés chez ces populations ont de plus un contenu très voisin. Le Faucon, chez les Australiens, l’Aigle, chez les Indiens de Colombie britannique, sont les gardiens de l’eau du monde; la Corneille, chez les Australiens, le Corbeau, chez les Indiens, voient l’eau et la répandent, provoquant de ce fait la naissance des espèces naturelles comestibles. Il ne suffit pas, montre Radcliffe-Brown, de se demander pourquoi les groupes sociaux se distinguent par des emblèmes animaux, comment une société particulière se représente la relation de ses parties constitutives à des espèces naturelles déterminées, ni comment les divers groupes s’identifient à des emblèmes définis. Il faut aller jusqu’à se demander, si l’on veut atteindre vraiment la représentation que les indigènes se font de l’organisation de leur société, pourquoi ces emblèmes sont précisément le Faucon et la Corneille. Or le mythe, ici, est clair. Le Faucon et la Corneille sont, comme les Australiens eux-mêmes, des mangeurs de viande, confrontés aux besoins et aux urgences de la chasse. Frère de la mère de la Corneille, et par conséquent son beau-père potentiel en vertu des règles du mariage, le Faucon entretient avec la Corneille les mêmes relations d’opposition que, sur terre, l’oncle maternel et le neveu, qui doit approvisionner en nourriture son beau-père. Oiseaux carnassiers, l’un chasseur et l’autre voleur, le Faucon et la Corneille ne sont donc nullement pris par hasard comme emblèmes. Ils sont au contraire choisis parce que les hommes sont alternativement chasseurs et voleurs: chasseurs dans le désert, en quête de viande crue, voleurs au camp, consommateurs de la viande cuite par les femmes. Ainsi les rapports qui existent dans la pensée indigène entre emblèmes animaux montrent-ils, d’une part, que les relations sociales sont construites pour répondre à des besoins fondamentaux, comme la recherche et la consommation de la nourriture, et d’autre part que ces relations, qui sont des rapports d’opposition, forment un ensemble articulé, une unité, ce que, précisément, on nomme «organisation sociale».

Pour Durkheim comme pour Radcliffe-Brown, donc, traiter la société comme une organisation est une opération précise: par un transfert de concepts, de méthodes et de techniques éprouvées en biologie, on considère la société comme un tout organisé, chacune des parties de ce tout comme un organe concourant au fonctionnement de l’unité qu’ils forment ensemble. La référence à la biologie, toutefois, n’a rien de métaphorique: pour Durkheim comme pour Radcliffe-Brown, les principes de l’organisation sociale, types de solidarité ou bien rapports d’opposition, sont propres à l’organisation de la société comme telle, et distinguent celle-ci des arrangements caractéristiques de la matière vivante.

Reposant sur un petit nombre de principes, l’organisation sociale fonctionne à des niveaux différents, qu’il faut maintenant distinguer.

2. Niveaux de l’organisation sociale

Dans la plupart des sociétés qu’étudient les ethonologues, l’organisation sociale dépend étroitement du système de parenté. Dans aucune de ces sociétés, cependant, les groupements discernables ne se réduisent à la famille et à ses formes composées. De Morgan à Lévi-Strauss en passant par Radcliffe-Brown et Evans-Pritchard, la théorie de l’organisation sociale s’est donc constituée en même temps que la théorie de la parenté, mais distinctement, l’une tendant à identifier les groupes et sous-groupes dont se composent les sociétés observées, l’autre cherchant à rendre compte des systèmes de termes, de règles et d’attitudes procédant de l’alliance et de la filiation. On discerne ainsi quatre niveaux d’organisation.

La famille nucléaire

La famille nucléaire est le groupe social caractérisé par la résidence en commun, la coopération économique et la reproduction. Il compte, pour reprendre les définitions de Radcliffe-Brown («Étude des systèmes de parenté») et de Murdock (Social Structure ), des adultes des deux sexes, dont deux au moins entretiennent des relations sexuelles socialement sanctionnées, et un ou plusieurs enfants issus, par génération ou par adoption, de ces adultes. La famille nucléaire repose ainsi sur huit relations opposant deux à deux les éléments dont elle se compose: mari-femme, père-fils, père-fille, mère-fils, mère-fille, frère-frère, sœur-sœur, frère-sœur. Les termes de chaque dyade sont liés les uns aux autres non seulement directement, par des droits et des devoirs, des règles de comportement et des attitudes, mais aussi indirectement, par les relations de chacun avec les autres termes entrant dans la formation des dyades. Ce système fonctionne de multiples manières, mais après un siècle d’ethnographie, et d’après tous les échantillons de culture disponibles, il apparaît que la famille nucléaire est un niveau de groupement que l’on observe dans la plupart des sociétés. Murdock soutenait même, en 1949, sur la base d’un échantillon de deux cent cinquante sociétés représentant l’univers des cultures connues, que la famille nucléaire était un type de groupement observé universellement dans l’organisation sociale. Deux exceptions, cependant, lui ont été opposées ultérieurement: celle des Nayar (K. Gough), où ce type de groupement est transitoire, et celle des Indiens des Indes occidentales et de certaines sociétés d’Amérique latine (J. Blake, P. Kunstadter et F. F. Otterbein), où les travaux les plus récents montrent que la famille est construite autour de la mère (matrifocale ; pour une définition détaillée, cf. tabl. 2).

Les formes composées de la famille

On distingue généralement deux formes principales de famille composée: la famille polygamique, qui consiste en plusieurs familles nucléaires liées par un époux commun, et la famille étendue, qui inclut une ou plusieurs familles nucléaires liées par des relations de consanguinité telles que parents-enfants ou frère-sœur (G. P. Murdock). La polygamie, ou mariage entre une pluralité d’époux, peut être elle-même soit polygynique: un homme est marié à plusieurs femmes, soit polyandrique: une femme est mariée à plusieurs hommes. L’extension, enfin, a plusieurs formes, qui dépendent des règles de résidence et des règles de descendance. Le tableau 1, proposé par Murdock, précise la répartition des formes principales de famille composée dans l’univers des cultures: on relèvera, en particulier, la rareté des formes polyandriques parmi les formes polygamiques.

Simplifiée, comme il est convenable pour appréhender la matière ethnographique d’échantillons ne dépassant pas quelques centaines de cultures, la typologie de Murdock prend la famille nucléaire comme unité élémentaire. Une typologie plus fine de l’organisation sociale à ce niveau peut être édifiée si l’on utilise, comme J. R. Buchler et H. A. Selby, d’autres critères. Nommons en effet DP la dyade paternelle, DM la dyade maternelle, DC la dyade conjugale. Dans la matrice des types de famille croisés avec les types de relation, la présence simultanée des trois dyades indique la famille nucléaire, au sens de Radcliffe-Brown et de Murdock. L’absence de la dyade paternelle et de la dyade conjugale avec présence de la dyade maternelle indique la famille matrifocale. Les différentes formes de familles étendues apparaissent par combinaison de ces dyades avec d’autres dyades: les dyades conjugales multiples, marquées + pour l’homme marié avec plusieurs femmes et M+ pour la femme mariée avec plusieurs hommes; les dyades reproduites une génération plus haut, marquées GPa quand c’est la dyade paternelle qui est reproduite, GMa quand c’est la dyade maternelle (tabl. 2).

Les groupes de consanguinité

Aux deux niveaux précédents de l’organisation sociale, les liens unissant les membres du groupe ne sont jamais exclusivement des liens de filiation; ils proviennent toujours aussi pour une part de l’alliance. Ils sont également toujours associés à des liens de résidence: les membres d’une famille nucléaire ou d’une famille composée vivent en communauté de résidence. À un troisième niveau de l’organisation sociale apparaissent des groupes formés exclusivement sur la consanguinité et la règle de descendance. On distingue ainsi trois types de groupements de consanguinité, selon les points d’application de la règle de descendance. Celle-ci peut être en effet patrilinéaire: l’enfant d’un couple est affilié exclusivement au groupe des parents de son père; matrilinéaire: il est affilié au groupe des parents de sa mère; bilinéaire: il est affilié au groupe formé d’une partie des parents de son père et d’une partie des parents de sa mère (Murdock). On nomme de tels groupes «lignées». Certaines sociétés admettent que les différentes lignées connues sont elles-mêmes reliées entre elles par une commune ascendance, et qu’elles se groupent par paires opposées et exogamiques, les «moitiés», elles-mêmes divisées en classes et sous-classes, les «sections».

C’est ainsi que la tribu australienne des Aranda est divisée en quatre groupes locaux, mais que chacun de ces groupes est divisé en deux moitiés exogamiques selon une règle de descendance matrilinéaire. Si l’on marque ces groupes locaux par des lettres: A, B, C, D, et ces moitiés matrilinéaires, ou matri-moitiés, par des chiffres: 1, 2, on a donc, comme l’a montré Claude Lévi-Strauss, l’organisation donnée au tableau 3.

Lignées, sections et moitiés ont-elles une identité sociale reconnaissable? Existent-elles comme des groupes sociaux réels? La terminologie anglo-saxonne nomme de tels groupes corporate groups . C’est ainsi que Radcliffe-Brown définit la «corporation» par l’existence et la possession continue d’un patrimoine de droits et de devoirs transmis selon une règle de descendance définie («Le Frère et la sœur en Afrique du Sud»). Les groupes de descendance unilinéaires forment-ils donc des corporate groups , au sens qui vient d’être fixé? Cette question, l’une des plus controversées de l’anthropologie sociale anglo-saxonne, est obscurcie faute, pour les auteurs, d’une distinction ferme entre «lignée» et « lignage », entre l’ensemble qui n’a pas d’existence actuelle mais qui est bien défini logiquement par un critère d’appartenance, la «lignée», et ce même ensemble en fonctionnement actuel dans des opérations déterminées, comme l’accomplissement d’un rite, une expédition guerrière, ou une migration, le «lignage». On nommera donc, en conséquence, «organisation sociale lignagère» l’organisation de peuples comme les Nuer, les Tiv ou les Bédouins d’Arabie, dont les groupes se composent et se décomposent, jusqu’à former parfois des agrégations de plusieurs centaines de milliers d’individus, selon l’appartenance de leurs membres à des «lignées» alternativement adversaires et alliées.

Les groupes fondés sur la stratification de la société globale

Familles nucléaires, familles composées et groupes de consanguinité sont formés de parents et d’alliés, ou d’individus supposés tels, sans discrimination selon la richesse, la noblesse, la race ou la religion. Or dans aucune des cultures connues, jusques et y compris dans celles que l’on considère comme les plus «primitives», la parenté n’est seule à intervenir pour la formation des groupes et des sous-groupes. La société est organisée au niveau global, avec des stratifications plus ou moins marquées.

La forme la plus répandue d’organisation de la société globale en groupes fondés sur d’autres principes d’appartenance que la parenté est la communauté locale. Dans beaucoup de sociétés, certes, les droits et les devoirs relatifs à un territoire sont transmis par filiation, de sorte que le groupe fondé sur la parenté se confond avec le groupe fondé sur la localité. La dimension et la composition des communautés locales dépendent cependant plus étroitement des types d’activité économique que des types de relations de parenté. W. H. Goodenough a en effet montré, dès 1941, que la communauté locale, chez les sociétés organisées en bandes migratoires, comptait en moyenne cinquante individus; chez les sociétés organisées en groupements semi-nomades autour de centres d’échanges, de cérémonies et de marché, deux cent cinquante individus; chez les sociétés organisées en villages sédentaires, trois cents individus. Or, pour le même échantillon, les sociétés vivant de la collecte, de la chasse et de la pêche ont des communautés locales composées en moyenne de cinquante individus, tandis que celles qui vivent de l’agriculture et de l’élevage ont des communautés locales de quatre cent cinquante individus en moyenne.

La classe sociale est, après la communauté locale, la forme prédominante de différenciation sur laquelle s’organise la société globale. La discrimination la plus significative, de ce point de vue, est celle qui oppose hommes libres et esclaves: dans un échantillon de deux cent cinquante cultures représentant l’univers des cultures connues, Murdock dénombre soixante-deux sociétés organisées sur l’opposition entre hommes libres et esclaves. Les discriminations les plus importantes, après l’esclavage, sont celles qui proviennent d’aristocraties héréditaires et de castes endogamiques, et celles qui sont dues à la richesse, soit directement, comme facteur de stratification, soit indirectement, parce que la richesse est liée à des attributs sociaux déterminés, comme la position religieuse ou la valeur individuelle.

L’organisation de la société en groupes constitués sur des principes tels que l’opposition entre hommes libres et esclaves et la différenciation en castes est indépendante de l’existence d’un appareil d’État: les villages de l’Inde et les lignages nuer n’ont pas d’organisation «politique». La composition de la société en groupes et sous-groupes diversement stratifiés est cependant, à l’échelle de l’univers des cultures, largement répandue: deux cent douze des deux cent cinquante sociétés qu’a étudiées Murdock disposaient d’un appareil gouvernemental avant l’arrivée des Européens. Dans cent quatre cas, celui-ci fonctionnait au niveau de la collectivité locale, dans cent deux cas, il intégrait un nombre plus ou moins grand de collectivités locales en groupes organisés, dont certains atteignaient les dimensions de l’empire.

Telle qu’elle vient d’être analysée en groupes et en sous-groupes, comment l’organisation sociale fonctionne-t-elle?

3. Fonctionnement de l’organisation sociale

L’analyse de la société d’après les différents niveaux de l’organisation sociale serait en effet gratuite, si elle n’introduisait à une étude des fonctionnements. De ce point de vue, il y a lieu de distinguer deux cas. Dans un cas, les groupes différenciés existent actuellement, les éléments dont ils se composent sont des individus engagés dans une interaction effective, les acteurs sociaux sont donc non seulement des sujets de rôles, mais des agents en relation de face-à-face. Dans l’autre cas, les groupes différenciés ne s’actualisent que pour certaines opérations, les relations entre groupes sont distinctes des interactions entre individus, le face-à-face disparaît ou, s’il subsiste, c’est sans marge de liberté dans la manière de remplir le rôle. Le premier cas est celui des formes de l’organisation familiale, le second, celui des formes d’organisation dualiste, lignagère, tribale ou politique.

L’organisation familiale

Les dyades constituant la famille nucléaire, la famille polygamique ou la famille étendue déterminent le système des interactions possibles entre les membres du groupe familial. Ces interactions sont variées, mais toujours marquées affectivement. C’est de leur jeu que dépend le fonctionnement de l’organisation familiale.

F. Cancian a pu ainsi montrer, sur un échantillon d’Indiens mexicains, que le niveau d’intensité de l’affectivité dans les relations dyadiques varie de famille à famille, mais que dans une même famille les membres investissent les uns à l’égard des autres la même intensité d’affectivité. La mesure de cette intensité pour une dyade permet alors de prédire l’intensité de l’affectivité investie dans les autres dyades.

Toutefois la variation intraculturelle dans le jeu des interactions n’est pas la seule et l’on sait, depuis l’étude de Radcliffe-Brown sur le frère de la mère en Afrique du Sud, que la variation interculturelle dans les connotations affectives des relations dyadiques n’est ni moins forte, ni moins significative. Si l’on nomme « patriarcale », avec Radcliffe-Brown, une société où la descendance est patrilinéaire, où le mariage est patrilocal (l’épouse vient habiter dans le groupe local de son mari), où l’héritage des biens et la succession dans le rang se font en ligne masculine et où l’autorité est détenue par le père et ses parents, alors on nommera « matriarcale » une société où la descendance, l’héritage et la succession se font en ligne féminine, où le mariage est matrilocal (le mari vient habiter dans la maison de sa femme) et où l’autorité sur les enfants est exercée par les parents de la mère. Certes, la distinction entre ces deux types de société n’est pas absolue: dans la société la plus rigoureusement patriarcale, une certaine importance est attribuée à la parenté par la mère, et vice versa. Or on observe, sur un grand nombre de cas africains et océaniens, que le contenu des relations dyadiques paternelles et maternelles est «déséquilibré», et que l’équilibre ne s’établit que par l’intervention des relations dyadiques différentes de celles que détermine la composition de la famille dans la culture étudiée. C’est ainsi que dans les sociétés «patriarcales» le neveu entretient avec le frère de sa mère les relations aisées et enjouées qu’il ne peut entretenir avec son père: le déséquilibre créé par la relation père-fils est rétabli par la relation neveu-oncle maternel (Radcliffe-Brown, Le Frère de la mère en Afrique du Sud ). On voit comment, pour comprendre le fonctionnement de l’organisation familiale, il faut opérer à plusieurs niveaux: la famille nucléaire, et le groupe de consanguins et d’alliés.

L’analyse du fonctionnement doit cependant être poussée plus loin. Dès 1939, Evans Pritchard a fait valoir, sur les cas traités par Radcliffe-Brown, que le frère de la mère est non seulement l’oncle maternel d’Ego, mais aussi le frère de la femme du père d’Ego, parent à l’égard duquel les attitudes sont fortement marquées, et qu’il convient d’envisager ce parent dans les deux rôles (Kinship Studies in Primitive Societies ). Plus généralement, Lévi-Strauss a établi que ce système de relations forme l’atome logiquement élémentaire de la parenté, puisque ses dyades correspondent aux trois relations fondamentales opérant dans toute organisation familiale: la consanguinité, l’alliance et la filiation. Or si l’on examine les configurations que prend ce système de relations dans la variété des cas ethnographiquement connus, on s’aperçoit que l’hypothèse de Radcliffe-Brown d’un lien entre contenu des relations dyadiques et règle de descendance doit être révisée. Les attitudes marquées dans les dyades père-fils et oncle maternel-neveu ne sont pas les seules, en vérité, à être liées. Elles font partie d’un système plus large, qui comprend aussi les attitudes marquées dans les relations frère-sœur et mari-femme. À chaque niveau de génération, quand l’une est connotée positivement, l’autre est connotée négativement: ainsi, quand la relation mari-femme est chargée de valeur affective positive, la relation frère-sœur est chargée de valeur affective négative, et inversement (Anthropologie structurale ). Le fonctionnement de l’organisation familiale résulte donc d’un jeu de relations dyadiques formant système, et ce système, comme on vient de le voir, a une structure (tabl. 4).

L’organisation sociale aux autres niveaux

Aux autres niveaux de l’organisation sociale, il n’en va pas différemment.

Comment fonctionne en effet l’organisation dualiste dans des tribus comme les Aranda d’Australie ? Un homme de A1 épouse une femme de B1, leurs enfants seront D2. À la génération suivante, un homme de D2 épouse une femme de C2: leurs enfants seront A1. Sur deux générations, le cycle est clos: si Ego appartient à D2, alors son père et son fils appartiennent à A1. Le cycle matrilinéaire est plus long: il faut quatre générations pour que la descendance d’une mère retrouve la même section que celle à laquelle celle-ci appartient, soit A1C1A2C2 et retour à A1, dans une matri-moitié, et B1D2B2D1 et retour à B1 dans la seconde matri-moitié (Les Structures élémentaires de la parenté ). Pour tous ces mouvements, l’interaction des individus compte peu: les conjoints sont choisis d’après les critères d’appartenance, à la moitité, à la section et à la sous-section, l’organisation sociale fonctionne par stricte application des règles de la descendance, de l’alliance et de la résidence.

Le fonctionnement des organisations lignagères ou étatiques est autrement complexe, et la marge d’initiative des individus dans l’utilisation des règles plus grande. Les groupes et sous-groupes composant les sociétés organisées de cette manière n’en fonctionnent pas moins de façon réglée, comme il apparaît chez les Nuer, les Tiv ou les Bédouins d’Arabie. L’appartenance à un lignage, dans ces sociétés, détermine des droits et des devoirs qu’actualisent les conflits. Quand un individu situé en D1 (cf. figure) est engagé dans un conflit avec un individu situé en D2, l’un et l’autre n’impliquent que leurs lignages respectifs. Mais si D1 entre en conflit avec D3, les hostilités se développent au niveau de C1 et C2; elles impliquent par conséquent, avec D1 et D3, D2 et D4. Pareillement, si D1 entre en conflit avec D5, les hostilités sont conduites au niveau de B1 et de B2; elles impliquent alors C1 et C2, d’un côté, C3 et C4, de l’autre, et, par voie de conséquence, avec D1 et D5, D2, D3 et D4, d’un côté, D6, D7 et D8, de l’autre (E. E. Evans-Pritchard, Les Nuers ; L. et P. Bohannan, The Tiv of Central Nigeria; J. Cuisenier, Endogamie et exogamie dans le mariage arabe ).

Dans les organisations de ce genre, aucune discrimination ne vient troubler le jeu régulier des oppositions. La situation est plus compliquée quand les lignées sont distinguées en aînées et cadettes, ou quand des avantages de position spécifiques sont attachés à l’appartenance à telle ou telle lignée déterminée. Elle est plus compliquée encore quand des règles d’endogamie stricte et des tableaux de droits et de devoirs spécifiques figent les lignées en castes héréditaires, ou, à l’inverse, quand la noblesse et la richesse s’acquièrent et se perdent, et qu’un appareil d’État intervient dans le fonctionnement des groupes et des sous-groupes. L’organisation sociale en ces cas est à ce point différenciée, les valeurs servies par les acteurs sont à ce point variées, les rôles à ce point spécifiés, que le système social offre des ressources combinatoires pratiquement infinies: à l’étude de l’organisation sociale doit faire place l’étude de la stratégie des acteurs.

Encyclopédie Universelle. 2012.