MULTATULI
Eduard Douwes Dekker, surtout connu sous le pseudonyme de Multatuli (en latin, «J’ai beaucoup supporté»), dut, en grande partie, son inspiration et sa gloire aux épreuves qui lui advinrent durant son séjour aux Indes néerlandaises.
L’amertume de ses déboires, jointe à une vision assez réaliste de l’envers de l’entreprise hollandaise en Extrême-Orient, a fait de lui un précurseur de la littérature anticolonialiste. Il est, en fait, le premier auteur de ce genre dans les lettres néerlandaises. À ce titre, son Max Havelaar demeure à la fois comme un type et un drapeau.
Une existence houleuse
Eduard Douwes Dekker naquit à Amsterdam, où il demeura jusqu’en 1838. Élevé dans une famille mennonite, il abandonna tôt le gymnase pour se retrouver employé de bureau. À dix-huit ans, il accompagna son père et son frère Jan aux Indes néerlandaises (l’actuelle Indonésie). Il travailla successivement à la Cour des comptes de Batavia, à Natal (Sumatra) où il fut congédié et interné, à Padang, à Poerworedjo (Java), devint secrétaire de résidence à Menado (Célèbes), puis vice-résident à Ambon. Entre-temps, il avait épousé Huberte van Wijnbergen (la «Tine» du roman de Max Havelaar ). En 1852, un congé lui permet de rentrer au Pays-Bas, où naît son fils Eduard (le petit Max dans Max Havelaar ). Il prolonge son séjour jusqu’à ce que les dettes contractées au jeu l’obligent à repartir en 1856. Le gouverneur général, qui appréciait «le bon cœur de Dekker à l’égard des insulaires», le nomma, sans consulter le Conseil des Indes, vice-résident sous les ordres de C. P. Brest van Kempen (Slijmering dans Max Havelaar ), à Lebak, région pauvre et sans cesse troublée de Java-Ouest. C’est là que se joua en trois mois l’«affaire Lebak», lutte de justice contre l’exploitation à laquelle le régent de l’endroit soumettait ses frères de race, avec la tolérance, voire la complicité, du résident, et qui aboutit à rayer Dekker des services de l’État. Refusant d’être déplacé, il rentra en Europe. Après quelque temps d’errance, il se fixe à Bruxelles où il termine, en 1859, son premier roman et chef-d’œuvre, Max Havelaar .
Durant cette période, il écrit encore les Lettres d’amour (Minnebrieven , 1861) et, parmi d’autres ouvrages, les six volumes des Idées (Ideën , 1862-1873). Cet ensemble comportait notamment un drame, L’École des princes (Vorstenschool ), dont la première représentation eut lieu en 1875, ainsi qu’un roman autobiographique, L’Histoire de Woutertje Pieterse (Geschiedenis van Woutertje Pieterse ). Les écarts de sa vie amoureuse brisent son foyer; après une liaison avec sa petite-cousine Sietske Abrahamsz (cf. Lettres d’amour ), une longue liaison avec Mimi Hamminck Schepel aboutit à son remariage.
Il passa les dernières années de sa vie à Nieder-Ingelheim (Allemagne), où il mourut. Sa carrière littéraire, qui dure dix-sept ans, est le reflet d’une vie agitée, dans laquelle l’aventure aux Indes néerlandaises joua un rôle décisif tant avant qu’après l’«affaire Lebak». En provoquant la faillite du fonctionnaire Dekker, cette crise décida de la naissance de l’écrivain Multatuli, c’est-à-dire du romancier polémiste, agitateur même, qu’il ne serait jamais devenu sans la désillusion de Lebak.
L’œuvre et le chef-d’œuvre
Le talent de Multatuli connut une longue période d’incubation. N’avait-il pas déjà quarante ans lorsque parut à Amsterdam son premier livre: Max Havelaar, ou les Ventes de café de la Société commerciale néerlandaise (Max Havelaar of de Koffijveilingen der Nederlandsche Handel-Maatschappij )?
Pourtant, depuis longtemps, il rêvait de devenir un grand écrivain. Au début de sa carrière coloniale, il écrivait des vers dont certains ont été repris dans Max Havelaar . De ton romantique, mais de forme classique, ces poèmes ne laissent en rien prévoir le talent du prosateur qui allait se révéler. Après la rupture de ses fiançailles avec une jeune catholique, Caroline Versteegh, et sa révocation par le général Michiels à Natal, il écrivit le drame L’Infâme (De Eerlooze , 1843) afin de réagir contre sa déception. Cette pièce, qui s’intitula par la suite La Fiancée là-haut (De Bruid daarboven ), a pour personnage principal Holm, qui supporte son martyre avec volupté. C’est la première création originale de Dekker, un Havelaar en miniature. Il essaya vainement de faire représenter cette histoire pathétique, bien que l’œuvre eût été retravaillée alors qu’il composait Max Havelaar . Déjà à Menado, il avait repris contact avec son ami d’enfance, A. C. Kruseman, éditeur à Haarlem, auquel il avait envoyé des manuscrits qui prouvaient son talent; mais il ne parvint pas à se faire éditer en Hollande. Les meilleurs écrits de cette époque sont les lettres de fiançailles qu’il adressa à Tine (reprises dans les Œuvres complètes , t. IX). Elles manifestent une âme sensible à l’extrême, «pleine de contradictions», dont il parle avec une grande honnêteté dans le sixième chapitre de Max Havelaar . Son langage spontané, original, dépouillé de toute rhétorique classique et de toute emphase contraste heureusement avec le style affecté de ses contemporains aux Pays-Bas.
Max Havelaar , paru sous son pseudonyme, lui apporta immédiatement la notoriété. Il avait atteint la gloire littéraire dont il rêvait, mais les répercussions politiques du livre, qui était à la fois un plaidoyer pro domo et une défense des Javanais exploités, sous la forme d’un récit romancé de l’«affaire Lebak» et de ses précédents, restèrent bien en deçà de ce qu’il espérait. Ses œuvres suivantes portent la marque de cette nouvelle déception. Lettres d’amour , Du libre travail dans l’Inde néerlandaise (Over Vrijen Arbeid in Nederlandsch Indië , 1862) et les premiers volumes d’Ideën montrent des traces d’amertume dues au «cas Havelaar» que Multatuli avait élevé au rang de question nationale. Son retentissement dans la vie politique de la nation fut mince; peu de modifications radicales en résultèrent dans la politique coloniale, bien qu’une enquête eût admis le bien-fondé de l’accusation qui était contenue dans Max Havelaar . Les sept volumes d’Ideën (le septième avait paru en 1877) révèlent un Multatuli engagé, qui voulait avoir son mot à dire de la façon polémique et paradoxale qui lui était propre, en matière de politique, d’éducation, de morale, de religion, de philosophie. Structuré d’une manière originale, Ideën se présente sous la forme d’aphorismes, de boutades, d’essais, de petits tracts, de paraboles qui sont les germes de la première révolution importante contre l’institution bourgeoise dans la littérature néerlandaise. L’École des princes met en scène ses idées sur la monarchie à qui il assigne un rôle social envers la nation. L’amusante Histoire de Woutertje Pieterse raconte les aventures d’un gamin d’Amsterdam; c’est une Bildungsgeschichte , d’ailleurs assez sarcastique, qui offre également quelques critiques sociales. Mille et Quelques Chapitres sur des spécialités (Duizend en eenige hoofdstukken over specialiteiten , 1871) fait justice de façon humoristique de tous les «spécialismes». Études de millions (Millioenenstudiën , 1873) est consacré à des spéculations sur le jeu, en particulier sur la roulette.
Max Havelaar , le livre qui, par ses nombreuses traductions, lui assura le prestige international, fut écrit – s’entend avec l’aide de notes préparatoires – entre septembre et octobre 1859, à Bruxelles, dans un estaminet dont l’enseigne était Au Prince belge . C’est un roman double, une autobiographie où l’histoire de Max Havelaar, fonctionnaire colonial, se mêle à celle du courtier en café amstellodanois, Droogstoppel («la Trique»). À ce dernier, Max Havelaar a remis un manuscrit – espérant un soutien financier de son ami d’enfance –, œuvre tout à la fois autobiographique et d’imagination, qui comporte, en outre, des considérations sur le commerce du café dans les Indes néerlandaises et les abus auxquels il donne lieu. Confiant à son fils et à son commis, un jeune Allemand du nom d’Ernst Stern, le soin d’en établir une rédaction définitive, Droogstoppel, devant l’intérêt des renseignements économiques contenus, participe finalement à celle-ci. Il remanie les parties qu’il juge trop sentimentales ou romanesques, voire dangereuses par ce qu’elles montrent des réalités coloniales, et publie le manuscrit transformé comme une étude et un document destinés aux agents commerciaux en café.
Multatuli, pour cet autoportrait et ce plaidoyer, ne recourt pas seulement aux personnages de Stern, de Droogstoppel (l’antihéros) et de Havelaar, son alter ego héroïque, dont pourtant il raille souvent la mansuétude, mais encore à celui de Sjaalman qui représente le génial et malheureux Douwes Dekker des années 1856-1859. Le livre contient des morceaux qui sont devenus classiques, tels la petite pièce de théâtre sur Lothario et Barbertje qui sert d’introduction, le portrait de Havelaar, le discours aux chefs indigènes de Lebak, le conte du tailleur de pierres japonais, la romance de Saïdjah et d’Adinda, le discours final exaltant qui dédicace le livre au roi Guillaume III. En tant que protestation contre toutes les formes de colonialisme, tant mercantile que spirituel, le livre n’a rien perdu de son actualité. Il est un apport authentique à la littérature universelle et reste une des œuvres les plus intéressantes de la littérature néerlandaise du XIXe siècle.
Par son talent, Multatuli dominait les idées littéraires et l’esprit de son temps. Comme tous les grands écrivains, il est difficile de le classer: romantique par son individualisme passionné, réaliste par sa préoccupation des problèmes philosophiques et sociaux, il prépara la renaissance des lettres néerlandaises en contribuant à l’essor du mouvement de Quatre-Vingt (De Nieuwe Gids ) et à celui de Quatre-Vingt-Dix (Van Nu en Straks ).
Encyclopédie Universelle. 2012.