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MASACCIO
MASACCIO

Auteur d’un petit nombre d’œuvres, Masaccio représente dans la peinture ce bref moment de l’histoire de Florence au cours duquel, après la terrible crise de 1348 et la lente reprise de la seconde moitié du siècle, la ville est en train de devenir la capitale d’un État régional. Avec la conquête de Pise (1406), Florence réalise une aspiration séculaire et peut se donner l’illusion, pour la dernière fois, qu’elle constitue de nouveau, comme à la fin du XIIIe siècle, le centre de décision de l’histoire. C’est alors qu’on assista à une surprenante reprise de cette confiance en la raison qui avait déjà été au fondement de la révolution de Giotto. La mort prématurée du jeune artiste fit coïncider presque exactement son destin avec ce moment particulier de l’histoire florentine. Elle lui permit de ne pas connaître les désillusions et les crises que les temps nouveaux et moins heureux réserveront, par exemple, à son protecteur et maître, Donatello.

Florence, l’humanisme et les «hommes nouveaux»

Tommaso di Ser Giovanni di Mone Cassai, dit Masaccio, est né à Castel San Giovanni in Altura (aujourd’hui San Giovanni Valdarno, près de Florence). Il est mort à Rome à une date qui est certainement antérieure de peu à novembre 1429. Il est le célèbre auteur d’une partie des fresques de la chapelle du cardinal Brancacci dans l’église de Santa Maria del Carmine à Florence, qui sont considérées comme une des œuvres essentielles de l’histoire du naturalisme moderne en peinture (ces fresques ont été l’objet d’une remarquable restauration en 1990). Il est le seul peintre que cite Leon Battista Alberti, dans la dédicace de son Traité de la peinture (1436), parmi les grands novateurs de la Renaissance, avec l’architecte Filippo Brunelleschi et les trois sculpteurs Donatello, Lorenzo Ghiberti et Luca Della Robbia, artistes dont le génie est tel qu’on ne peut «les faire passer après aucun artiste aussi ancien et fameux qu’il soit dans ces différents arts».

Des initiateurs de la Renaissance, on peut parler, en effet – et c’est peut-être pour la première fois dans l’histoire de l’art –, comme d’un groupe homogène qui forme un mouvement dont les membres sont unis par des liens très différents de ceux qui régnaient dans l’atelier artisanal. En outre, ce groupe élabore et adopte une nouvelle idéologie qui lui permet de justifier et de défendre sa propre diversité.

On peut même reconnaître dans le caractère «intellectuel» du groupe un signe indirect, mais clair, du désir de ces novateurs de marquer la distance qui les sépare des anciennes pratiques, ainsi que d’affirmer le nouveau statut, plus indépendant, de l’artiste dans la société. La preuve en est dans l’intérêt de Brunelleschi pour les expériences scientifiques, dans celui de Donatello pour la «philosophie», et dans le style de vie «distrait» et «fantaisiste» qui a valu à Maso di Ser Giovanni le surnom péjoratif de Masaccio.

À cause de la citation d’Alberti on a considéré les novateurs du groupe de Brunelleschi comme équivalents, dans les arts figuratifs, aux humanistes. Mais cela est loin d’être démontré. Les recherches de Tanturli semblent plutôt indiquer les liens de Brunelleschi avec la tradition littéraire «volgare» et une sympathie des milieux humanistes (à partir de Leonardo Bruni) pour son rival «gothique tardif» Lorenzo Ghiberti. D’ailleurs à cette époque, l’humanisme ne joue pas encore le rôle de déguisement idéologique et rhétorique qui a pour fonction de cacher la décadence effective de la cité italienne dans le domaine économique et politique. La découverte de l’antique s’est faite à Florence avec un esprit d’initiative proprement capitaliste et avec un réalisme tout à fait bourgeois. L’art des Romains aide à retrouver le vrai et à rompre avec les habitudes stylistiques de l’art gothique. Le style «héroïque», truffé de citations classiques, va de pair, en un certain sens, avec l’adoption du latin par les humanistes. Vers le milieu du siècle, dans les fresques des Hommes illustres peintes par Andrea del Castagno, ce style aura déjà des résonances fausses et ostentatoires. Mais, chez Brunelleschi, chez le jeune Donatello, chez Masaccio, ce style est encore parfaitement sincère parce que réaliste; il convient, en effet, à l’opinion que la classe dirigeante de Florence pouvait encore avoir légitimement d’elle-même.

Le néo-giottisme et la tradition gothique

En ce sens, le néo-giottisme de Masaccio se distingue nettement des emprunts que beaucoup de ses contemporains font à des motifs du début du XIVe siècle: depuis le Maestro del Bambino Vispo jusqu’à Giovanni Toscani, depuis le Maestro della Madonna Straus jusqu’à Paolo Schiavo. Cette tendance à un retour aux sources et à un historicisme précoce est certainement commune à toute la culture florentine. Elle plonge ses racines dans les faits économiques auxquels on faisait allusion plus haut. Mais les variations sur le clair-obscur, schématiques et académiques, d’un Niccolò Gerini sont une chose; les évocations nostalgiques et précieuses des artistes qu’on vient de nommer en sont une autre; et c’est encore tout autre chose que la nouvelle interprétation que Masaccio propose de cet âge d’or de l’histoire florentine: il s’agit cette fois d’un retour à ce que Masaccio considère comme le «vrai» Giotto, dont la peinture est réduite à son essence plastique, «pure et sans ornement», ce que le Giotto de l’histoire ne réalisa jamais (sinon, peut-être, dans la chapelle Peruzzi). Dans le cadre de la perspective de Brunelleschi, les indications spatiales de Giotto retrouvent leur valeur d’organisation rationnelle de la réalité. Le sens du relief plastique, qui avait déjà opposé Giotto aux peintres de la génération précédente, prend des dimensions héroïques grâce à l’adoption systématique des ombres portées.

Ce lien avec la peinture de Giotto n’est qu’un des aspects de l’importance que la tradition de la peinture médiévale eut pour Masaccio. Cette importance fut proportionnellement plus grande que celle que put avoir, respectivement, pour Brunelleschi et pour Donatello, la tradition de l’architecture et de la sculpture. La tradition gothique fut brisée par les plus anciens novateurs, grâce à l’exemple qu’ils trouvèrent dans maints témoignages de la sculpture et de l’architecture classiques. Ce ne fut pas le cas pour Masaccio. Les œuvres d’art qui lui permettaient d’imaginer l’aspect des héros de l’Antiquité étaient en effet des sculptures. Ces modèles, pour lui qui était peintre, appartenaient encore à la réalité mais non à l’art (bien que cette réalité fût de marbre et non de chair et d’os). Le problème du langage restait entièrement à résoudre pour lui, et ne pouvait l’être que dans les termes de la langue vernaculaire gothique et moderne. C’est pourquoi la façon dont il se distingue de la tradition est beaucoup plus subtile. C’est pourquoi aussi son rapport avec le gothique tardif contemporain est beaucoup plus complexe. Masaccio ne put certainement pas rester indifférent à la peinture dense et empâtée, d’un effet plastique certain, mais ne faisant guère appel au dessin, du giottisme «frondeur» qui va de Maso à Stefano, de Giusto de’ Menabuoi à Giovanni da Milano et à Giottino. C’est de cette tradition aussi que se réclament, à leur façon, des contemporains, tels que Gentile da Fabriano, Arcangelo di Cola da Camerino et Masolino da Panicale (1383-1440), le maître qu’une longue tradition historiographique assigne à Masaccio. Mais celui que la critique la plus récente semble préférer, son compatriote Mariotto di Cristofano, est un homme de culture encore plus traditionnelle, s’il est possible. Le clair-obscur sans hachures, peint et non dessiné, les figures «seulement illuminées avec des ombres sans contours» dont parle Lomazzo ont leurs sources les plus directes, en tant que technique picturale, non pas chez les épigones de la tradition giottesque florentine, mais dans les œuvres du plus célèbre peintre contemporain, Gentile da Fabriano (env. 1370-1427). Roberto Longhi a bien montré, à propos de La Madone du Palazzo Vecchio et du Polyptique de Pise (1426) comment les outils linguistiques traditionnels ont changé de fonction, et donc de sens, à l’intérieur du discours de Masaccio: le fond d’or qui fait fonction de paysage, comme un ciel incendié de soleil; les auréoles mises en perspective; la bordure dorée du manteau qui permet de détacher la masse plastique du fond; le clair-obscur qui n’est plus discret et enveloppant mais qui met en contraste l’ombre et la lumière, qui est abrupt et crée le relief; la ligne de contour, nettement marquée, qui ne fait pas ornement ni broderie, mais définit et délimite les formes dans l’espace.

Masaccio et les peintres contemporains

Quel que soit l’artiste qui ait enseigné à Masaccio à empâter les couleurs, il faut bien garder présent à l’esprit qu’il fut dès le début l’enfant chéri du groupe des novateurs qui se réunissait autour de Brunelleschi. Il faut se rappeler les dates des premières œuvres «renaissantes» de Brunelleschi et de Donatello pour comprendre comment, vers 1420, à l’âge de dix-neuf ans, Masaccio était un artiste entièrement formé et qu’il pouvait non seulement avoir son propre atelier, mais influencer d’autres jeunes peintres: le «Maestro del 1419», Giovanni Toscani, Fra Giovanni da Fiesole, Andrea di Giusto, Francesco d’Antonio, Paolo Schiavo. En 1422, Masaccio avait déjà peint à fresque la grande scène de La Consécration de l’église du Carmine (dite Sagra del Carmine ) dans un style qui, comme l’attestent les documents, devait être tout à fait moderne par le choix du sujet et par l’emploi de la perspective. La même année fut peint aussi le triptyque de l’église de San Giovenale à Cascia (Reggello) que, dans l’enthousiasme de la découverte, on considéra d’abord comme une œuvre de jeunesse de Masaccio lui-même (L. Berti). Mais, plus tard, on l’attribua plus justement à son jeune frère Giovanni, dit le Scheggia (F. Bologna), qui est probablement le même peintre que le Maestro del Cassone degli Adimari (L. Bellosi). On a là un témoignage indirect, mais très précieux, de l’accomplissement déjà tout personnel qu’avait atteint à cette date le style du jeune artiste. En se fondant sur cette hypothèse d’un Masaccio déjà entièrement formé et donc reconnaissable dès avant sa rencontre avec Masolino, Roberto Longhi a pu, avec une exactitude parfaite, distinguer rigoureusement la part qu’ont prise les deux artistes dans des œuvres comme Sainte Anne , la Vierge avec l’Enfant et des anges et les fresques de la chapelle Brancacci.

Masaccio et Masolino

Masaccio put précocement échapper au système humiliant de l’atelier pour s’installer à son compte. Cela entraîna pour lui des difficultés financières, attestées par les documents. Ce n’est pas là un fait secondaire si l’on veut comprendre la conception nouvelle, individualiste, que Masaccio, en homme de la Renaissance, se fit de son métier d’artiste. Le nouveau statut social du groupe des novateurs implique la recherche de nouvelles formes d’organisation du travail et celle de nouveaux débouchés sur le marché de la peinture. On sait par les documents historiques que Donatello, l’ami et le protecteur de Masaccio, choisit quant à lui les formes juridiques de la «compagnie». Dans la «compagnie», deux artistes indépendants se lient pour un temps déterminé afin d’obtenir plus de commandes et contrôler plus facilement une grande partie du marché. Ce rapport de complémentarité économique élargit énormément l’horizon du vieil atelier. Dans la «compagnie», les personnalités ne tendent pas à se fondre. Mais les deux artistes collaborent selon des méthodes rationnelles de répartition du travail. Donatello, bien qu’il soit le meneur de jeu, n’arrivera jamais à faire de Michelozzo son alter ego , pas même d’un point de vue purement artistique. On ne connaît pas aujourd’hui, par insuffisance de documents historiques, quel type de rapports économiques Masolino et Masaccio décidèrent d’instaurer entre eux, en cette même année 1425 qui a vu naître la «compagnie» de Donatello et de Michelozzo. Cependant, tout laisse croire que les deux peintres furent, en droit et en fait, sur un pied d’égalité absolue. Il n’est pas douteux que l’«étourdi» Masolino n’a jamais été capable de comprendre et de s’approprier les innovations de son jeune compatriote. Mais il faut aussi se demander jusqu’à quel point il a vraiment voulu le faire, et s’il a vraiment cherché à dépasser un accord stylistique capable de donner à l’œuvre une cohérence suffisante pour que les commanditaires ne voient pas la différence de main. Il est vrai qu’en ce qui concerne les fresques de la chapelle Brancacci la présence des deux mains sur le même morceau de fresque (au centre de la scène qui comprend La Résurrection de Tabita ) montre que, au moins à un certain moment, les deux artistes travaillèrent côte à côte. Mais cela ne fut certainement pas le cas pendant toute la durée des travaux que Masolino commença probablement seul en 1424 et qui furent continués en 1425-1427 par le seul Masaccio. Il en fut de même pour les autres œuvres où les deux artistes collaborèrent: Sainte Anne , la Vierge avec l’Enfant et des anges (1424-1425, musée des Offices, Florence); les fresques de la chapelle Branda (1425-1431, Saint-Clément, Rome); enfin, le triptyque à deux faces qui se trouvait autrefois à Sainte-Marie-Majeure à Rome (1425-1431; la partie centrale avec La Fondation de Sainte-Marie-Majeure et L’Assomption est actuellement au musée Capodimonte de Naples; le panneau de gauche avec Saint Jérôme et saint Jean-Baptiste et Saint Libère et saint Matthieu est à la National Gallery de Londres; le panneau de droite avec Saint Pierre et saint Paul et Saint Jean l’Évangéliste et saint Martin appartient à la Johnson Collection de Philadalphie). En ce qui concerne les fresques de la chapelle Brancacci, on a déjà établi depuis longtemps que Masolino a travaillé aux deux figures d’Adam et d’Ève à une époque antérieure à sa rencontre avec Masaccio. Il continua ensuite, en cherchant à suivre comme il le pouvait les innovations de son compagnon. Il réalisa la majeure partie de La Prédication de saint Pierre et de la double scène avec La Guérison de l’infirme et la résurrection de Tabita (cf. reproduction dans l’article ATTRIBUTION). À la chapelle Branda de Saint-Clément à Rome, ce sont au contraire les parties hautes, vraisemblablement les plus anciennes, l’arc d’entrée, l’intrados, la voûte et la paroi du fond avec la Crucifixion , qui montrent ce clair-obscur très dense et ces amples formes que peint Masolino quand il veut imiter Masaccio. Mais la distribution spatiale de la grandiose Crucifixion et l’ange de l’Annonciation ressortissent, comme on l’a observé, à la conception moderne de la perspective qui fut celle du jeune maître; enfin l’on pense généralement que l’Histoire de sainte Catherine et de saint Ambroise , peinte sur les parois, est postérieure à sa mort. Quant au triptyque de Sainte-Marie-Majeure, on sait ce qui a été peint par Masaccio lui-même: Saint Jérôme et saint Jean-Baptiste , à quoi nous proposerons d’ajouter certaines parties de Saint Pierre et saint Paul , les pieds et la main gauche de saint Pierre, toute la draperie bleue du bras droit de saint Paul et sa main gauche qui tient le livre. Masolino, pour sa part, ne cherche à imiter la grande manière de son jeune confrère que dans les figures des saints des panneaux latéraux, cependant que, dans la narration miraculeuse qui couvre les deux faces du panneau central, même les traces de perspective renaissante qu’on y relève appartiennent à une conception essentiellement «cosmopolite» de la peinture. Du point de vue de la chronologie, cela ne signifie pas que ces œuvres aient été réalisées à une date antérieure à la rencontre avec Masaccio. Selon toutes probabilités (comme pour l’Histoire de sainte Catherine et de saint Ambroise de Saint-Clément), c’est le contraire qui est vrai. Cela est confirmé par les fresques splendides dont Masolino décorera après 1432, pour le même commanditaire que celui de la chapelle de Saint-Clément, le baptistère de Castiglione d’Olona. Dans l’Histoire de saint Jean-Baptiste , Masolino reviendra en effet, avec beaucoup de naturel, au style doux et fleuri, à la lumière pure, à l’espace modulé jusqu’à l’infini de ses œuvres de jeunesse, antérieures à sa brève collaboration – qui ne durera pas plus de quatre années (encore en passa-t-il la moitié en Hongrie) – avec le jeune novateur.

La logique qui préside à la distribution des parties exécutées par les deux maîtres dans toutes ces œuvres semblerait donc celle d’interventions successives. Ces interventions purent avoir lieu en des temps et en des lieux relativement espacés, sur des œuvres qui sont restées longtemps en chantier et que continuait celui qui à ce moment-là se trouvait sur place et avait le temps et la volonté d’y travailler. Si l’atelier médiéval est en décadence, il est évident que l’on est encore bien loin de l’«œuvre autographe», au sens moderne du terme. L’éventualité qu’un peintre (ou une équipe, ou une «compagnie» de peintres) puisse avoir en même temps deux chantiers dans deux villes différentes n’est nullement exclue. Sur ce point aussi, Giotto fut un précurseur. Il avait ouvert deux chantiers à la fois au temps où il peignait les fresques de Saint-François à Assise et de Saint-Jean-de-Latran à Rome. Aujourd’hui encore, c’est une pratique commune chez les artisans, en période de pénurie, que d’accepter n’importe quelle commande, indépendamment de toute possibilité réelle de les réaliser. On commence immédiatement les travaux, de façon qu’ils ne soient pas confiés à d’autres, sauf à les interrompre presque aussitôt pour mener à terme les tâches que l’on avait acceptées précédemment.

Le retour inattendu de Masolino, après la mort de Masaccio, dans le groupe des peintres du «gothique tardif» constitue, si l’on y réfléchit bien, la meilleure preuve que la collaboration de deux hommes avait eu une base éminement pratique et qu’elle ne mettait pas profondément en cause les convictions artistiques des deux peintres.

Masaccio
(Tommaso di Ser Giovanni, dit) (1401 - 1428) peintre italien. Par ses recherches sur les volumes et la perspective, il est le premier génie de la Renaissance toscane: Scènes de la vie de saint Pierre (égl. Santa Maria del Carmine, Florence, 1426-1428).

Encyclopédie Universelle. 2012.