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JUSTINIEN
JUSTINIEN

Phase culminante de l’ère prébyzantine, le long règne de Justinien (527-565) «ne marqua pas, comme il le voulait, le commencement d’une ère nouvelle, mais la fin d’une grande époque moribonde» (G. Ostrogorsky). Il représente le dernier grand effort du vieil État romain pour reconstituer un empire unitaire, tant par la reconquête que par la codification systématique du droit et par la prétention de l’empereur à régenter directement l’Église. Cet effort parut réussir momentanément, mais il était démesuré pour les forces matérielles de l’Orient grec et pour ses structures administratives vieillies; aussi ne fut-il pas durable. Outre les monuments d’une très brillante activité culturelle, le règne de Justinien a surtout légué aux siècles suivants des problèmes que Byzance n’a pu résoudre qu’à partir d’Héraclius Ier (610-641), au prix de profondes transformations politiques et sociales.

L’Empire reconstitué L’empereur

Né en 482 à Tauresium, près de l’actuelle Skoplje, d’une famille assez modeste d’Illyriens romanisés, Justinien (Flavius Petrus Sabbatius Justinianus) eut la chance d’être le neveu d’un soldat parvenu aux plus hauts grades, Justin, qui l’adopta et qui, bien que sans culture lui-même, lui fit donner la meilleure éducation qu’on pouvait recevoir de son temps. À cette formation théorique par le droit, la rhétorique et la théologie, Justinien put joindre une large expérience des affaires acquise sous le règne de Justin qui, élu empereur en 518, le fit patrice et consul, et le laissa prendre une grande influence dans l’État. Il est rare dans l’histoire de Byzance qu’un empereur, né loin de la pourpre, ait été ainsi préparé à la revêtir. À son avènement, en 527, cet homme déjà mûr apportait, à la réalisation d’un plan de gouvernement longtemps médité, les ressources d’une riche personnalité, un immense savoir, une très grande puissance de travail, une simplicité de mœurs poussée jusqu’à l’ascétisme (il était végétarien et buveur d’eau), assortis d’un véritable culte de l’État et de l’idée impériale. Il fut servi aussi par de remarquables collaborateurs, notamment le juriste Tribonien, le préfet du prétoire Jean de Cappadoce, les généraux Bélisaire et Narsès; ce dernier, un eunuque, ancien trésorier impérial, qui fut mis à la tête de l’armée d’Italie et se révéla le meilleur stratège de son temps, est un exemple étonnant de la manière fort libre dont Justinien en usait avec la hiérarchie des fonctionnaires. Son épouse Théodora, dont l’influence politique ne saurait être exagérée, fut cependant son meilleur soutien. Cette ancienne actrice, de très petite naissance, apportait à son mari la qualité qui lui avait servi à s’élever jusqu’au premier rang: la volonté persévérante qui, précisément, manquait le plus à Justinien, homme à la fois autoritaire et indécis, soupçonneux et influençable, et dont le caractère ne paraît pas avoir été à la hauteur des dons intellectuels.

La paix et l’ordre (527-540)

De 527 à 540, Justinien appliqua son programme de restauration et d’unification du monde romain avec une activité fébrile. Il avait trouvé une situation économique et financière fort saine, grâce à l’habile politique d’Anastase Ier, le prédécesseur de Justin. La paix sociale, en revanche, était troublée par l’antagonisme des catholiques et des monophysites, et aussi par les excès d’une administration vénale et détestée. La sédition Nika (janv. 532), qui ravagea Constantinople et faillit emporter le régime, agit comme un abcès de fixation; la répression fut si sanglante que les factions populaires, les dèmes, responsables de l’insurrection, ne devaient plus faire parler d’elles jusqu’à la fin du règne. La même année, Justinien, en guerre avec la Perse depuis cinq ans, achetait une paix qui était indispensable à la réalisation de ses projets occidentaux.

Déjà, son œuvre juridique touchait à son terme: de 528 à 534, les diverses commissions dirigées par Tribonien mettaient de l’ordre dans le chaos des constitutions impériales promulguées depuis Hadrien (c’est le Code Justinien), harmonisaient et modernisaient toute la législation ancienne (c’est le Digeste), publiaient un manuel pour l’enseignement du droit (les Institutes). À cette œuvre d’une importance capitale dans l’histoire de la civilisation européenne – car c’est sous la forme reçue de Justinien que l’Occident connaîtra et adoptera le droit romain à partir du XIIe siècle – s’ajoute le recueil des Novelles, lois originales publiées en grec par Justinien après 534.

Les réformes administratives du règne, connues notamment par les grandes Novelles (535-536), sont moins amples et moins systématiques. Elles visent surtout à renforcer l’autorité impériale par le démembrement de grands offices, la lutte contre la corruption des fonctionnaires et contre le développement inquiétant de la grande propriété foncière, à mieux assurer la rentrée régulière de l’impôt, à simplifier l’administration locale par le regroupement des provinces trop petites, la suppression des vicariats de diocèses et, dans certains cas, la réunion en une seule main des pouvoirs civil et militaire. C’est ainsi que l’Égypte, particulièrement agitée par le monophysisme, et dont les livraisons de blé commandaient le ravitaillement et, par conséquent, le maintien de l’ordre à Constantinople, fut confiée à des commandants militaires dépendant directement de la préfecture du prétoire. Justinien légiféra avec un soin particulier pour l’Église, dont il s’estimait le chef suprême. Il régla en détail le statut, le recrutement, la juridiction du clergé, organisa l’administration des biens ecclésiastiques. Il légalisa le contrôle des évêques sur les autorités locales, ce qui eut pour conséquence heureuse d’atténuer l’excès de centralisation dont témoignent ses réglements: les notables des provinces, par l’intermédiaire des évêques à l’élection desquels ils participaient, pouvaient exprimer leur opinion et même contrôler en partie l’emploi des fonds publics.

Catholiques, monophysites et païens

L’unité religieuse, garante de l’unité politique, fut probablement la plus grande et la constante préoccupation de Justinien.

Dès 528, il proscrivit le paganisme; contre ses derniers tenants, intellectuels peu dangereux comme ceux des écoles d’Athènes, fermées en 529, ou paysans arriérés d’Anatolie, la contrainte parut un argument suffisant. Elle fut appliquée aussi aux juifs, du reste avec beaucoup moins de succès.

À l’égard des monophysites, très nombreux en Syrie et en Égypte, Justinien fut plus prudent, par crainte de déchirer l’Empire, mais aussi par égard pour Théodora dont les convictions monophysites étaient notoires: en 537, elle alla jusqu’à faire enlever par Bélisaire et déporter le pape Silvère, qu’elle remplaça par Vigile, dans l’espoir que celui-ci serait moins intransigeant pour ses protégés. Mais Justinien ne pouvait la suivre très loin dans cette politique, car l’appui de la papauté était indispensable à son projet de reconquête de l’Occident, et le catholicisme garda les positions qu’il avait reconquises à Byzance au lendemain de la mort d’Anastase.

L’empire assailli et défendu

Ayant les mains libres du côté de la Perse, Justinien commença méthodiquement par reprendre l’Afrique aux Vandales, dont les flottes auraient pu compromettre la sécurité de ses communications maritimes (533-534). Puis, sous prétexte de venger l’assassinat de la régente Amalasonthe (535), il s’attaqua au royaume ostrogoth d’Italie. En 540, Bélisaire ramenait le roi ostrogoth Vitigès prisonnier à Constantinople.

L’année 540 marque le tournant du règne. Alors que Justinien semblait avoir réussi dans son entreprise, tout fut remis en question par l’offensive du roi de Perse Chosroès Ier, contre la Syrie et le Caucase. Dans les années suivantes, il fallut faire face à la fois aux Perses, aux Goths qui, regroupés par Totila, chassaient les Grecs de presque toute l’Italie, aux Berbères soulevés en Afrique, sans compter les Barbares, Huns, Slaves et Avars, qui franchissaient périodiquement la frontière trop dégarnie du Danube et ravageaient l’Illyricum. Justinien avait bien établi, pour les contenir, un gigantesque ensemble de fortifications échelonnées en profondeur, mais l’ampleur même du système le rendait inefficace, faute de ressources suffisantes pour entretenir les places fortes et les garnir de troupes. L’Italie fut reconquise par Narsès, au prix de la ruine complète de la Péninsule (553-554), et l’Occident récupéré: les Grecs réussirent même à s’établir dans le sud de l’Espagne (554). La paix avec les Perses, qui laissait à Byzance une importante zone d’influence en Arménie et dans le Caucase, ne fut signée qu’en 562.

Ces luttes difficiles, qui provoquèrent une crise financière, coïncident avec une crise religieuse causée par les efforts de Justinien pour rallier les monophysites à l’Église officielle, en faisant condamner, sous couleur d’origénisme, la mémoire de trois théologiens qu’ils détestaient particulièrement: Théodore de Mopsueste, Théodoret et Ibas d’Édesse. Ce fut l’affaire des Trois Chapitres, où l’empereur se heurta à la résistance inattendue du pape Vigile. Les décrets du Ve Concile œcuménique (553), très mal accueillis en Occident, contribuèrent à aggraver les griefs de l’Église romaine contre Byzance, sans pour cela provoquer un rapprochement avec les monophysites, plus que jamais obstinés dans leur séparatisme que, un demi-siècle plus tard, l’invasion perse allait rendre définitif.

Les dernières années, après la mort de Théodora (548), furent difficiles. Les guerres, qui n’avaient pratiquement pas cessé de 527 à 555, et les grandes constructions avaient épuisé les finances; les signes avant-coureurs de la troisième vague des grandes invasions (Lombards, Slaves, Avars), qui, coïncidant avec l’expansion sassanide, allait emporter en majeure partie l’œuvre de Justinien, étaient si visibles pour les contemporains que certains annonçaient la fin du monde imminente; épidémies et tremblements de terre paraissent d’ailleurs avoir particulièrement abondé à cette époque. Cependant, il ne faudrait pas trop noircir le tableau et présenter le marasme comme universel dans l’Empire.

Prospérité commerciale et essor intellectuel

L’Orient asiatique restait actif et prospère, et la Méditerranée, rendue au commerce international par la défaite vandale, était sillonnée par les marchands de Syrie et d’Égypte qui entretenaient un commerce important avec l’Occident, notamment avec la Gaule mérovingienne, où ils écoulaient le papyrus, les verreries syriennes, les produits des cultures de luxe (huile, vins fins, fruits secs), les cotons importés de l’Inde, les soieries. L’Empire communiquait avec Ceylan par l’intermédiaire du royaume éthiopien d’Axoum, avec les riverains de la mer Noire qui le ravitaillaient en esclaves, avec la Chine par la longue route caravanière d’Asie centrale où s’acheminait la soie. L’approvisionnement des ateliers byzantins en soie fut un des soucis majeurs de Justinien, et ses efforts persévérants pour faire entrer les peuples caucasiens et turcs dans la sphère d’influence byzantine s’expliquent en partie par la nécessité d’ouvrir à travers l’Asie une voie commerciale qui ne passât pas par la Perse et ne dépendît donc pas du bon vouloir des Sassanides. Mais ce n’est qu’à partir des années 552-554, quand des vers à soie exportés clandestinement de Chine eurent été introduits dans l’Empire, que celui-ci commença à se libérer du monopole perse en produisant la soie lui-même.

À l’activité économique de l’Empire sous Justinien correspond une vie intellectuelle et artistique tout aussi brillante, que l’empereur, comme il arrive souvent à Byzance, a stimulée et marquée de son influence personnelle. Les grandes réalisations artistiques du règne, en Orient comme en Occident, sont célèbres et, comme la littérature du temps, reflètent certains traits de la personnalité complexe du maître. Même dans la poésie mi-hellénistique, mi-chrétienne d’un Paul le Silentiaire, on retrouve l’ambiguïté d’un génie trop attaché aux prestiges du passé.L’œuvre de l’historien Procope respire le même sentiment de grandeur romaine qui anima le couple impérial, dont il a pourtant beaucoup médit; et la foi chrétienne, aussi profonde qu’intolérante, qui inspira la politique religieuse de Justinien, trouve un écho fidèle dans les hymnes de Romanos le Mélode.

Encyclopédie Universelle. 2012.