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SIDNEY (P.)
SIDNEY (P.)

«Le plus accompli gentilhomme d’Angleterre» aux yeux de ses contemporains, humaniste et champion de la cause protestante, Européen de culture et héros national, il donne à la Renaissance anglaise son épopée romanesque en prose, The Arcadia , dont l’épopée de Spenser est le pendant poétique. Il crée un style qui supplante l’euphuisme. Ses sonnets répandent le pétrarquisme mais ouvrent la voie à la poésie dramatique et «métaphysique».

Un poète combattant

Fils de sir Henry, qui fut le zélé serviteur de trois souverains et trois fois gouverneur d’Irlande, Dudley par sa mère, lady Mary, et neveu du comte de Leicester, favori de la reine, Philip grandit dans le manoir de Penshurst que Jonson célébrera. Élève, comme Shakespeare, d’une grammar school , il s’y lie d’amitié avec Fulke Greville, grand seigneur protestant et poète, qui sera son premier biographe. À Oxford, où il entre en 1568, il s’intéresse à Aristote. Déjà s’affirme le sérieux profond d’un naturel mélancolique. De 1572 à 1575 il prolonge sur le Continent ce «grand tour» qui formait les jeunes Anglais de condition: il n’en revient point italianisé, comme son rival le comte d’Oxford, mais ardent défenseur du protestantisme.

Témoin de la Saint-Barthélemy, il prend pour ami et conseiller l’austère diplomate huguenot Hubert Languet: les lettres échangées éclairent sa personnalité, révèlent son intérêt pour les sciences comme pour les arts. Il défend la politique de son père dans A Discourse on Irish Affairs (1577). Envoyé en mission diplomatique sur le Continent, il séduit Guillaume d’Orange et tente de former une ligue protestante. Mais Élisabeth n’apprécie point la lettre qu’il lui adresse en 1580 pour la dissuader d’épouser le duc d’Anjou. Elle ne lui confie plus de charge pendant plusieurs années, qu’il consacre aux lettres, en compagnie de sa sœur, la comtesse de Pembroke. Il courtise Pénélope Devereux, la Stella des sonnets; épouse, en 1583, Frances Walsingham, fille du secrétaire d’État. En 1585, la reine fait appel à lui contre les Espagnols dans les Pays-Bas. À Zutphen, mortellement atteint, il abandonne à un blessé, dans un dernier geste chevaleresque, la coupe qu’on lui tendait. Parmi les deux cents élégies consacrées au héros poète figure l’Astrophel de Spenser.

L’invention poétique

À toutes les qualités requises par les traités de courtoisie de la Renaissance, ce gentilhomme joint des convictions morales et religieuses hautement affirmées. Le puritain Stephen Gosson crut bon de lui dédier The School of Abuse (1579), invective contre les poètes. Sidney, indigné, composa une Defence of Poetry qui est une apologie de la littérature d’imagination. Tous les arts se fondent sur la nature, mais l’invention poétique crée une autre nature, un monde qui surpasse le monde réel. Aristote eut raison de déclarer la poésie «plus philosophique et plus sérieuse que l’histoire, car elle traite de l’universel et l’histoire du particulier». Le poète doit enseigner, mais aussi plaire et émouvoir. L’humaniste confesse qu’il ne peut entendre la rude ballade de «Percy et Douglas» sans être touché au cœur. Le préjugé classique toutefois l’emporte au théâtre: il raille le mélange des genres et les invraisemblances de l’action dans le drame élisabéthain.

Cependant L’Arcadie est rien moins que classique. Une première version développait une intrigue amoureuse fondée sur le déguisement et la confusion des sexes, à la manière des comédies de Shakespeare. Dans la version amplifiée qui parut en 1593, le foisonnement d’histoires secondaires crée un labyrinthe romanesque, mais révèle le talent de Sidney pour la peinture des caractères (amorce du roman psychologique) et l’étendue de sa culture: aucun art ne lui est étranger. Le roman se hausse à l’épopée dans les considérations sur l’art de gouverner et les débats philosophiques sur l’incroyance. Sidney est à Sannazaro ou Montemayor ce que Spenser est à l’Arioste. L’artifice du style dissimule la vigueur de la pensée: l’auteur est trop prodigue d’ornements. L’Arcadie devient un «trésor» de figures: témoin The Arcadian Rhetorike (1588) d’Abraham Fraunce. Du moins les «figures de mots» font place aux «figures de pensée»: la métaphore ingénieuse animant la nature. L’euphuisme a des recettes; l’arcadianisme exige des trouvailles. Mais la prose de Sidney – la Défense de la poésie l’atteste – peut être simple et mâle, proche du langage parlé.

L’œuvre poétique est marquée par la même diversité. Le masque The Lady of May , composé pour la visite d’Élisabeth à Leicester en mai 1578, est un divertissement de cour. Comme son ami Edward Dyer, Sidney s’intéresse un temps au vers mesuré et communique son intérêt à Spenser: tous deux s’apercevront avant Pope que le vers anglais «boite sur des pieds romains». Les églogues dont L’Arcadie est parsemée montrent la même virtuosité technique dans la préciosité pastorale et la veine burlesque. Si le recueil de sonnets Astrophel et Stella est une œuvre majeure, ce n’est point par l’écho des soupirs de Pétrarque ou la triple harmonie d’un rite social, d’un code de valeurs et d’une forme stylisée. Ce n’est pas seulement par les éclats d’une passion qui prend prétexte d’incidents vécus: que la poésie soit autobiographique ou non, l’accent de sincérité est poignant dans certains cris et dans l’admirable «Chanson huitième». C’est aussi par la rébellion de l’amant et du poète contre les exigences et les conventions du pétrarquisme. Cet homme, qui s’interroge sur des problèmes réels et des conflits intimes en une langue familière, un style dense et métaphorique aux inflexions parfois abruptes, impose déjà sa présence à la manière des héros du théâtre élisabéthain ou de John Donne dans ses monologues dramatiques.

Encyclopédie Universelle. 2012.