RAVEL (M.)
Avec Fauré et Debussy, dont il était le cadet, Ravel partage la gloire d’avoir «fait» la musique française du premier tiers du XXe siècle. Élève du premier, auquel il dédia son Quatuor à cordes , la mode et le snobisme des premières années du siècle voulurent faire de lui un rival du second. Il s’agissait d’une erreur de perspective, comme il s’en produit fréquemment lorsqu’on manque du recul nécessaire, car la personnalité de Ravel est unique et toute comparaison avec un autre musicien, même avec l’un de ses obscurs épigones, ne saurait être qu’artificielle. Cette personnalité paraît d’ailleurs paradoxale, pour peu qu’on cherche à l’analyser. Novateur hardi, Ravel marque cependant assez faiblement de son empreinte les musiciens qui lui succèdent; toutefois, durant de longues années, les candidats au prix de Rome se sont obstinés à l’imiter. Musicien rigoureux, amoureux des agencements sonores longuement calculés et réfléchis, il n’obtint pas, lui-même, cette récompense suprême. Inventeur audacieux de savoureux agrégats harmoniques, il manifeste un amour constant pour les formes musicales traditionnelles (son Quatuor est presque une forme «d’école» et il fait survivre dans plusieurs de ses œuvres l’esprit des «suites françaises»). Orchestrateur prodigieux, il lui arrive souvent de ne pas penser directement pour les timbres instrumentaux et d’orchestrer, ensuite, des œuvres déjà écrites pour le piano. Épris de liberté, il paraît s’imposer perpétuellement d’insolubles gageures. Mais il reste à cette personnalité au moins deux constantes: le perpétuel souci de la perfection et le culte de la clarté. Il est juste, d’ailleurs, de parler de constantes, car si, chez la plupart des musiciens, on observe une évolution entre la jeunesse et la maturité, l’œuvre de Ravel jouit d’une remarquable unité. Chez lui, point de balbutiements ou d’essais maladroits; dès ses premières compositions, il accède à la maîtrise. En revanche, on ne trouve pas dans ses derniers travaux cette ascèse révolutionnaire qui est si caractéristique de la dernière manière de la plupart des grands musiciens. Le souci de la clarté et de l’unité semble avoir effacé chez lui, d’emblée, toute hésitation et avoir tracé définitivement sa route. À la fois typiquement français et étonnamment universel (il connut, très rapidement, une vaste audience internationale), Maurice Ravel est l’exemple parfait de l’artiste qui n’a jamais renoncé au souci du métier de l’artisan et du «compagnon» directement promu à la «maîtrise».
Des origines diverses
Ce musicien si français commence par recueillir un héritage en lequel se mêlent des origines diverses. Son grand-père paternel était de nationalité helvétique. Son père, ingénieur, épousa en 1874 une jeune fille d’origine basque, Maria Deluarte, à Ciboure, près de Saint-Jean-de-Luz et, le 7 mars de l’année suivante, naissait l’aîné de cinq enfants: Maurice. À l’âge de quatorze ans, celui-ci entre au Conservatoire de Paris dans la classe de piano, qu’il quitte dès 1897 pour les disciplines de l’écriture musicale: le contrepoint et la composition pour lesquelles il a pour maîtres André Gedalge et Gabriel Fauré. Il retient du premier la méticulosité dans l’invention qui rapproche le tempérament de l’ingénieur de celui du musicien, et du second la sensibilité contenue qu’il livrera ensuite dans ses œuvres. En 1901, Ravel obtient un second grand prix de Rome avec une cantate assez anodine: Myrrha . Il n’obtiendra jamais le premier grand prix car, après plusieurs échecs, il est déjà devenu un compositeur reconnu, à l’originalité incontestable et qui effraye les dignes membres du jury, à tel point qu’ils ne l’admettent même plus aux éliminatoires. En effet, en 1904, date de sa dernière tentative, Ravel a déjà écrit ses Jeux d’eau (1901), son Quatuor à cordes (1903), la Pavane pour une infante défunte (1899), les Sites auriculaires (1895) et Schéhérazade (1903). Peut-être est-il possible d’expliquer la relative discrétion de toute sa vie, le mépris des honneurs officiels, l’isolement aristocratique dans lequel il a aimé se réfugier par le détachement acquis à la suite d’échecs immérités. Peut-être aussi la maladie qui l’emporta et dont il ressentit les atteintes dès 1928 (une tumeur au cerveau) le prédisposait-elle à rechercher un refuge, une «tour d’ivoire» dans laquelle il pouvait méditer longuement une œuvre qui est le type même de la perfection préméditée. C’est en 1920 que Ravel s’installa à Montfort-l’Amaury, où il habita jusqu’à sa mort et où il écrivit bon nombre de ses chefs-d’œuvre. En 1937, une opération fut tentée, mais en vain; il disparut, en pleine gloire, à l’âge de soixante-deux ans.
De ses origines, Ravel conserva des tendances apparemment contradictoires mais qui, en sa musique, se résolvent en une synthèse à l’équilibre étonnamment dosé. D’une part un goût «ibérique» de la couleur, voire du pittoresque, lequel se manifeste dans la richesse inégalée de son orchestration et aussi dans cet aspect de son inspiration qui lui fait rechercher des thèmes, des sujets souvent évocateurs. L’Espagne le fascine (Rhapsodie espagnole , 1907; L’Heure espagnole , 1907; le Boléro , 1928), mais il peut se laisser séduire par bien d’autres idées (les viennoiseries de La Valse , 1919; les rêveries de Tzigane , 1924; l’orientalisme de Schéhérazade , 1903; l’exotisme des Chansons madécasses , 1925-1926; ou le pittoresque littéraire, de nombreuses autres œuvres en témoignent); toutefois, il tient à rester, toujours, parfaitement français. C’est alors que, sans doute hérité de son grand-père, un goût helvétique pour la perfection et la minutie le pousse vers la musique pure (le Quatuor , 1913; la Sonatine , 1905; les deux Concerti pour piano , les Poèmes de Mallarmé , 1913, etc.), sans que, pourtant, soient dédaignées les références littéraires. S’il est l’auteur de nombreuses mélodies, Ravel n’a cependant composé que deux fois pour le théâtre: L’Heure espagnole (1907) et L’Enfant et les sortilèges (1925). Si la bouffonnerie ibérique du premier échappe à tout folklorisme de mauvais aloi, il sait, dans le second, faire sortir un lyrisme et une poésie profonde à partir de la description de rêves enfantins aux prises avec le prosaïque des objets quotidiens.
Classique et novateur
Du classique, Ravel possède le goût pour la perfection de la forme et de l’écriture. Du novateur, il a l’esprit de recherche, l’amour de la découverte et de la solution inédite. Mais ces solutions inédites, il les cherche plutôt dans un développement, dans une extension des démarches de ses prédécesseurs que dans l’invention de procédés nouveaux. Sur le plan de l’écriture mélodique ou harmonique, Ravel a plus volontiers recours, pour permettre à son imagination de s’exercer sur des recettes non encore éprouvées, à des formules anciennes, à des rajeunissements insolites (Ma Mère l’Oye , 1908; Le Tombeau de Couperin , 1918) plutôt qu’à des trouvailles qu’il juge hasardeuses et, peutêtre... de mauvais goût. Sur le plan de la forme, il innove peu et, en tout cas, moins que Debussy car, lorsqu’il se penche vers l’un des schèmes formels les plus traditionnels, il en respecte généralement la structure essentielle. À cet égard, le Quatuor de Debussy, comparé à celui de Ravel, est beaucoup plus novateur. On a dit que Ravel était un classique. C’est juger là moins de sa technique que de son esprit. Ravel est classique en ce sens qu’il respecte profondément une tradition de rigueur, de clarté, et même de sagesse. S’il suffisait pour être novateur de faire ce que nul autre n’avait fait auparavant, bien d’autres musiciens que Ravel le seraient. S’il suffisait pour être classique ou «néo-classique» de copier des moules anciens sans chercher à y modeler des idées nouvelles, il suffirait, également, d’être bon élève. Mais Maurice Ravel n’est pas non plus un révolutionnaire: il affine, cisèle, aiguise le système tonal traditionnel sans vouloir lui trouver des prolongements radicaux. Il est, essentiellement, l’homme de la mesure.
Le jeu et la gageure
C’est Vladimir Jankélévitch qui, le premier, discerna, chez Ravel, ce goût prononcé pour la gageure, pour le pari, pour le jeu dont on invente soi-même les règles et que, par conséquent, on se doit de gagner. Mais peut-être ce jeu n’est-il que l’expression du paradoxe d’un esprit en qui coexistent une originalité certaine et des scrupules traditionalistes. À cet égard, nul mieux que Ravel n’illustre cette boutade d’Arnold Schönberg (d’un an son aîné): «Il y a encore beaucoup de bonne musique à écrire en ut majeur.» Mais, pour écrire, encore, de la bonne musique en ut majeur, il faut imaginer et résoudre les problèmes qu’une telle musique est susceptible de poser. C’est toujours Jankélévitch qui remarque quel prodigieux tour de force technique représente le fait d’écrire toute une pièce pour piano (Le Gibet , dans Gaspard de la nuit ) autour d’une pédale obstinée de si bémol. Il serait, par ailleurs, banal de rappeler qu’il s’agit encore d’un véritable défi aux possibilités instrumentales dans le fameux Concerto pour la main gauche (1931) à l’audition duquel un auditeur imparfaitement exercé reconnaît difficilement que le pianiste ne dispose que d’une seule main. Pari encore avec lui-même que cette Sonate pour violon et violoncelle (1922) dans laquelle l’extrême mobilité polyphonique supplée, sans qu’il y paraisse, aux impossibilités harmoniques de deux instruments dont la nature est foncièrement mélodique. Enfin, que dire de ce Boléro , qui est sans conteste son œuvre la plus célèbre, et cela, sans doute, à cause d’un absurde malentendu. Car, en effet, si le Boléro dut son succès à la répétition incantatoire d’une même ligne mélodique, le génie de son auteur réside en la variation perpétuelle de l’instrumentation et de l’orchestration qui, remplaçant les développements traditionnels, en font l’une des œuvres les plus originales du début du XXe siècle.
L’orchestre et l’instrument
Pour Ravel, le piano restera toujours l’instrument par excellence. Bien au-delà de tout ce qui s’était pratiqué avant lui, il innove, dans Jeux d’eau , une écriture pianistique qui rompt radicalement avec celle de Chopin ou de Liszt. C’est cette voie qu’il poursuit dans Miroirs (1906) et dans Gaspard de la nuit , dont la troisième pièce, Scarbo , est devenue l’un des morceaux de bravoure favoris des virtuoses. Mais s’il invente pour le piano, il rêve de sonorités à proprement parler inouïes, il rêve d’un orchestre neuf. «Il ne faut pas, disait-il à Maurice Delage, se contenter d’orchestrer des partitions de piano», et, toujours paradoxalement, il le fit fréquemment lui-même, soit avec ses propres œuvres (Alborada del Gracioso , Valses nobles et sentimentales , 1911; Le Tombeau de Couperin ; Ma Mère l’Oye ), soit avec celles des musiciens qu’il admirait (Les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, Sarabande et danse de Debussy, Le Menuet pompeux de Chabrier). Magnifiquement affirmé dès la Rhapsodie espagnole , son orchestre est à la fois un prolongement et une négation de celui de Berlioz. Un prolongement car il lui doit cette autonomie des timbres, ces dosages de sonorités, ces subtiles substitutions d’un instrument à un autre, qui donnent des couleurs si originales au fameux Boléro ; une négation parce que, contrairement à Berlioz, la couleur sonore, le timbre ne prévalent jamais, chez lui, sur la rectitude harmonique. Ce parfait technicien de l’écriture instrumentale était aussi un amoureux de l’écriture, de l’harmonie et du contrepoint.
Dans sa vie, Ravel fut aussi paradoxal que dans sa musique. Toujours élégant et même mondain, il aimait à vivre retiré. Ayant appartenu au groupe de ceux qui s’appelaient entre eux les «Apaches» (Léon-Paul Fargue, Tristan Klingsor, Michel Calvocoressi), il ne dédaignait pas de fréquenter le «grand monde», les endroits où l’on se montrait le plus volontiers conventionnel. Malgré la curiosité des critiques, nul ne parvint jamais à percer ce que fut sa vie privée. Maurice Ravel reste l’exemple le plus parfait du génie le plus sage et du révolutionnaire le plus conservateur.
Encyclopédie Universelle. 2012.