KRUSENSTJERNA (A. von)
KRUSENSTJERNA AGNES VON (1894-1940)
Grande dame de la haute société suédoise, révoltée et jugée scandaleuse en son temps, Agnes von Krusenstjerna, outre qu’elle laisse une œuvre romanesque importante, tristement ignorée en France, offre un remarquable exemple de ce que l’on est convenu d’appeler le radicalisme scandinave.
Née à Växsjö, dans le Småland, objet d’une éducation raffinée, elle découvre, jeune, que sa famille est marquée d’une «ombre noire», une maladie mentale héréditaire, et passe à la littérature pour conjurer les menaces et la hantise de ce monde double. Elle n’échappera pourtant pas pour autant à de graves crises de dépression nerveuse dont elle reviendra, partie en écrivant, après divers essais peu significatifs dans le goût post-romantique, une autobiographie voilée de son enfance, Tony (3 vol., 1922-1926), partie en suivant les conseils de son mari, le journaliste et psychanalyste David Sprengel, et en composant de longs romans où elle prétend dépeindre la réalité sans en négliger aucun aspect, ce qui provoquera en Suède de vives levées de boucliers. Elle revendique hautement les droits à la liberté totale de l’écrivain et de la femme, tant dans la description des aspects tabous (sexuels, mentaux) de la vie qu’en attaquant les idées reçues de la bourgeoisie. Ce seront les sept volumes des Demoiselles von Pahlen (1930-1935) et les quatre de Noblesse pauvre (1935-1938), qui constituent une excellente peinture du milieu aristocratique qu’elle connaissait si bien.
Son œuvre rend compte avant tout d’un déséquilibre fondamental entre le romantisme un peu mièvre d’une tradition feutrée et le réalisme brutal d’une actualité cruelle: la sincérité absolue à l’égard de soi-même en étant la loi, sa prose d’une merveilleuse limpidité, la plus belle peut-être que connaisse la littérature suédoise, s’entend admirablement à retracer l’affrontement douloureux d’une jeune femme avec le monde extérieur, l’amour physique et la mort: tel est le thème profond. Les résonances balzaciennes des Demoiselles von Pahlen vont de soi, dans ces conditions: description d’une société de classes nettement sentie comme telle, Hassliebe ou imprécations contre une conception close et tentaculaire de la famille fermée, possessive et tyrannique, mépris d’une religion officielle et d’une morale vides mais crispées sur leurs mots d’ordre et leurs faux-semblants, impitoyable mise à nu des malédictions internes et des failles de ce milieu voué à la dégénérescence et hanté par un enfer intérieur inavouable. On n’oublie pas plus Angela que Tony dans leur tragique confrontation à un destin méchant.
En revanche, l’aspect de rupture provocante avec les formes bourgeoises de l’existence (culte de l’aristocratie, foi chrétienne, morale des convenances) la pousse au système et justifie partiellement les rages de ses adversaires. Il était inévitable que la sexualité — vue ici avec une brutalité sinon un sadisme qu’il faut lire, en creux, comme une attente d’amour vrai — servît d’étendard à cette insurgée. L’amour est à la fois libérateur et destructeur: dans cette ambivalence s’inscrit le drame personnel d’un écrivain perpétuellement situé en porte-à-faux entre des idéaux impraticables parce qu’excessifs et une réalité prétendûment détestée mais peut-être choyée secrètement: «Nous ne nous libérons jamais, fait-elle dire à Tony Hastfehr (entendons: «trop de chaînes ataviques nous entravent»). Nous ne faisons que nous imaginer être libres.»
Le moyen de transcender cette cruelle antinomie, Agnes von Krusenstjerna l’a, sans doute, en bonne Suédoise, inconsciemment trouvé dans cette exaltation de la vie, de la nature, de la fécondité, le tout inclus dans la notion même de féminité, à laquelle la romancière prête une attention si constante. L’auteur, comme ses héroïnes, représente les forces féminines venues «des forêts vierges des temps primitifs». Une réminiscence rousseauiste, d’ailleurs consciente, dicte la louange à la fécondité, gage de vie, obstacle insurmontable pour la mort, seule véritable loi tellurique et quasi mystique. Il n’y a pas de pages plus poignantes que celles qui concluent les Demoiselles von Pahlen : enceintes l’une et l’autre, les deux héroïnes, toutes luttes abandonnées, toute dissection psychanalytique rejetée, attendent dans une ferveur comme extasiée l’éclosion de cette vie, en elles végétative encore, qui affirmera d’elle-même la nécessité de leur existence en même temps que la vanité de leurs angoisses. Par quoi Agnes von Krusenstjerna s’inscrit magistralement dans cette lignée des grands visionnaires suédois qui, de Swedenborg à Strindberg, de sainte Brigitte à Almqvist et Stagnelius, trouvent la réponse à tout problème dans une adoration extatique de l’immortelle vie.
Encyclopédie Universelle. 2012.